mercredi 27 avril 2011

Comme des légos

Youplala, c'est l'heure de la compilation du mois. Avril, tout fleurit, tout bourgeonne, parlons donc de la jeunesse. Enfin laissons des chansons nous parler de l'enfance et de la jeunesse, avec plus ou moins de recul, de bienveillance, de sérénité, d'humour, et tout ce genre de choses.
Périodes de construction, présence d'une chanson d'Alain Bashung, et voilà cette compilation baptisée Comme des légos; eussions-nous été d'humour hip-hop que nous aurions aussi bien pu la nommer Âge bâtard sensible. Mais non. Comme des légos, donc.
Voilà la présentation du sujet faite, et rondement encore, autant laisser la (très chouette) musique se charger du reste.


Comme des légos se télécharge ici-même et se compose de la sorte:

01 Verts pâturages
02 Ivor Cutler - Baby sits
03 Colette Magny - Melocoton
04 Grethe Agatz - Ekkoleg
05 The Divine Comedy - My imaginary friend
06 Micah P. Hinson - Little boys dream
07 Alain Bashung - Les petits enfants
08 Lilas - Les bonbons à l'anis
09 Big Star - Thirteen
10 Eux Autres - Other girls
11 The Undertones - Teenage kicks
12 Destin - Le premier pas
13 Art Brut - These animal menswe@r
14 Jonathan Richman - My affected accent
15 Labi Siffre - I don't know what happened to the kids today
16 Jean Yanne - La gamberge
17 Katerine - Petit Philippe
18 Barbara - Mon enfance

En espérant que l'écoute vous en agréera et vous fera bourgeonner de l'intérieur.

lundi 18 avril 2011

Jonathan Richman

« - Qu'est-ce que tu fais?
                                     - J'étale mon jeu.
- Il est pas bon.
                                     - C'est le seul que j'ai... »[1]

Car oui, pour parler honnêtement de Jonathan Richman se pose un problème: les mots pèsent le plomb, et ils n'évoquent qu'une partie des vérités, rarement la meilleure. Les plus belles choses échappent à l'évocation verbale, on peut à la limite remplacer les mots par des "T'aurais du voir ça!" ou "C'est pas racontable", mais la frustration demeure. Que faire alors? Tenter le coup quand même, parce que ça le vaut.


Pour donner une idée précise de la joie que nous inspire l'existence de Jonathan Richman, il faudrait peindre une toile avec des couleurs qui donneraient une impression de printemps permanent. La musique de Jonathan Richman a ce pouvoir de nous cueillir et de nous emmener à sa suite, en voyage. Un voyage vers un été idéal, souvent, ou bien vers un automne rêvé, parfois, ou vers un hiver glacial, à quelques marquantes occasions. Mais toujours dans un pays autre. Quand Jonathan Richman chante Naples, Paris, Boston, New-York... il ne chante pas de vraies villes, il en invente de nouvelles, les siennes. Au fond Jonathan Richman a gardé de l'enfance la capacité de dire "Dans le pays de Jonathan, il y a ci ou ça", à la différence près qu'il fait exister ce pays, qu'il lui donne de nouveaux contours chanson après chanson. Il chante en quatre langues (anglais, espagnol, français et italien), mais au fond en une seule: la sienne propre.


Pour évoquer Jonathan Richman il faudrait trouver une fleur à la fois très belle et très fragile, mais  vaillante en même temps, une forme de coquelicot idéal qui susciterait l'admiration de qui le verrait, mais ne pourrait être arraché ou récupéré d'aucune manière. De la liberté sur tige, désintéressée, simplement belle et qui serait une sorte d'ouverture sur l'univers environnant: un point de fixation d'abord, qui nous inviterait ensuite à regarder autour. Quand on écoute un chanson de Jonathan Richman et qu'elle nous parle, on pense d'abord que cette chanson est drôle, ou émouvante; puis on s'aperçoit que ce qu'elle raconte est drôle ou émouvant; puis on s'aperçoit que le monde est drôle ou émouvant.


