vendredi 18 décembre 2015

Soleils d'hiver

«17 décembre 1953
Heure du lever: 08h44
Vent nul, température douce (10°), soleil perdu derrière une masse de nuages lourds (on s'accroche parfois à l'espoir d'être pardonné. La peur est nouée au ventre et puis ce pardon se dessine au loin et le peu de lumière que l'on reçoit alors nous suffit, on déborde soudain de confiance.)

08 décembre 1967
Heure du lever: 08h36
Vent léger, froid piquant (3°), les rayons percent à travers des trouées dans les nuages (souvenirs de mes parents: ils étaient doux et gênés aux entournures, leurs mots ne venaient pas facilement mais leurs gestes étaient francs et en disaient tout autant.)

14 novembre 1972
Heure du lever: 08h01
Vent nul, température de saison (5°), soleil complètement masqué par un ciel gris, et bas (il y a comme ça des jours où les mots ne sont pas là et viennent entraver ce qu'il faudrait dire.)

27 décembre 1968
Heure du lever: 08h49
Bise piquante, froid sec (-1°), ciel limpide parcouru de nuages en filaments, soleil resplendissant (il faut voir, le matin, la joie ébouriffée de mon fils quand je viens le chercher; il attend debout dans son lit à barreaux et il rit, son visage est lumineux.)

12 décembre 1959
Heure du lever: 08h40
Vent par bourrasques chargées d'eau, température doucereuse (12°), lueurs du soleil qui se lève avec détermination derrière une pluie drue (c'est quand il se débat comme ça pour exister qu'il faut l'aimer le plus; je chante pour lui une chanson.)»

Extraits des relevés météorologiques d’Émile Carmin, agriculteur à Bouillon (vallée de la Semois)


Ça a pour but de faire du bien, ça se télécharge ici, et ça se compose ainsi:

01 Son coup fait rire
02 Moondog & the London Saxophonic - Tout suite nº1 in F major 1. Mov
03 Digable Planets - Black ego
04 Luiz Melodia - Pérola negra
05 Eduardo Mateo - De nosotros dos
06 Diabologum - Chanson bateau
07 Jeanne Moreau - Fille d'amour
08 Billy Nencioli - Tiens bonjour
09 Hayden - Wide eyes
10 Hallelujahs - 季節はずれのクリスマス
11 Madrid - Magree
12 Theódoros Angelópoulos
13 The Langley Schools Music Project - God only knows
14 The Innocence Mission - Song for Tom
15 The Magnetic Fields - Irma
16 Joanna Newsom - The fray
17 Vince Guaraldi Trio - Christmas time is here
18 Powerdove - Easter stories
19 Lucio Battisti - Umanamente uomo: il sogno

Le fascisme ne passera pas, mais les ordinateurs Dendron.



vendredi 11 décembre 2015

Vivre sa vie

Vivre sa vie n'est pas le film de Jean-Luc Godard qui jouit du plus grand prestige, ou de la plus grande reconnaissance (il n'est d'ailleurs toujours pas édité en DVD), mais pour d'obscures raisons c'est peut-être celui que nous préférons de lui. "Obscures" parce qu'on s'aperçoit alors qu'on est sur le point de s'y coller que c'est compliqué d'expliquer vraiment ce qui fait qu'il nous transporte à ce point. Mais essayons tout de même, en tentant de coller au plus près du film et de ses douze tableaux.


«Il faut se prêter aux autres et se donner à soi-même.»
C'est sur cette citation de Montaigne que s'ouvre Vivre sa vie; tantôt on n'est pas sûr de comprendre pourquoi, tantôt on se dit que le film entier est dans cette phrase, que c'est peut-être là la marche à suivre pour vivre sa vie.
Parce que c'est l'histoire de Nana, qui vivote comme elle peut avant de décider de se prostituer.
Ce faisant elle s'émancipe en décidant de ne plus se donner aux hommes; se donner aux hommes c'est peut-être toujours trop ("Ça m'énerve d'être amoureuse de toi", dit-elle à son amant du début du film, "il faut toujours te supplier."). En choisissant de se vendre à eux elle semble accéder à un degré supérieur de liberté. Parce qu'elle choisit et que c'est là toute la différence.


Sa liberté Nana ne la cherche pas en procédant par recours à des moyens; elle l'habite en considérant chaque chose comme une fin en soi, et ça donne lieu à un monologue qu'on peut assez aisément qualifier de très très beau:
«Moi je crois qu'on est toujours responsable de ce qu'on fait. Et libre. Je lève la main: je suis responsable. Je tourne la tête à droite: je suis responsable. Je suis malheureuse: je suis responsable. Je fume une cigarette: je suis responsable. Je ferme les yeux: je suis responsable. J'oublie que je suis responsable, mais je le suis...
Non c'est ce que je disais, vouloir s'évader c'est de la blague. Après tout, tout est beau. Y a qu'à s'intéresser aux choses et les trouver belles... Si! Après tout les choses sont comme elles sont, rien d'autre. Un message, c'est un message, des assiettes sont des assiettes, les hommes sont des hommes, et la vie... c'est la vie.»


Formellement, Godard atteint ici quelque chose de fortiche. Dans le film un personnage cite à un moment la rédaction d'une petite fille; ces phrases pourraient être une bonne présentation du travail auquel se livre le cinéaste:
«La poule est un animal qui se compose de l'extérieur et de l'intérieur. Si on enlève l'extérieur il reste l'intérieur. Et quand on enlève l'intérieur alors on voit l'âme.»
On tient là aussi bien la définition d'une approche bressonienne du cinéma qu'une description très honnête d'une poule, et c'est cette approche que semble suivre Godard: épuiser ce qui pourrait faire obstacle entre le spectateur et l'émotion, quitte à nous priver des repères formels classiques qui nous permettent d'ordinaire de nous y retrouver sans trop de peine quand on est face à l'écran. Des films, on a l'habitude d'en voir, mais a-t-on l'habitude de voir de l'âme sur pellicule?
(Et puis il y a la musique de Michel Legrand, au diapason: un thème de quelques mesures qui se répètent, s'interrompent, reprennent, et accompagnent et traduisent à la perfection la mélancolie du film, une sorte de tristesse battante et déterminée qui tire vers le haut.)


Godard tord son matériau cinématographique et nous fait entrer d'un pas mal assuré dans son édifice.
Alors on trébuche mais on ne tombe pas,
on vacille d'un côté vers l'autre et ça fait comme une danse qui grise, parce que
c'est toujours plus exaltant d'avancer quand on ne voit pas vraiment vers quoi l'on va.


Dans cette forme libre Godard se livre, le temps d'un tableau, à un exercice de montage virtuose: tandis qu'en voix off son souteneur répond d'un ton monocorde et de manière très technique aux questions de Nana sur le métier de prostituée, des images s'enchaînent avec un sens du rythme impressionnant pour venir illustrer par le concret cette présentation.
Plus tard Nana cherchera une de ses collègues parmi les chambres de l'hôtel de passe où elle travaille, et chaque porte s'ouvrira sur une sorte de tableau vivant où la prostituée est présentée comme un modèle artistique.
De la sorte Godard met immédiatement à distance le potentiel sordide qu'il peut y avoir à représenter le cadre dans lequel évolue Nana: le travail esthétique auquel il soumet le sujet le détache de sa nature première pour en faire un matériau en soi. Ce faisant, Godard rappelle que derière son statut de grand manitou expérimentateur il est aussi et peut-être surtout l'héritier le plus immédiat des grands romanciers du XIXème siècle, de leur envie d'embrasser le monde dans un geste créateur, de traduire d'un même mot la réalité objective et le point de vue sur elle portée. Comme eux, mais avec ses propres outils, Godard cherche à plier son art à une discipline qui serait le juste miroir déformant d'un temps observé par un regard1.