Jonathan Richman est l'antidote absolu à l'indifférence. Il doit être doté d'une âme qui lui permettra de se réincarner en licorne. Jamais il n'apparaît blasé. Il laisse les choses le toucher, il ne cherche pas à se protéger. Et puis il raconte tout ça, sans chercher à se cacher derrière du second degré. Il fait son auto-critique parfois, ou bien il chante ses joies les plus simples: des choses qui ne nous tiendraient pas dix secondes dans une conversation deviennent chez lui une chanson qui leur donne une dimension supérieure. C'est un révélateur, un vulgarisateur qui nous montre l'importance des choses légères et la légèreté de choses qu'on aime considérer avec gravité, histoire de se donner contenance. Il s'adresse à qui l'écoute en pleine confiance, comme s'il était convaincu que son auditeur était bienveillant. Et ça marche, parce qu'il parvient à raviver ce qu'il y a d'humain chez quiconque l'écoute.


Il y a des artistes qui cherchent avant tout à recevoir de l'admiration et de l'amour; Jonathan Richman en a été parfois, puis il a connu une prise de conscience suivie d'une remise en cause (matérialisée par l'album de mise à nue I'm so confused) avant de devenir une sorte de sage capable de réconcilier son auditeur avec lui-même en l'enjoignant à aimer par principe (l'album Not so much to be loved as to love). Aussi simple que ça.


Parfois au milieu d'un débat où des personnalités médiatiques viennent poser les crottes fatiguées de leurs cerveaux en rade, il faudrait qu’arrivent Jonathan Richman  et sa guitare (et aussi son batteur, Tommy Larkins: le flegme incarné, mais qui sait jouer de la batterie en plus) ; il chanterait et toute imposture s'écroulerait. Les guignols partiraient la tête basse, on danserait. Car derrière ses apparences artisanales (musique simple, pochettes d'albums flirtant souvent avec l'amateurisme), le travail de Jonathan Richman en dit autant, sinon plus, que bien des livres. Il y a là-dedans une véritable philosophie que ce chanteur affine progressivement, retravaillant parfois d'album en album des idées dont il n'a pas le sentiment d'avoir tout tiré[2]. Depuis près de 40 ans qu'il fait de la musique, tout cela forme un ensemble des plus cohérents. Une Œuvre, une vraie, pas une accumulation de trucs.

Je me souviens d'un concert de Jonathan Richman, c'était beau de voir ce presque sexagénaire danser le limbo, divaguer dans un français mâtiné d'espagnol ou d'italien, se perdre dans des récits puis retrouver son chemin, on ne voulait pas que ça s'arrête. Il revenait chanter "Es como el pan" et aussitôt le public repartait à sa suite. Comme le disait cette chanson, on vivait quelque chose de l'ordre du moment, débarrassé de tout regret ou de toute appréhension, on était profondément ici et maintenant et on s'y sentait bien. Mais les concerts ont une fin, et après plusieurs rappels les lumières se sont rallumées. Rien à faire, on continuait à le rappeler, on voulait le voir encore une fois, juste une toute petite fois. Il est revenu, sans guitare ni batteur, et il a commencé à chanter "Coin de rue", de Charles Trenet (un de ses chanteurs préférés), de sa voix de vieil adolescent, avec son accent de lycéen. "Je m'souviens d'un coin de rrroue, aujôrrd'houi disparrou." Il a déroulé la chanson, avec dans les yeux tout un mélange de bonté, de tristesse, de mélancolie et de joie. Et puis la chanson s'est terminée et il était là, sa petite silhouette sur scène, son regard, le silence encore rempli de sa voix. On a mis longtemps avant d'applaudir, à écouter ce silence plein d'émotions impalpables. On aurait voulu que ça ne s'arrête jamais.


[1] Voir Extérieur nuit, de Jacques Bral
[2] Voir à ce propos la grande intensité qu'il est parvenu à donner à "(I had a dream that) The sea was calling me home", d'abord simple évocation d'un rêve étrange sur Not so much to be loved as to love, puis récit poignant et hanté d'un choix vital sur son plus récent O moon, queen of night on earth.

dimanche 10 avril 2011

Sidney Lumet - À bout de course

Hier après-midi Sidney Lumet est mort. Ce sont des choses qui arrivent, surtout quand on a 86 ans et un cancer. Mais c'est tout de même rudement pénible. J'espérais que les hommages pleuvraient, pour faire revenir un temps sur le devant de la scène un cinéaste qui n'avait en vérité jamais cherché à être sur le devant de la scène. La réaction que j'espérais, c’était que quelqu'un dise « Sidney Lumet n'aimait pas se mettre en avant, alors pour ne pas le gêner on ne parlait pas trop de lui, mais maintenant qu'il ne nous entends plus on peut le dire: c'était un sacré réalisateur! » Mais non. Quelques mots dans les J.T., quelques articles plus conséquents dans la presse, sans doute divers hommages à venir, et un très beau raté d'un journaliste radio qui disait retenir de sa filmographie « Serpico et les Trois jours du condor », ce dernier étant un film de Sidney... Pollack. Il n'était pas tombé loin. Cette anecdote n'a pas pour but de se moquer ou de critiquer, mais elle est édifiante: elle en dit beaucoup sur la discrétion d'un réalisateur qui s'efforçait de ne jamais passer au premier plan. Ce qui comptait pour Sidney Lumet, c'étaient ses films. En revanche, on peut être sûr que quand le nouvel Hollywood commencera à casser sa pipe, on en aura plein les oreilles et les yeux d'hommages multiples, de rediffusions, etc. Alors que Sidney Lumet incarnait la réussite d'un courant indépendant que ceux du nouvel Hollywood prétendent avoir défendu toute leur vie, eux qui ont eu tôt fait de rentrer dans le rang comme des petites putes, pour reprendre l’expression consacrée[1].

Alors voilà, Sidney Lumet n'est plus, et il est trop tôt pour réfléchir à tout ça de manière calme et nuancée, mais il est difficile de trouver quelqu'un pour reprendre le flambeau. Le flambeau d'un cinéma fuyant l'effet pour mieux toucher le cœur de la chose, un cinéma qui travaille le fond plutôt que de chercher à en mettre plein les yeux. Un film[2] de Sidney Lumet c'est un scénario solide, des comédiens impeccables, une mise en scène absolument tenue et très réfléchie, mais rien d'extraordinaire en soi. Il se passe des choses qui ne retournent pas le cerveau du spectateur, elles sont filmées comme il faut, vraiment, mais rien de sublime. Seulement voilà, ces scènes anodines restent profondément gravées dans la mémoire. Et parfois il y a deux personnages qui parlent, filmés en champ-contrechamp, et on a soudain les larmes aux yeux, sans bien comprendre pourquoi. Le grand talent de Sidney Lumet, c'est de mettre absolument tous les moyens dont il dispose au service de son film. Forcément, les guerres d'ego hollywoodiennes n'ont jamais eu leur place dans une telle conception de la chose. Et il en résulte des chefs-d'œuvre (même si le terme "chef-d'œuvre" est trop pompeux et remâché pour rendre justice à ces films), de 12 hommes en colère à Serpico, des chefs-d'œuvre reconnus. Et puis des chefs-d'œuvre méconnus aussi, comme À bout de course (Running on empty en V.O., sorti en 1988).


À bout de course raconte l'histoire d'une famille, les Pope. Les parents, Arthur et Annie, sont d'anciens activistes politiques. Ils ont un jour de 1971 fait exploser un laboratoire dans lequel était fabriqué du napalm, et un gardien qui n'était pas censé être là a été blessé et rendu aveugle par cette explosion. Depuis, Arthur, Annie et leurs fils Danny et Harry sont en cavale. Ils doivent fréquemment changer de ville et d'identité, pour ne pas finir en prison. Seulement voilà, Danny a 17 ans, et arrive le moment où il va devoir choisir entre rester fidèle à ses parents et à leurs idéaux, et mener sa vie.

Le scénario de ce film, écrit par Naomi Foner, est à l'image du cinéma de Lumet. À la lecture on se dit à la rigueur "Ah oui tiens, ça peut être intéressant.", mais le résultat dépasse de loin le postulat de départ. Naomi Foner a réussi à en tirer toute la sève dramatique et intellectuelle pour en faire un grand récit réfléchi et émouvant. Car ce qui est raconté, c'est la fin d'une époque, celle où des gens avaient des idéaux et se battaient pour eux, essayant de changer le monde à leur mesure, refusant de participer à un jeu auquel ils n'avaient pas envie de jouer. À la fin des années 80, le triomphe du marché-roi ne laisse d'autres choix à ces activistes que la fuite ou l'abandon. Mais cette fin d'époque coïncide avec une autre transition, celle du passage à l'état de jeune adulte de Danny (interprété à la perfection par River Phoenix, dont la mort prématurée rajoutera de l'épaisseur à cette impression de fermeture de parenthèse). À son tour, il se retrouve confronté à l'autorité que ses parents lui ont appris à remettre en cause, mais qu'ils sont naturellement devenus en lui imposant bon an mal an un mode de vie qui ne lui convient peut-être plus. De cette famille précise ressortent donc des enjeux qui concerne l'ensemble du monde occidental de la fin du vingtième siècle, mais tout cela est présenté de manière très discrète, en filigrane.