Il ne faudra donc pas chercher la littérature au sens propre dans le film, c'est même une phrase au sens contraire qui revient deux fois dans la bouche de Nana:
«Plus on parle, plus les mots ne veulent rien dire.»
Mais cette question des mots donne lieu à une scène qui comble le dedans du cœur et de l'esprit au cours de laquelle Nana se trouve à faire "de la philosophie sans le savoir" avec le philosophe Brice Parain (le grand, le doux, le beau Brice Parain dont on ne conseillera jamais assez la lecture de Petite métaphysique de la parole), qui apporte une réponse mariant réflexion et poésie à ce désir que l'on sent parfois au fond de soi de se débarrasser du langage:
«On peut pas vivre sans parler... Oui ça serait beau... Ça serait beau hein... C'est comme si on s'aimerait plus... Seulement c'est pas possible.»


D'ailleurs des mots, des mots, on a beau eu essayer on n'a pas pu faire autrement que s'empêtrer ici dans des mots sans pouvoir dire vraiment ce qui fait que Vivre sa vie nous touche à un tel point. Alors essayons d'être plus direct: c'est surtout un film terriblement émouvant porté par l'amour de Godard pour Anna Karina.
Il y a une scène au cours de laquelle l'amant de Nana (interprété par Peter Kassovitz mais dont la voix est celle de Godard) lui lit le Portrait ovale d'Edgar Allan Poe. Et la voix de Godard s'adresse au personnage joué par Karina et lui dit:
«C'est notre histoire, un peintre qui fait le portrait de sa femme. Tu veux que je continue?»

Elle répond oui.


Dans le récit de Poe le peintre finit par aimer le portrait qu'il fait de sa femme plus que sa femme elle-même, et ce portrait l'obsède tellement qu'il laisse sa femme mourir. Il y a alors au cœur de ce film une sorte de déclaration d'amour inquiète mais entière, et si le fait d'avoir cherché à en parler a finalement eu tendance à nous faire prendre conscience du manque de clarté des raisons pour lesquelles nous aimons Vivre sa vie il n'en reste pas moins ceci, que nous emportons partout avec nous: ce film suscite en nous un amour inconditionnel et inexpliqué.

(Oui, on ne sait pas vraiment dire pourquoi et c'est sans importance. Ce qui compte c'est ce qu'il fait vibrer en nous de sensible et ce qu'il crée pour nous de beau. C'est la musique silencieuse qu'il fait naître et qui nous remplit; le reste n'est que littérature.)


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1. Ses références directes à cette littérature n'en sont que plus puissantes; voir à ce sujet le court-métrage qu'il réalisa en hommage à Eric Rohmer, qui reste un des gestes artistiques les plus émouvants de notre siècle.

jeudi 12 novembre 2015

Mayo Thompson - Dear Betty baby




Ma Betty chérie, nous sommes quelque part entourés d'eau et il fait noir. Nous n'avons rien vu d'autre que nous depuis des jours, des semaines, et cette nuit au loin vers l'avant des lumières brillent. Certains les voient rouges, d'autres bleues. Nous allons vers elles, ou peut-être qu'elles nous attirent, et nous ne savons pas si nous les rejoindrons ou si le jour se lèvera avant et nous laissera à nouveau face à rien. Il n'y a peut-être rien. Il n'y a jamais eu aucun signe de quoi que ce soit sur les vagues, pourquoi soudain quelque chose apparaîtrait?

("Tu as l'intention de rester longtemps en mer?" m'avait demandé le capitaine. "Non Monsieur", j'avais répondu, "pas moi." Il n'avait pas réagi. "Et le si le bateau prend l'eau?", il avait ajouté. Bah... 
Le mieux c'est encore de ne pas y penser.)

On s'habitue vite à l'endroit où on vit; la dernière fois que je suis descendu à terre je ne reconnaissais plus mes jambes ni les pas qu'elles faisaient. Il y avait trop d'espace pour mes mouvements, pas assez pour mes yeux. Tout ce que je ressentais en regardant autour c'était le poids du passé accumulé, et moi au bout de la chaîne qui ne savait pas quoi faire de tout ça. Comme si tout ce qu'il y a dans le dur et dans le vent me disait "C'est pour toi que nous sommes là." et moi je n'en demandais pas tant. D'ailleurs je ne demande jamais rien à personne.
Ça m'a fait mal à la gorge que pour que moi je sois vivant, il ait fallu qu'un nombre incalculable de gens soient morts. Pour que je fasse mes lacets, pour que j'achète un sandwich... Des centaines de milliers de kilos de poussière sous mes pieds et dans l'air. Et moi au bout, avec ma chemise froissée et mes cheveux collés par la sueur, qui ne fais pas grand chose au bout du compte.

Je pensais à ça parce qu'il y avait quelque part une porte grande ouverte, et devant des gens qui se parlaient vraiment, qui s'embrassaient. Je suis entré, c'était une grande salle avec au bout de hautes bougies allumées autour d'un cercueil. Je ne l'ai pas vu tout de suite, mais par une trouée qui s'est faite entre les gens qui se pressaient calmement autour. On n'entendait pas grand chose à part le bruit des respirations, des paroles chuchotées, du claquement des bras dans le dos de ceux qui se consolaient entre eux. Je me suis approché autant qu'il m'a paru raisonnable de le faire. J'avais peur que quelqu'un me demande qui j'étais, ou qui était le mort pour moi.
Je me suis assis un peu à l'écart du halo des bougies et j'ai attendu là. Dehors c'était la nuit et l'air était étouffant, ici on respirait mieux. Petit à petit sans m'en rendre compte je me suis endormi. Comme si j'étais un bébé et que le mort à quelques mètres de moi était venu me chuchoter "Laisse-toi aller, mon petit gars, tu es en sécurité ici, je monte la garde et ceux qui t'empêchent de dormir je ne les laisserai pas approcher."

À présent ces lumières au loin et moi qui t'écris parce que je ne sais pas quoi faire d'autre. Parce que tout ça ne me fait rien. L'horizon vide sans signal de quoi que ce soit au loin, ça me va. Aller nulle part, ça me va.
Toi tu es en train de dormir, de travailler, de manger, de lire le journal, de laver tes cheveux, et j'imagine que parfois tu dois penser à moi mais au fond je n'en sais rien. Peut-être qu'il a suffi de quelques jours pour que tu ne remarques plus mon absence. Il y a bien des choses qui remplissent le vide que je laisse, d'autres personnes à aimer et de qui se faire aimer. Ou peut-être que quand tu n'es pas à côté de moi tu n'existes pas, et que rien de moi n'existe pour toi quand je ne suis pas là. J'ai des souvenirs, et le reste c'est des histoires de toi que je me raconte; tantôt elles me font sourire tantôt elle me tordent le ventre, j'ai comme une boule qui s'y serre alors et parfois je me dis que c'est de la mort qui s'installe. Parfois je me dis que je suis trop con. 

Le capitaine n'en mène pas large alors les marins ne savent pas quoi faire. Moi je laisse mes idées naviguer entre ces lumières au loin et ce que j'ai dans la tête. Pour l'instant ce sont deux choses bien distinctes mais si ça devait se rencontrer alors plus rien n'aurait d'importance. Tout peut advenir, j'ai passé mon temps à être dedans la vie et c'est la seule chose que je sais à peu près faire. »


vendredi 6 novembre 2015

Loin des Hommes

Voici ce qui se passe: on revoit Loin des hommes, on est une nouvelle fois admiratif et ému devant ce film, et l'on se dit qu'il n'a pas été traité à sa juste valeur, et qu'en quelque sorte la rencontre avec le public qu'il méritait n'a pas eu lieu. Mais à mesure que l'on réfléchit à ce qui fait la grande qualité de ce film on se coltine bien des questions sur un sujet qu'on a au fond trop peu abordé par ici alors qu'il est fondamental: le cinéma populaire. Donc, ce qu'on va faire: d'abord chanter les louanges de Loin des hommes et puis développer, en guise de pousse-café, les questions que ce film a fait naître en nous en ce qui concerne la nature, le sort et l'avenir du cinéma populaire.


Parce que c'est très chiant de voir un cinéaste et l'équipe avec laquelle il travaille se donner du mal pour faire un film dans un grand souci de qualité et d'honnêteté sans recevoir en retour l'attention qu'il mérite; et c'est exactement ce qui se produit avec Loin des hommes, de David Oelhoffen.
Ce film, librement adapté de nouvelles d'Albert Camus, est bâti sur un récit d'une grande lisibilité: Daru (Viggo Mortensen, sobrement parfait) est instituteur dans une école perdue au milieu de l'Atlas saharien. Il transmet son savoir à ses élèves, distribue le grain et le pain à la fin de la journée, et mène ainsi une vie calme et simple à l'écart du monde. Seulement nous sommes en 1954, la guerre commence à pointer le bout de son nez, Daru est français, et va venir un moment où il faudra bien se frotter à la réalité. Ce contact se produit via l'irruption de Mohamed (Reda Kateb, et son art prodigieux de tout exprimer en semblant ne rien faire), un paysan qui a tué son cousin et que Daru se trouve contraint d'escorter jusqu'à la ville où se tiendra son procès et sa très probable exécution.


Première chose: avec un récit de ce genre on pourrait craindre des grandes leçons de vie et de pseudo-philosophie humaniste sur fond d'envolées lyriques bas-de-gamme. Oelhoffen évite cet écueil avec la grâce du torero. Ce souci d'exigence est par exemple bien incarné par le choix de la musique puisqu'elle est confiée à Nick Cave et Warren Ellis, auxquels on peut assez sûrement faire confiance pour ne pas tomber dans la violonnade gratuite. Cette défiance vis-à-vis de la facilité est à l'image des partis-pris qui donnent au film son caractère d'ensemble.
Parce que s'il n'y avait qu'un enseignement à tirer du travail réalisé par Oelhoffen pour Loin des hommes, ce serait celui-ci: quand on se donne du mal et que l'on tient vraiment au récit que l'on mène, des sentiments ou des propos qui pourraient dériver vers des scènes gênantes de fausseté et de facilité pour peu qu'elles soient confiées à des tâcherons donnent naissance, comme c'est le cas ici, à quelque chose de profondément humain, à une émotion juste et habitée.


D'autre part, ce qui donne au film sa puissance c'est aussi le travail subtil autour des rapports humains qui finissent par unir les personnages. Placés malgré eux dans une situation inégale de gardien et de prisonnier, leur rapport évolue à mesure qu'ils se trouvent amenés à s'apercevoir qu'ils sont tous deux du mauvais côté de la barrière, parce que c'est la guerre et qu'ils ne sont pas combattants. Le récit se charge alors de les amener à se trouver de plus en plus égaux et démunis, tête nue et désarmés face au monde.
Et c'est précisément là que se joue un autre point capital dans la qualité du film, ce rapport au monde au sens large. Oelhoffen a expliqué que s'il avait intitulé son film Loin des hommes, et non pas l'Hôte comme la nouvelle ayant constitué la source principal de ce dernier, c'était pour signifier la situation initiale de Daru, volontairement coupé du monde et, en quelque sorte, souverain en son petit royaume. Avec l'arrivée de Mohamed et la sortie forcée de ce royaume, Daru va devoir quitter cet espace privilégié où rien ne vient troubler sa tranquillité d'homme détenteur du savoir qui, malgré son respect et son attachement pour ses élèves, ne remet pas en cause le système colonial. Il va lui falloir aller chez les hommes, se frotter à leur réalité pour accéder à une prise de conscience (jamais soulignée à l'écran mais mise en acte, ce qui est toujours mieux).


Mais nous ne nous attachons pour l'instant que sur le fond du film, alors qu'il y a beaucoup à dire sur sa forme. On pourrait faire simple en disant que quand on voit un film qui respire, on se rend tout de suite compte de la différence. Bien sûr Oelhoffen peut s'appuyer sur des paysages d'une grande beauté, mais il ne suffit pas de simplement filmer de beaux paysages pour rendre justice à leur caractère, il faut aussi savoir les regarder, et le maître d’œuvre en est ici capable. Il sait aussi laisser à ses acteurs l'espace dont ils ont besoin pour donner toute leur épaisseur aux personnages qu'ils incarnent. Et quand vient le moment de laisser en suspens le récit humain pour se confronter à la réalité de la guerre, Oelhoffen le fait avec une sobriété et un sens de la justesse remarquable en montrant la violence de la chose telle qu'elle est, sans doute: on ne voit pas d'où elle vient, elle fait du bruit, du sang, et de la poussière.
Quand plus tard il s'agit de filmer les corps dans le contexte opposé, à l'occasion d'un détour par un bordel, Oelhoffen parvient à capter tout ce qui peut exister de sentiments contradictoires autour du désir. L'angoisse, la sensualité, et puis une forme de tendresse rendue presque mystique par la grâce d'un travail de la lumière et du cadre qui, tout en étant au plus près des corps, les traite avec une considération et une pudeur très émouvantes.


La maîtrise dont fait preuve Oelhoffen avec ce film nous mène également à réfléchir à ce sur quoi repose précisément la qualité au long cours du travail d'un "artiste" (terme trop flou, mais ça sonne mieux que "travailleur culturel"). Parce que voilà: Nos retrouvailles, le premier long-métrage d'Oelhoffen, ne nous avait pas paru convaincant. Trop terne, trop marqué par une sorte de label "qualité française du film noir" où, en avançant un souci de sobriété et de sécheresse, on finit par donner naissance à un film inhabité (et puis traiter le conflit filial sous l'angle du film noir, on ne le répétera jamais assez, c'est se confronter au maître-étalon absolu et jusqu'ici indétrônable qu'est J'irai au paradis car l'enfer est ici).
Plus tard Oelhoffen a écrit le scénario (encore une fois un poil trop sous influence du label nouveau film policier français) de l'Affaire SK1, réalisé par Frédéric Tellier; peut-être mal servi par une réalisation assez peu inspirée et des acteurs laissés à eux-mêmes (ce qui fonctionne bien pour Michel Vuillermoz, Adama Niane ou Olivier Gourmet, beaucoup moins bien pour d'autres), le film manquait là encore de poids et de souffle.
Qu'est-ce qui fait alors que soudain Oelhoffen fait preuve d'un sens certain de la mise-en-scène, de l'écriture, et du travail avec les acteurs1? Loin des hommes nous mène à penser qu'en vérité c'est l’œuvre qui fait l'artiste, et pas l'inverse. En se confrontant à un projet d'une ampleur et d'une profondeur supérieures à celles que l'on aurait pensées à sa mesure, Oelhoffen a pris un risque, et s'est révélé digne capitaine du bateau. Il lui a fallu se confronter à l'exigence de ce projet pour éprouver ses capacités et faire ses preuves.