Le talent de Lumet à la réalisation s'accorde parfaitement à la dentelle scénaristique: avec presque rien, beaucoup de choses sont dites. Le générique de début par exemple: un air de piano doucement mélancolique en fond sonore, à l'image les lignes blanches d'une route qui se succèdent, et voilà le fond du film exposé: l'histoire d'une errance et d'une tristesse. Tout le film est émaillé de scène dans lesquelles le style de Lumet fait mouche, prouvant que quand un réalisateur est doué et a le sens de l'effort, il tire énormément d'émotion de la plus simple des manières. Un personnage apprend la mort de sa mère: pas de musique, pas de travelling avant vers son visage, simplement le personnage qui accuse le coup et que la caméra observe, à une distance respectueuse, avant de le laisser se soustraire au regard des autres pour laisser libre cours à sa douleur. La caméra considérée comme l'égal des personnages, le spectateur comme un frère des personnages, pas comme un juge. Lumet, en tant que point de vue, se place très souvent en retrait; il laisse ainsi aux acteurs l'espace suffisant pour s'exprimer, et offre aux personnages une sorte de marque de respect. On s'aperçoit alors que beaucoup de réalisateurs sont des équivalents de forains, qui jettent leurs personnages/créatures en pâture à un public qui se trouve dès lors habitué à ne plus voir l'humanité contenue dans ceux qu'il regarde.

Lumet, au contraire, cherche à créer des liens véritables entre le spectateur et les personnages: il ne cherche pas à être aimé ou admiré personnellement, il veut que son film soit éloquent, que l'on ait de l'empathie pour ses personnages, quels qu'ils soient. Lors d'une scène, Danny assiste à son premier cours de musique dans le lycée où il vient d'arriver. Le professeur lance sans prévenir une chanson pop et des élèves se lèvent et commencent à danser. On se sent alors gêné, avec l'impression que Lumet a raté son coup, que cette scène pourrait passer dans un mauvais téléfilm mais que non, vraiment, ça ne colle pas avec la tonalité d'ensemble. Puis la caméra revient vers Danny, qui assiste au spectacle sans savoir quoi faire, gêné qu'il est par sa méconnaissance des codes adolescents. On comprend alors que ce sentiment de malaise face à la scène est recherché par Lumet, pour mettre Danny et le public à un même niveau. Voilà comment on crée un lien entre un personnage et un spectateur. C'est un des multiples exemples de l'intelligence de la mise en scène selon Lumet: elle ne saute pas aux yeux, précisément parce qu'elle est intelligente, et elle respecte le public parce qu'elle a envie non pas de l'écraser sous sa virtuosité pour susciter une admiration débordante, mais d'en faire un compagnon de route, et d'instaurer une sorte d'échange avec lui, d’égal à égal.

Pour autant, Lumet n'est pas un théoricien pur et dur. Il est entre la théorie et le divertissement, dans le meilleur espace au fond: là où repose la véritable émotion. Et bon sang, il y en a dans ce film. Lors d'une scène dans laquelle Annie revoit son père, avec qui elle a coupé les ponts après l'avoir traité de "porc impérialiste" quinze ans plus tôt, il y a une sorte d'effort à sens unique: Annie tente de faire comprendre à son père qu'elle s'en veut de lui avoir fait subir la douleur d'être séparé de sa fille, tandis que lui semble camper sur ses positions. Et puis une faille apparaît soudain, laissant deviner l'humanité du père. Un personnage qu'on ne voit que cinq minutes à l'écran devient alors inoubliable, et une scène des plus simple devient un sommet d'émotion. La magie se reproduit à plusieurs reprises dans le film, c'est comme si le regard presque neutre de Lumet faisait naître à nos consciences l'intensité et l'aspect profondément émouvant de choses anodines.