Finalement, c'est peut-être ce parcours suivi à contrecœur dans le film par Daru qui pourrait se rapprocher le plus du travail effectué par Oelhoffen: sortir de son terrain connu, loin des hommes et du monde, aller se confronter à ce qui effraye ou rebute, et en sortir grandi. Par la grâce de ce geste que rien n'oblige dans la production cinématographique, par cette volonté d'aller chercher un ailleurs et d'y emmener le spectateur, Oelhoffen parvient à réaliser un film d'une ampleur, d'une profondeur et d'une humanité qui servent le spectateur. On sort de là avec le sentiment d'avoir été pris en considération et traité d'égal à égal, en adulte serait-on tenté de dire. C'est rare, et ce sentiment gratifiant s'ajoute à la satisfaction immédiate d'avoir vu un beau film, un vrai beau film, ce qui est rare aussi. C'est pourquoi Loin des hommes mérite mieux que le peu d'intérêt qui lui a été accordé. On manque trop de cinéma humain et délicat pour pouvoir se détourner de lui quand il se présente à nous.





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Et alors le parcours suivi par Daru et par Oelhoffen évoqué plus haut est aussi celui qui nous semble donner à Loin des hommes les qualités d'un film populaire, notion dont il nous semble important de parler à présent. Ce film aurait pu choisir, dans son fond comme dans sa forme, de rester perché sur sa montagne et de parler aux quelques uns qui auraient eu le loisir ou l'envie de s'y aventurer, plus ou moins par hasard. Mais en vérité il semble avoir pour but et pour raison d'être de se rapprocher des hommes (au sens d'humains, ça va sans dire).

On a pris la mauvaise habitude de traiter le cinéma populaire à la va-vite. Quand un film populaire est particulièrement réussi on ressort cette expression chiatique et fruit d'une absence totale de réflexion qu'est "c'est du cinéma populaire au sens noble du terme". Prise au mot, cette expression révèle sa nullité en essayant de mettre dans un même panier deux réalités historiquement opposées: le peuple et la noblesse. Ça peut paraître tiré par les cheveux mais il faut interroger les expressions toutes-faites parce que ce sont elles qui révèlent le fond de notre âme; celle-là signifie surtout que la seule manière de rendre ce qui vient du peuple acceptable ou digne de considération, c'est de lui reconnaître des qualités qui se conformeraient aux normes (conçues comme naturellement supérieures) posées par la noblesse. C'est donc considérer une forme d'expression "populaire" comme étant par essence triviale et indigne d'intérêt et ça, ça sent la haine de soi, et ça pue de la fesse.

Le problème c'est que cette expression (et la conception des choses qu'elle trahit) semble avoir été acceptée et perpétuée sans que jamais rien ne vienne la remettre en cause. De là vient, peut-être, la conflit intérieur qui entrave notamment le cinéma français, né grand spectacle populaire (chez Lumière comme chez Méliès, il serait temps là aussi d'arrêter d'opposer les deux dans un débat stérile et dépassé) puis progressivement célébré pour ses qualités de cinéma d'auteur, au détriment (par bêtise et par manque de vigilance) de ses aspirations et de ses capacités à être populaire. Or les meilleurs films français que nous ayons vus ces derniers temps2 étaient porteurs de ces soucis d'exigence, de sincérité et de considération qui sont la marque des grands films populaires.

Il ne s'agit bien sûr pas d'opposer cinéma populaire et cinéma d'auteur, au contraire, on crève de cette opposition. Ce qu'il s'agit d'opposer au cinéma populaire, c'est le cinéma de masse; un cinéma calibré et aseptisé par calcul dans le but de se conformer dans son essence même aux normes d'un divertissement admis et validé par l'esprit du temps (même si parler d'"esprit" dans ce cas…), nourrissant ainsi la perpétuation de ces normes dans une logique de plaie et de couteau incarnés en une seule et même réalité. Il s'agit de conforter le spectateur dans des habitudes esthétiques, morales et intellectuelles qui lui ont été imposées à coup de matraquage médiatique pour lui dire en somme qu'il a raison d'être dans ses pantoufles et de trouver que les autres c'est tous des cons.
Le cinéma populaire c'est l'inverse: il travaille d'arrache-pied pour inviter le spectateur à entrer dans un récit (où récit = histoire + point de vue) qui n'a pas été conçu pour lui mais qui a été conçu avec le souci de lui, et ça ça change tout. Le cinéma populaire c'est un acte de foi construit sur de la rigueur. C'est un travail consistant à vouloir exprimer quelque chose sans limiter cette expression aux frontières des représentations qui habitent leur auteur, dans l'espoir que le spectateur à son tour acceptera de se défaire de ses habitudes pour entrer dans cet espace autre. C'est sortir de soi pour rester soi tout en étant avec les autres, et ça doit être infiniment compliqué à faire.

Au cours d'une scène de Loin des hommes, Daru tue accidentellement un homme et, plutôt que de prendre sur lui la responsabilité malheureuse de cet acte, il la rejette sur Mohamed en lui criant « Il est mort parce que t'as pas de courage! » On serait tenté de reprendre cette formule pour reprocher aux cinéastes qui ont la capacité de proposer un cinéma populaire au public de ne pas le faire et de laisser stagner ce cinéma, par manque d'exigence, par trop grand souci de rester dans leur zone de confort. Ce faisant, en suivant la situation du film évoquée, on essayerait aussi de passer sous silence notre responsabilité en tant que public (selon la platitude consistant à remarquer que si personne ne s'y intéressait, le cinéma de masse n'existerait pas).

Mais on est aussi tenté de sentir dans le vent quelque chose comme un désir, qui prend son temps mais qui tout de même arrive. Si l'on se concentre sur le cinéma français, ce désir d'allier, pour faire simple, romanesque et personnel, se traduit de bien des manières différentes.
Il se retrouve par exemple dans Trois souvenirs de ma jeunesse de Desplechin, qui parvient dans certains passages de ce film à allier à la perfection la singularité de son regard avec un esprit d'aventure carrément emballant.
Il se retrouve aussi dans l'envie profonde et l'ambition presque folle qu'a ce grand cinéaste trop ignoré qu'est Rabah Ameur Zaïmèche de se confronter au récit historique avec les maigres moyens de franc-tireur dont il dispose, mais que l'on oublie tant ces questions matérielles sont balayées par le souffle cinématographique qui porte ses films (on reste ému en pensant à cette scène finale des Chants de Mandrin au cours de laquelle le réalisateur semble unir à l'écran son récit et son geste cinématographique en une sorte d'explosion de joie).
Ce désir se retrouve encore chez Arnaud des Pallières, dont le magnifique brillant serpent musclé Michael Kohlhaas partage d'ailleurs avec le film d'Oelhoffen plusieurs points communs dans son souci d'ampleur et d'ouverture au monde. Autant d'exemples glanés çà et là (et d'autres qui ne nous viennent pas à l'esprit ou que nous ne connaissons pas encore) qui nous font espérer que malgré leurs succès trop relatifs ces films sont signes d'un mouvement et feront école pour ouvrir la voie à quelque chose d'aventureux et de lyriquement incarné dans le cinéma français à venir. Pas par esprit cocardier ; ce souhait concerne en fait le cinéma au sens large, et ces dernières années cet espoir s'est aussi incarné dans Tabou de Miguel Gomes, Drive de Nicolas Winding Refn, ou bien évidemment Mad Max : Fury road de George Miller. Mais parce que, et pardon pour l'évidence, l'art créé dans un contexte donné tend un miroir à ce contexte, et qu'on aimerait bien rire de se voir si belle en ce miroir, si possible sans que ce soit l'effet d'une duperie du diable.





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1 Preuve de ce dernier point, le fait qu'en une apparition de deux minutes Nicolas Giraud (qui a bien sûr du également progresser de son côté) marque ici beaucoup plus durablement le spectateur qu'en une heure et demie de Nos retrouvailles.
2 On pense ici notamment à la Peur de Damien Odoul ; un film qui nous semble être le (seul?) vrai grand film que l'on n'osait plus attendre sur la première guerre mondiale et qui, putain, est par moments au moins aussi fort qu'Apocalypse now, mais qui a sans doute souffert à tous ses stades de production et d'exploitation du manque de confiance dans le fait que sa vocation était de rencontrer le public.

vendredi 18 septembre 2015

Cock O'Rico

"Nous tenons pour vérité première que l'acte sexuel est une expérience sensorielle au-delà de tout, dont les émotions et les ressentis ne sauraient être traduits par quelque discours que ce soit.
Nous en déduisons dès lors que tout discours honnête sur le sexe étant par essence vain, ceux qui s'y prêtent n'ont d'autre but qu'une forme de mise en scène impudique équivalant ou aboutissant à la promotion de soi, ce qui est un dévoiement majeur de l'outil discursif.
Cependant, nous reconnaissons une exception à cette règle: le discours esthétique ou esthétisé seul nous paraît viable dans la rencontre entre le verbe et le sexe."

Introduction du colloque "Zizi panpan - Panpan zizi" édité aux Presses Universitaires de Clermont-Ferrand


La chose se télécharge ici (ou quand le premier hébergeur fait du boudin) et se déroule comme suit:

01 C'est que ça pose question...
02 Clément  Janequin - Or vien çà (Ensemble Clément Janequin)
03 Pierre Vassiliu - En vadrouille à Montpellier
04 Bertrand Burgalat - Gris métal
05 Jean-Luc le Ténia - Sur la pointe
06 Bastien Lallemant - Petit
07 Katerine - Excuse-moi
08 Flegmatic - Anniversaire
09 Gontard! - Dinorah
10 Kat Onoma - La chambre
11 Arlt - Une sauterelle (dessinée par un fou)
12 Aquaserge - Je viens
13 Christophe Bier - Extrait de "la Femme aux chiens", de l'Érotin (avec Jean-Baptiste Thoret au piano)
14 Aquaserge - Je viens (reprise)
15 James Noël - Bon nouvèl

Bonne rentrée.


dimanche 30 août 2015

Tom Waits - « Hoist that rag »


Ouverture: un cognement sourd, comme les coups d'un prisonnier sur les portes de son cachot; et puis un secouement plus régulier, le prisonnier agite une boîte en fer dans laquelle il y a ce qu'il lui reste de souvenirs rouillés. Dans la cellule d'à côté un squelette danse un twist saccadé, ses os s'entrechoquent. La guitare arrive pour éclairer la scène à la lueur d'un flambeau dont les charpies s'éparpillent au sol en feux follets. Pour l'instant on est dans la cale.

« Nous on enfonce nos doigts dans le sol, et ho! hisse!, on retourne le monde. »

La voix de Tom Waits il faudrait inventer des mots pour pouvoir en parler vraiment. Enfin un dictionnaire plutôt. On fera avec ce qu'on a: dans les couplets c'est un peu le prêche pour une flopée de marins abrutis qui auraient pris la mer par peur du démon. « Dieu a fait de moi son marteau, les gars, pour battre son tambour épuisé ». Quand arrive le refrain, « Hissez-moi ce haillon ! », ça devient un aboiement. Le prêtre enlève son masque: en fait c'est lui le diable.

La guitare, c'est Marc Ribot, et le solo qu'il livre ici justifie à lui seul l'invention des doigts. Avant même ce passage il y a ce jeu qui choisit de faire sonner certaines notes et de donner une vague impression des autres: il y a ce qu'on voit, et il y a l'armée d'ombres cachées derrière. Une sorte de groove un peu ficelle: un temps au grand jour, trois temps en cachette, tu voudrais t'en aller quand la guitare commence à gronder que tu t'apercevrais soudain qu'on a volé tes pieds.

« Voilà la cloche fêlée qui sonne pour accompagner le chant des oiseaux morts et les suppliques des dieux. »

Et puis le solo. Marc Ribot joue assis et ça change tout. Un guitariste debout qui se lance dans un monologue ça cherche à se tendre vers les horizons célestes et à se voir pousser des ailes. Ce qui intéresse Ribot c'est la terre sous ses pieds, et la terre sous cette terre. Il creuse avec une virtuosité aux pieds ancrés dans le sol jusqu'à atteindre la vérité de la chose, un cœur noir qui émet des lueurs, un muscle battant et nerveux. Le groove s'installe progressivement, c'est un vieux groove sec comme un coup de trique qui a grandi dans des plaines désertiques et qui use sa voix éraillée à chanter pour des fantômes dans les cathédrales qu'il a édifiée à l'intérieur de mines d'or abandonnées. Ça commence à moitié en sourdine et puis ça réveille la lave.

Alors « Hoist that rag » est un bateau et la mer est en feu. Et ça mon ami c'est païen.

mercredi 19 août 2015

José Mário Branco - "Mudam-se os tempos, mudam-se as vontades"

Il y a d'abord le bruit d'un train, l'annonce de l'arrivée du Sud-Express en gare d'Austerlitz, et puis les voix de voyageurs venus d'Espagne, du Portugal. C'est 1971, c'est les dictatures, et ces voix sont comme les échos des pays et des passés dont il a fallu, pour bon nombre, s'exiler. Jusqu'à quand... C'est incertain, et la mélancolie de cette « Abertura » le raconte bien.


C'est 1971 et José Mário Branco a quitté le Portugal pour Paris depuis huit ans déjà quand il enregistre son premier véritable album, "Mudam-se os tempos, mudam-se as vontades" (grosso modo "Changent les temps, changent les désirs"), vers extrait d'un sonnet du poète national portugais, Luís de Camões. La mise en musique de ce poème conclut l'album, comme un ancrage final dans l'imaginaire portugais éternel alors que le disque commence par son contraire, l'entrée en exil.
Mais il faudrait voir à ne pas se fourvoyer quant à la valeur de la chose, qui dépasse de loin le simple témoignage d'un homme loin de chez lui. Si "Mudam-se os tempos, mudam-se as vontades" marque durablement, c'est parce que ses dix chansons sont façonnées par la colère et par un désir de libération par le changement. Ces sentiments s'expriment par une sorte de poussée ascendante vers une musique qui dépasse toute question de tradition ou de folklore, tout en embrassant ces styles. Oui bon c'est un peu le bordel mais attendez vous allez voir.