Et donc voilà, À bout de course est un film magnifique, l'essence du cinéma selon Lumet, un cinéma engagé dans une voie profondément humaniste qui ne cherche pas à regarder ses spectateurs de haut, mais au contraire à les réconcilier avec eux-mêmes et à leur donner le courage de ne pas  accepter ce qui ne doit pas l'être. Lumet s'est ainsi attaqué à la corruption, à la peine de mort, au système judiciaire américain, à la télévision... Son cinéma était un cinéma de lutte, mais une lutte qui ne se soumettait à aucune idéologie. Son combat était celui de l'humanité, et il le menait à ses côtés, en la respectant. Lumet, en se tenant à l'écart d'Hollywood, a vécu en accord avec son cinéma: pas d'esbroufe, pas d'éclats spectaculaires, mais un travail rigoureux et constant dans le respect de certains principes. Pas étonnant dès lors qu'Hollywood lui ait tourné le dos, et avec lui une industrie et ses médias. Mais peu importe au fond, ce qui comptait pour Lumet c'était sans doute bien davantage le spectateur. Son cinéma est emprunt d'un profond respect pour les individus qui vont voir ses films, et d'une volonté d'engendrer un mouvement vers le haut, contrebalançant notre habitude à être traînés dans la boue par la culture de masse. Ce faisant, Sidney Lumet a créé un cinéma profondément émouvant, car sincère. L'on est alors tenté de paraphraser Desproges parlant de Paolo Conte: « Esthétiquement, c'est beau. Moralement, comme toute insulte à la médiocrité, c'est une bonne action. »

À un moment, Arthur dit à Danny "Ta mère et moi avons essayé de changer le monde. Ne laisse jamais personne dire le contraire!" Ces mots pourraient être ceux de Sidney Lumet. À sa mesure, il y est parvenu. Et la lutte continue.




[1] Cette formule uniquement pour me dédouaner d'une attaque si agressive et grossière, ça va de soi.
[2] Un film réussi, devrait-on préciser, car il ne faut pas non plus jouer l'angélisme: Lumet a aussi connu des bas, parmi lesquels une version du Magicien d'Oz avec Michael Jackson et un remake du (déjà très mineur au départ) Gloria de John Cassavetes.

mardi 5 avril 2011

The Wicker Man

The Wicker man est un film culte par excellence. Il se compose comme suit :

- le sergent Howie, policier écossais raide comme la justice et pieux comme un piquet, reçoit un courrier anonyme lui annonçant la disparition d’une jeune fille. Il monte aussitôt dans son petit avion pour aller mener l’enquête sur l’île de
- Summerisle, sorte de Toscane andalouse au large des côtes écossaises bénéficiant d’un climat pour le moins clément. Cette île est réputée pour sa luxuriance et pour son rapport particulier à la loi, toute séparée qu’elle est du continent et de ses us et coutumes, ne reconnaissant comme unique gouverneur que
- Lord Summerisle, un homme plein de charisme (d’ailleurs il est interprété par Christopher Lee, c’est tout dire) qui mène ce petit monde, invitant ses concitoyens à vivre selon une religion mélangeant paganisme, animisme et religion celtique. Lorsque le sergent Howie prend la pleine mesure de la déréliction morale de cette île sur laquelle « on chante et danse même le dimanche », un combat intellectuel et métaphysique prend forme entre lui et lord Summerisle. En plus de quoi Howie a une enquête à mener. En plus de quoi on sent bien que quelque chose se trame. Mais quoi donc ?


Le film est avant tout le travail d’un binôme, Anthony Shaffer au scénario, aidé par le réalisateur Robin Hardy. Leur ambition de départ était simple : faire un film s’apparentant à l’horreur, mais intelligent. Ils décident alors de se plonger dans des tonnes d’écrits sur les religions païennes disparues. L’élaboration du film avançant, son côté cinématographique est à son tour pris en considération, et de vague film d’horreur le film devient une semi-comédie musicale mâtinée d’une réflexion sur le confit des croyances, le tout construit sur une structure d’enquête à suspense.