Après l' « Abertura » toute en mélancolie surgit « Cantiga pada pedir dois tostões » avec sa ligne de basse nerveuse et son désir de faire soudain entrer la chanson dans un tempo et des sonorités qui lui sont étrangers, voire potentiellement dangereux. On sent l'effort qu'il y a à se plier à ce rythme, une volonté de se faire violence et de faire violence à son art. Les voix visent l'aigu alors qu'elles ne sont pas taillées pour, on sent que ça tire sur les cordes vocales mais ça prend, ça sonne étrangement mais ça prend, et l'effet est saisissant. Ça se bat contre soi jusque dans cette mesure où le tambourin qui marque un rythme soutenu s'arrête comme pour reprendre son souffle, puis repartir à l'assaut de ce bizarre édifice de chanson. Il y a là-dedans une tension, une détermination de dompteur contraire qui chercherait à ranimer la flamme sauvage chez un animal domestiqué.

Si certains actes d'allégeances sont faits à des courants musicaux classiques (la folk d'inspiration médiévale dans « Cantiga de fogo e da guerra » par exemple), l'album est en même temps construit sur un souci constant d'évolution. A l'écoute de cette chanson on s'aperçoit par exemple qu'elle convoque des tournures et des sonorités anciennes mais est toute entière tournée vers ce qui vient, de la même manière que cet album qui, via son titre, s'ancre dans une poésie médiévale pour mieux en appeler au changement. Chaque détail compte et José Mário Branco cherche à lancer des ponts entre ce que l'on ne songerait pas à rapprocher .

Musicalement il fait la même chose; ainsi dans « O charlatão » voit-on une pompe de guitare très classique se faire soudain bousculer par l'irruption d'un piano électrique assez agressif et d'un violon désaccordé. On pensait entrer en terrain connu, et voilà qu'on ne sait plus très bien où on met les pieds. C'est globalement cette tension entre la chanson populaire et la volonté d'inscrire cette dernière dans l'époque d'expérimentation à laquelle elle naît qui donne sa couleur si particulière à cet album. Branco s'inscrit à la fois dans une tradition et dans une volonté de la dépasser, c'est un chanteur populaire qui se saisit de son art pour le faire sortir de son trou et l'exposer au risque.
On entre là dans quelque chose d'assez fascinant: même s'il ne date "que" de 1971, "Mudam-se os tempos, mudam-se as vontades" prend pleinement acte de l'importance à venir des musiques répétitives1 et électroniques. Branco mêle à ces styles un fond traditionnel, ou habituel, et s'efforce de faire marcher ensemble ces courants que tout est censé séparer. Il y a presque du politique là-dedans : renvoyer dos-à-dos l'ancien et le contemporain (voire ce qui se profile au loin), c'est s'assurer la désunion du peuple et un climat conflictuel dans lequel aucun mouvement contestataire d'envergure ne pourra se construire. Chercher au contraire à les unir dans un même mouvement créatif comme Branco le fait, c'est se préparer des matins glorieux2.

L'album est parcouru de moments de grâce bourrue, qu'il s'agisse de gestes parfaitement exécutés, y compris dans leur fragilité et leur maladresse, ou de sortes d'élans massifs et lyriques vers une forme d'inconnu. A ce rayon on retiendra « Perfilados de Medo », qui part d'un pas pesant et solidement ancré dans la terre avant de se laisser peu à peu parasiter puis détourner de son cours par d'étranges éléments sonores ayant trait, une fois encore, à la musique électronique, voire carrément expérimentale. Le pas de deux initial devient une sorte d'errance intérieure et l'imaginaire de l'auditeur est amené à se perdre dans la musique comme Branco lui-même, dont la voix s'efface progressivement tandis que se poursuit ce nœud de sonorités. C'est une démarche audacieuse et rare que de pousser une chanson sur ce terrain incertain, de chercher à l'y perdre et, peut-être, à s'y perdre aussi. Branco, derrière ses moustaches, sa guitare en bois et sa voix de papa, se révèle progressivement être un flibustier en quête de tempêtes.

"Mudam-se os tempos, mudam-se as vontades" est donc un album d'une beauté brute, un peu sauvage. Il est profondément ancré dans un contexte, une époque et un combat, mais comme il est réussi il en devient intemporel et universel. Il évolue au hasard des courants, de la tristesse, de la colère, mais aussi de l'espoir qu'incarnent les audaces musicales de Branco et le changement qu'elles annoncent.
"Le temps couvre le sol d’un vert manteau
Après l’avoir couvert de neige froide,
Et change en pleurs la douceur de mon chant.

Et non content de changer chaque jour,
Changeant ainsi il nous surprend encore,
Car il ne change plus comme il faisait jadis."



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1 Même si celles-ci étaient déjà au cœur de bon nombre de musiques folkloriques européennes, mais c'est un autre débat.
2Soit dit en passant c'est José Mário Branco qui arrangera « Grândola, vila morena », la chanson de Zeca Afonso qui, diffusée à la radio en pleine nuit du 25 avril 1974, annoncera au peuple portugais que la révolution est en marche.

mercredi 5 août 2015

Kazumasa Hashimoto

Voilà cinq ans qu'on est sans nouvelles de Kazumasa Hashimoto. Pas même une carte postale. C'est pas qu'on s'inquiète mais tout de même, on ne serait pas contre un petit signe de vie parce que sa musique nous est assez aimable aux oreilles.


Dans son premier album Yupi il y avait des morceaux qui avaient des allures de progression à travers une forêt impénétrable, où tout était entouré de mystère, avec l'angoisse pas très loin mais aussi une sorte de confiance en la lumière au-dessus de la canopée. Il y avait un sens de la construction qui prend son temps, et se révélait un musicien qui sait où il va, quitte à déboussoler. Par la suite la musique d'Hashimoto est sortie du bois, sans se perdre pour autant.


Quand on prend un train de jour ensoleillé, on s’assoit à la fenêtre et on ferme les yeux. L'obscurité se fait un instant, et puis la lumière du dehors fait naître comme des éclosions de fleurs en papier dans notre tête, qui s'épanouissent dans un décor de formes vagues qui flottent et dansent. La musique de Kazumasa Hashimoto fait naître la même sensation à coups de légèreté et de subtilité. Elle n'est pas du genre à jouer des coudes, mais plutôt des ailes. Elle s'appuie sur des instruments qui sont plutôt de l'ordre de la goutte de pluie que du marteau-piqueur. Parmi eux la voix, souvent retravaillée et montée à la manière d'un cut-up, ainsi utilisée pour sa rythmique, ses sonorités, ses qualités instrumentales en somme. Les paroles sont dites ou chantées dans des langues que l'on reconnaît plus ou moins, et sans bien pouvoir dire ce qu'elles racontent on ne peut s'empêcher de trouver qu'elles ont raison.

Au fond c'est un peu ce qui se passe en général avec la musique de Kazumasa Hashimoto: on ne comprend pas toujours de quoi elle relève et on se laisse embarquer quand même. On ne saurait pas dire si on navigue sur l'eau ou si on flotte dans les airs. On se dit parfois que c'est tout de même un peu naïf, voire sirupeux. Et puis l'instant d'après on constate une fois encore que dans bien des choses qualifiées hâtivement de "naïves"1 il y a plus d'âme et de profondeur que dans ce qui se voudrait grave et sérieux. Hashimoto édifie ses morceaux en adulte conscient de la topographie et des réalités du voyage, mais sans perdre son regard d'enfant amoureux de cartes et d'estampes. Tout est embrassé dans un même mouvement et ça valse bien avec le soleil.