Le résultat peut-être défini d’une simple formule : jamais vu, et jamais reproduit. Le film baigne dans un univers étrange, le décor paradisiaque abrite une communauté qui semble coupée de toute modernité, et ce sans regrets. L’intelligence des auteurs a été de placer d’entrée de jeu le spectateur du côté d’un personnage qui ne possède pas les clés nécessaires à la compréhension des lieux et de ce qui se passe. On est donc à la traîne, et dès lors amené à être attentif à chaque chose, et à progressivement se laisser envahir par cette atmosphère particulière. L’esthétique de départ semble vieillotte, mais c’est un trompe-l’œil : Hardy s’appuie sur ce côté derrickien pour mieux dérouter le spectateur en le faisant entrer dans un univers inconnu. Et en choisissant de refuser tout esprit de connivence entre le spectateur et les personnages (soit excessivement bigots, soit trop éloignés de nos codes), Shaffer et Hardy prennent un grand risque sur la réception de leur œuvre. Ce qui se vérifie d’ailleurs immanquablement : quand la révélation finale a lieu, le public se sépare entre ceux qui sont abasourdis par l'aspect formidable (au sens premier du mot) de ce qui se passe, et ceux qui ne peuvent pas supporter que la résolution ne corresponde pas davantage aux (fausses) pistes lancées par le film. En fait, The Wicker man est une sorte de pari d'ensemble, reposant sur la certitude sereine de ses créateurs qu'un autre type de cinéma et possible, et sur leur confiance humaniste qu'il y un public pour ça. Pari gagné.


Partis comme ils l’étaient, Shaffer et Hardy ont également vu là l’occasion de mettre en scène une confrontation/réflexion entre deux philosophies, qu’on pourrait schématiser en la présentant comme un conflit entre modernes et anciens. D’un côté un rigorisme absolu obsédé par la loi comme maintien de l’ordre établi aussi bien que comme respect de la parole divine, de l’autre une sorte de laisser-aller élégant consistant à ne pas prendre les choses de haut, mais à se placer en toute humilité à échelle humaine, voire animale. Dans cette confrontation, Howie apparaît comme l’homme des choses apprises puis répétées, furieusement moderne. Il a du falloir aux auteurs et à l’acteur Edward Woodward bien du travail pour ne pas le transformer en cliché. Howie est le rigorisme sûr de lui, incapable de remettre en cause quoi que ce soit, et surtout pas lorsque ses certitudes se cognent contre des choses autres. Au fond, Howie partage un défaut avec bien des spectateurs de cinéma : sorti des sentiers battus, il cherche des points de repère à quoi se raccrocher plutôt que de profiter de l’espace de liberté qui s’offre à lui. Howie, en combattant tout bouillonnement intérieur, toute pulsion de vie en lui, a fini par se dénaturer. Il apparaît alors comme le contraire de lord Summerisle, qui voit quant à lui la perfection en l’animal qui ne s’encombre pas d’obsessions culpabilisantes : « aucun d’eux n’est respectable, ni malheureux. » Le rigorisme religieux est alors présenté comme un profond manque de confiance en soi, en les autres, et en tout ce qui nous entoure. Et c’est plutôt finement observé.

La dénaturation du rigoriste apparaît même comme la négation même de sa liberté. On pense à ce qu’écrit Henri Laborit dans l’avant-propos de son (ô combien recommandable) Éloge de la fuite : « Quand il ne peut plus lutter contre le vent et la mer pour poursuivre sa route, il y a deux allures que peut encore prendre un voilier : la cape (le foc bordé à contre et la barre dessous) le soumet à la dérive du vent et de la mer, et la fuite devant la tempête en épaulant la lame sur l’arrière avec un minimum de toile. La fuite reste souvent, loin des côtes, la seule façon de sauver le bateau et son équipage. Elle permet aussi de découvrir des rivages inconnus qui surgiront à l’horizon des calmes retrouvés. Rivages inconnus qu’ignoreront toujours ceux qui ont la chance apparente de pouvoir suivre la route des cargos et des tankers, la route sans imprévu imposée par les compagnies de transport maritime. » Ici, lord Summerisle se présente comme une personne sans réponse définitive, qui admet qu’il peut se tromper (ce qui ne l’empêche pas pour autant de se livrer à des actes extrêmes, puisque les auteurs ont cherché à fuir toute caricature), qui s’accorde le droit à la dérive. Howie, à l’inverse, a une carte gravée dans le cerveau, et il lui sera  constamment impossible de se débarrasser de ces schémas, aveuglé qu’il est par ses certitudes.