Plus tard ce sera l'automne. On se replongera alors dans la très belle bande originale qu'Hashimoto a composée pour Tokyo Sonata (dont on a parlé ici), dans laquelle il choisit souvent de mettre en avant son bien aimé mellotron. De cet instrument tout nu et d'autres arrangements relevant davantage de constructions électro-accoustiques, il fait naître une palette de sentiments et d'impressions d'une grande richesse, et foutrement belle. Qu'il pleuve ou qu'il vente, on se trouve toujours tout enlevé à l'écoute de ces morceaux.

D'autres fois - la nuit peut-être, sûrement - on prendra le temps d'écouter vraiment « Strangeness », ce morceau de piano d'une vingtaine de minutes qui conclut l'album du même nom et qui fait danser avec grâce de la lumière dans de l'eau noire. Parce que c'est ce que sait faire Kazumasa Hashimoto, faire tourner les sons et les parfums dans l'air du soir, comme qui dirait. Il finit alors par créer un paysage et la lumière qui l'accompagne, et nous autres sommes invités à nous promener dedans (c'est là une bien jolie balade). Voilà pourquoi on espère qu'il nous réserve pour bientôt une nouvelle invitation au voyage.



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1 Il y a d'ailleurs plusieurs morceaux qui font songer qu'Hashimoto maîtrise bien son Pascal Comelade.

mardi 21 juillet 2015

Max Ophuls - Liebelei

Nous avons déjà parlé de Max Ophuls ici, il y a quelques temps de ça; on y revient pourtant parce que le sujet est assez inépuisable, et parce qu'un film d'Ophuls méconnu comme l'est Liebelei ça ne se garde pas pour soi.

« Liebelei » veut dire « amourette », et sans rien dévoiler de l'intrigue on peut tout de même affirmer qu'il y a dans ce titre quelque chose qui se situe entre un certain sens de l'ironie et une forme de pudeur du désespoir. Il s'agit du premier drame d'Ophuls ; après trois comédies plutôt tournées vers l'opérette (la Fiancée vendue en étant le meilleur exemple), il choisit cette fois ouvertement de mettre son cinéma sous le patronage de l'opéra. Et ça change un peu tout. On ne reviendra pas sur la maestria technique de son style, qui semble faire écho au lyrisme de l'opéra; relevons en revanche que dès ce film apparaît son goût pour les coulisses, la machinerie, en somme pour ce que l'on est censé ignorer quand on est au spectacle alors même que ce dernier serait impossible sans cette sorte de vie intérieure quelque peu chaotique et impénétrable. De la même manière les sentiments mis en scène ne sont pas toujours nobles, pas plus que les personnages ne sont héroïques, mais c'est de cette part d'humanité imparfaite que naît l'émotion. 


Pour ne pas trop dévoiler le scénario (qui du reste n'a rien de révolutionnaire en soi, mais se trouve sublimé par le travail de cinéaste d'Ophuls), contentons-nous de dire un peu hâtivement qu'il faut voir Liebelei ne serait-ce que pour deux scènes, qui ont en commun d'être édifiées autour de l'actrice principale du film, Magda Schneider.
La première: Christine, le personnage qu'elle interprète, passe une audition et chante « Schwesterlein », de Brahms. Simplement accompagnée par un piano, elle se laisse peu à peu troubler par l'émotion que provoque en elle la chanson. Sa voix hésite, se fissure, et cette fragilité née du moment donne à la scène une intensité nouvelle qui en fait un petit miracle devant lequel on retient son souffle pour ne rien gâcher. C'est ainsi que l'on peut interpréter l'immobilité de la caméra : Ophuls se garde bien de toute intervention, il laisse son actrice habiter entièrement la scène et l'instant, et les irradier. La chanson finie il n'a d'autre choix que le fondu au noir, un peu comme le silence s'impose quand l'émotion rend le discours superflu.


Deuxième séquence justifiant à elle seule que l'on voie Liebelei: le climax dramatique du film. Ophuls attaque fort, la scène part d'une fosse d'orchestre qui joue la cinquième de Beethoven, et propose ensuite ce qu'on pourra considérer plus tard comme une sorte d'essence de son style: du mouvement et une intensité dramatique battante. Tout est prêt pour une explosion en bonne et due forme. Et puis arrive le pic dramatique, et soudain cette machine lancée à pleine vitesse s'arrête.
De manière un peu pompière, on est tenté de dire qu'Ophuls s'ouvre à la modernité via un choix de mise en scène qui tranche radicalement avec ce qui précédait1. Jusqu'ici le film n'est naturellement pas exempt de certains traits typiques du cinéma des années 30, par exemple dans les attitudes des personnages ou dans le jeu des acteurs (mais pas des actrices, ce qui prouve une fois encore qu'Ophuls est un cinéaste tourné vers les personnages féminins). Mais soudain tout est oublié, on assiste à une scène dont la forme est d'une simplicité imprévisible. Et on a la gorge qui se serre, très fort. Voire on chiale sa race. Et on touche à l'essence de l'émotion mélodramatique.

On se retrouve en fait avec un sentiment partagé lorsque l'on découvre Liebelei après avoir vu les films postérieurs d'Ophuls: on se passionne pour les éléments en germe de son génie cinématographique, et on se dit que merde, peut-être qu'il aurait pu être encore plus émouvant s'il avait laissé parfois place à l'épure comme dans la conclusion de ce film. Mais peut-être qu'on n'a rien compris. Peut-être que le cinéma d'Ophuls ne se résume pas à l'emphase, et qu'il navigue en fait en permanence entre l'opéra et l'air chantonné d'une voix tremblante, et qu'il marie si bien ces contraires qu'il parvient à ne jamais rendre perceptible le passage de l'un à l'autre... Peut-être. Il faudra retourner voir pour en avoir le cœur net.
Quoi qu'il en soit une chose est sûre: Liebelei parvient à faire résonner avec une justesse désarmante la secousse du tragique comme le tressaillement presque imperceptible de la vie qui se brise en-dedans, et c'est purement et simplement beau.


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1 Et ce par le biais d'un dispositif que Truffaut avait sans doute en tête pour une scène-clé des 400 coups ; de la même manière on parierait bien notre chapeau que Bresson pensait à Liebelei en tournant une Femme douce. On ne le répétera jamais assez: Ophuls a influencé tant de réalisateurs qu'on pourrait dire qu'il a influencé le cinéma tout court.

vendredi 19 juin 2015

Powerdove - Arrest

Arrest est le deuxième album (au milieu de quelques EP) de Powerdove, et de Powerdove il n'est que temps que l'on parle ici parce que c'est tout de même autre chose.


Au commencement il y a la voix d'Annie Lewandowski. Voix parfois blanche, parfois virevoltante et imprévisible, comme atterrie là on ne sait d'où. La voix est adossée à des instruments qui font tantôt la tempête, musique incarnée comme mille diables qui se débattent et se cognent les uns dans les autres, tantôt la nuit calme, les diables se trouvent enfin, dansent et puis s'enlacent. Quelle que soit la teneur du sentiment qui habille une chanson, c'est toujours une vie intense qui la caractérise. Le mariage du tourment ou de l'étonnement instrumental et de l'implacable force intérieure de la voix fait tourner la tête dans un mouvement de spirale qui aspire vers le haut. Ça sonne parfois comme un chant religieux, mais au dogme païen et dansant, qui adorerait l'ombre et la lumière dans un même mouvement.

Il y a plusieurs couleurs qui font se souvenir que la joie est affaire de chaos en dedans, là où le cœur cogne quand il va; alors les suppliques convulsent et les aveux brûlent. On se trouve jeté dans une cavalcade dont on ignore l'origine et le but, mais dans laquelle on se trouve enfin entier. Quand la tourmente s'apaise, on a l'impression de regarder le ciel pour la première fois. Tout est réinventé.

Musiciens: John Dieterich et Thomas Bonvalet, en complémentarité parfaite. De l'âme et du souffle avec de la chair pour les faire exister et trembler. Précisons en passant que Thomas Bonvalet est la plus grande bête de scène de la musique contemporaine. Quand il joue on a le sentiment qu'il existe soudain dans un état autre à travers les deux ou trois instruments biscornus et imaginaires dont il s'emploie à tirer en même temps des sons qui n'existent pas.

L'album va son chemin entre attaques de diligence et nuits à la belle étoile. Ça gronde parfois, à d'autres moments ça dit oui et ça respire profondément. Surtout il y a une harmonie constante, et parfois contre-nature semble-t-il, entre les éléments éclatés qui constituent cette musique et la rendent unique. Pour autant ça ne se répand jamais dans la facilité du foutraque pour le foutraque parce que c'est habité, pour de vrai.

Arrest peut paraître indomptable : il l'est. Mais il se laisse approcher pour peu que l'on accepte d'avancer désarmé vers lui; il nous emporte alors sur son dos et c'est peu dire que le voyage est grisant.
« Est-ce que tu brûles ? » demandait le titre de l'album précédent.
Oui, beaucoup.

mercredi 10 juin 2015

Fleurs sèches

Au matin les pluies viennent

C'est dans un jardin que je rêve où
La lumière tombe du ciel, comme tu l'espérais


On pourrait dire que tu as plus ou moins neuf cœurs

Plus tard par les rues à se faire oublier du soleil

Savez-vous qui est celle que mon cœur aime?

Mon arbre brûle tant qu'il grandit
La sève bout je crache du feu



Et parfois

Le ciel tombe de la lumière, comme tu l'espérais

Le soir je poisse je mens à l'ombre
Je sombre dans le souvenir de ta nuit


Extrait de Dessous le feu, d'Herberto Iansequião


Ça se télécharge ici et ça se compose comme suit:

01 Le hasard me faisa rencontrer un oiseau revêche
02 William Elliott Whitmore - Dry
03 Albin de la Simone - J'avais chaud
04 Del - You wear your hair much too long
05 Frànçois - Young lion
06 Thomas Pradier - Gentleman électrique
07 Ruth - Mots
08 Rodrigo Amarante - Irene
09 The Kinks - I go to sleep
10 Sam Cooke - Lost and lookin'
11 Dominique A - Avant l'enfer
12 Powerdove - When you're near
13 Mark Lanegan - Field song
14 En outre
15 Pascal Comelade & les Limiñanas - Yesterday man
16 Sourdure - Quand io zere chas ma maïre
17 Maria Bethânia - Bodas de prata


mardi 28 avril 2015

Une autre lettre d'un qui reste à quai

Après la publication d'une première lettre d'un inconnu rencontré dans des circonstances racontées ici, en voici une autre. Celle-là est adressée à un certain Franz, un ami du scripteur sans doute. Elle est datée du 26 avril 1912; nous avons choisi de ne pas retranscrire les formalités d'usage par lesquelles elle commence.

« Je passe une grande partie de mon temps à errer le long des rives du Douro. Je regarde de petits bateaux se faire bercer par le courant. Ils sont indolents, ils invitent à une danse paresseuse, douce. Et plus bas il y a l'océan, et au loin la vie qui reprend avec violence. Je devrais en toute logique avoir envie de retrouver ce mouvement, d'aller à la mer. Mais je ne suis plus tout à fait sûr de savoir ce que je veux.

D'être ainsi immobile m'a fait comprendre que j'ai passé ces dernières années dans une frénésie trompeuse, faussement calme. En mer le mouvement est lent mais constant, et l'on ne sait plus bien si l'on va ou si l'on demeure. En vérité je crois que l'on finit par s'éteindre et par se détacher du monde des vivants.

J'ai vu des choses en mer, de ces spectacles que l'on raconte aux enfants pour les faire se tenir tranquilles. Mais j'ai aussi vu bien des choses à terre, peut-être trop, et ces fois-là c'est moi qui suis resté impassible. Me voici à présent immobile pour la première fois depuis des années, et c'est comme si les fantômes que je fuyais sans cesse m'avaient retrouvé. Depuis quelques nuits je suis hanté par ce à quoi j'ai pu assister dans les environs de Léopoldville. Je ne dors pas.

Je ne t'ai pas raconté ces condamnés crucifiés aux arbres qui agonisent sous les yeux d'enfants devenus insensibles au point de les regarder mourir en mangeant des fruits. Je ne t'ai pas parlé de cet homme condamné pour vol dont on avait incisé le ventre pour en sortir un bout d'entrailles que l'on avait cloué à un arbre avant de lâcher à ses trousses des chiens furieux. Il a couru et s'est progressivement vidé avant de se faire dévorer l'intérieur. Il respirait très fort. Ses yeux étaient grands ouverts. 
Toutes ces images j'étais jusqu'ici parvenu à les maintenir à distance, par je ne sais quel tour de passe-passe de ma mémoire. Mais elles me reviennent à présent. Elles sont furieuses, et c'est comme une boucherie dans ma poitrine.

J'ai pris la mer à la poursuite des rêves que l'on m'avait enseignés quand j'étais un enfant amoureux de cartes et d'estampes. J'avais envie de me perdre dans un mouvement perpétuel, vers l'avant, vers un lointain toujours repoussé. Cette soif je l'ai perdue, et mes rêves aussi. Aujourd'hui mon mouvement est une fuite en avant. J'ai envie de me perdre. Je n'entends plus l'océan appeller mon nom et quand je songe à le rejoindre c'est pour sombrer en lui, et devenir de l'écume avant de disparaître, enfin. L'enfant a été transformé par la bestialité. Il ne rêve plus. Il est prostré et voudrait s'enfoncer dedans la terre.

Pourtant je ressens en moi comme le vague souvenir d'une petite lumière. Parfois je reprends confiance et je pense au peu de souffle qu'il me reste, mais qui suffirait à faire jaillir de cette lumière une maigre flamme qui me réchaufferait. J'ignore comment cette lueur a pu résister à toutes les ombres qui m'ont envahi, mais je la sais bel et bien là. Je repense à ce jeune homme que j'avais rencontré un jour à Trieste, qui me parlait de lutte. Je n'ai jamais compris grand chose à la politique mais une de ses phrases m'avait frappé. Il m'avait dit que parfois la réalité venait détruire en nous tout espoir, et nous faisait penser de bonne foi que le combat était perdu. Mais à ce désespoir de la raison, disait-il, on peut toujours opposer l'optimisme de notre volonté. La lutte consiste à ne pas se laisser écraser par le poids du monde.

Voilà que je t'abrutis de mes états d'âme, mon ami. Il faut me pardonner, le soleil est haut et je tremble. Je tremble d'effroi et, aussi, d'un désir auquel je n'arrive pas encore à donner de visage. Mais donne-moi de tes nouvelles. Parle-moi de ta famille. Parle-moi de tes enfants qui tombent et se relèvent, et qui restent jouer dehors après la tombée de la nuit.

Je t'embrasse,

Jens »