Mais bon,  The Wicker man c’est avant tout du cinéma, et qui dit cinéma dit souvent musique, et ici nous sommes bigrement gâtés, attention les oreilles. Composée par l’alors jeune Paul Giovanni, qui s'inspire fortement de thèmes presque antiques[1], la bande originale du film est interprétée par un groupe monté pour l'occasion, Magnet, et parfois par la prodigieuse voix de couilles (c’est le seul terme parfaitement adéquat) de Christopher Lee, ce qui fait de ce film un cadeau, dès le départ. Les paroles des chants anciens revisités sont parfois tirées d’écrits de Robert Burns, poète écossais légendaire considéré comme un des pionniers du romantisme. On assiste donc à ce qui est l'essence même du miracle de la folk anglaise: ce refus de choisir entre l’inventivité des courants modernes et le souffle des chants qui ont traversé les âges ; cette certitude que les deux peuvent être abordés dans un même mouvement puisque la musique c’est de l’émotion, et l’émotion est universelle et intemporelle.
Paul Giovanni & Magnet - Gently Johnny

Qui plus est, au-delà de la réussite purement musicale de l'entreprise, il y a un travail d'édification dans ces chansons. Si l'on prend "Maypole", par exemple, il s'agit d'une sorte de revisite d'une chanson pour enfants dont on a oublié l'origine, "The green grass grew all around", construite sur une description progressive (il y avait un arbre, et sur cet arbre il y avait une branche, et sur cette branche il y avait un nid, etc.). Mais ici, le propos de la chanson s'éloigne de la simple description pour proposer une sorte de philosophie joyeuse et apaisée sur le cycle engendrant la vie et la mort: sur l’arbre il y a un nid, dans le nid il y a un oiseau, sur cet oiseau il y a une plume, de cette plume on fait un lit sur lequel il y a une fille sur laquelle il y a un garçon, dans le garçon il y a une graine, de cette graine vient un garçon, qui devient un homme, puis une tombe sur laquelle pousse un arbre, etc. Si un tel soin est apporté aux chansons, c'est qu'Anthony Shaffer et Robin Hardy sont convaincus que la chanson et la musique sont des éléments primordiaux d'une croyance religieuse. La musique aura donc pour but dans The Wicker man  de caractériser la religion païenne des habitants de Summerisle autant que de plonger progressivement le spectateur dans une sorte de bain intellectuel et émotif propre à l'ambiance du film. Le résultat ne peut que leur donner raison, cette bande originale vaut le détour à la fois pour son côté folk absolue et pour l'étrangeté de la fièvre qui la parcourt parfois, cette fièvre atteignant des sommets lors d'une sorte de chant de sirène chargée d'une tension érotique impressionnante.


Il y aurait encore bien des choses à dire sur ce film, des anecdotes prouvant que Rod Stewart est un con ou racontant comment les bobines originales du film dorment sous une autoroute anglaise, bizarrement confondues qu'elles ont été avec du tout-venant dont on se sert dans le BTP pour remplir des fondations. The Wicker man a connu un tournage éprouvant, une sortie sabotée par une guéguerre de patrons de studios qui aboutit à un montage s’apparentant à un massacre pur et simple du film, mais voilà : Shaffer et Robin définissent ce film comme un acte de foi. Et c’est ce qu’il est. The Wicker man a traversé toutes les tempêtes grâce au soutien indéfectible[2] de ceux qui ont contribué (gratuitement pour Hardy, Shaffer et Lee) au film, et au culte que lui ont voué ses spectateurs successifs. Un acte de foi cinématographique et poétique… C’est une rudement chic de chose.

P.S. : ce film est trouvable en DVD, mais la version présentée est celle, désastreuse, des studios. En attendant une hypothétique réparation de cette injustice, il faut voir The Wicker man tel que l’a voulu Robin Hardy ; cette version « director’s cut » est aisément trouvable sur internet.


[1] Tels "Willie O'Winsbury", réemployé ici de la plus belle des manières lors d'une scène de procession, ou "Sumer is icumen in", l'une des plus vieilles chansons du monde présentée ici dans un contexte particulier mais respectueux de son origine, à savoir la célébration du retour de l'été.
[2] Soutien et enthousiasme inentamés, puisque Christopher Lee continue, pas loin de 40 ans après, à clamer sur tous les tons que c'est le film auquel il a participé qu'il préfère, le meilleur rôle de sa carrière, et tout simplement l'un des meilleurs films anglais de l'Histoire. Ce en quoi on a envie de lui donner raison.