mercredi 19 août 2015

José Mário Branco - "Mudam-se os tempos, mudam-se as vontades"

Il y a d'abord le bruit d'un train, l'annonce de l'arrivée du Sud-Express en gare d'Austerlitz, et puis les voix de voyageurs venus d'Espagne, du Portugal. C'est 1971, c'est les dictatures, et ces voix sont comme les échos des pays et des passés dont il a fallu, pour bon nombre, s'exiler. Jusqu'à quand... C'est incertain, et la mélancolie de cette « Abertura » le raconte bien.

C'est 1971 et José Mário Branco a quitté le Portugal pour Paris depuis huit ans déjà quand il enregistre son premier véritable album, "Mudam-se os tempos, mudam-se as vontades" (grosso modo "Changent les temps, changent les désirs"), vers extrait d'un sonnet du poète national portugais, Luís de Camões. La mise en musique de ce poème conclut l'album, comme un ancrage final dans l'imaginaire portugais éternel alors que le disque commence par son contraire, l'entrée en exil.
Mais il faudrait voir à ne pas se fourvoyer quant à la valeur de la chose, qui dépasse de loin le simple témoignage d'un homme loin de chez lui. Si "Mudam-se os tempos, mudam-se as vontades" marque durablement, c'est parce que ses dix chansons sont façonnées par la colère et par un désir de libération par le changement. Ces sentiments s'expriment par une sorte de poussée ascendante vers une musique qui dépasse toute question de tradition ou de folklore, tout en embrassant ces styles. Oui bon c'est un peu le bordel mais attendez vous allez voir.


Après l' « Abertura » toute en mélancolie surgit « Cantiga pada pedir dois tostões » avec sa ligne de basse nerveuse et son désir de faire soudain entrer la chanson dans un tempo et des sonorités qui lui sont étrangers, voire potentiellement dangereux. On sent l'effort qu'il y a à se plier à ce rythme, une volonté de se faire violence et de faire violence à son art. Les voix visent l'aigu alors qu'elles ne sont pas taillées pour, on sent que ça tire sur les cordes vocales mais ça prend, ça sonne étrangement mais ça prend, et l'effet est saisissant. Ça se bat contre soi jusque dans cette mesure où le tambourin qui marque un rythme soutenu s'arrête comme pour reprendre son souffle, puis repartir à l'assaut de ce bizarre édifice de chanson. Il y a là-dedans une tension, une détermination de dompteur contraire qui chercherait à ranimer la flamme sauvage chez un animal domestiqué.

Si certains actes d'allégeances sont faits à des courants musicaux classiques (la folk d'inspiration médiévale dans « Cantiga de fogo e da guerra » par exemple), l'album est en même temps construit sur un souci constant d'évolution. A l'écoute de cette chanson on s'aperçoit par exemple qu'elle convoque des tournures et des sonorités anciennes mais est toute entière tournée vers ce qui vient, de la même manière que cet album qui, via son titre, s'ancre dans une poésie médiévale pour mieux en appeler au changement. Chaque détail compte et José Mário Branco cherche à lancer des ponts entre ce que l'on ne songerait pas à rapprocher .

Musicalement il fait la même chose; ainsi dans « O charlatão » voit-on une pompe de guitare très classique se faire soudain bousculer par l'irruption d'un piano électrique assez agressif et d'un violon désaccordé. On pensait entrer en terrain connu, et voilà qu'on ne sait plus très bien où on met les pieds. C'est globalement cette tension entre la chanson populaire et la volonté d'inscrire cette dernière dans l'époque d'expérimentation à laquelle elle naît qui donne sa couleur si particulière à cet album. Branco s'inscrit à la fois dans une tradition et dans une volonté de la dépasser, c'est un chanteur populaire qui se saisit de son art pour le faire sortir de son trou et l'exposer au risque.
On entre là dans quelque chose d'assez fascinant: même s'il ne date "que" de 1971, "Mudam-se os tempos, mudam-se as vontades" prend pleinement acte de l'importance à venir des musiques répétitives1 et électroniques. Branco mêle à ces styles un fond traditionnel, ou habituel, et s'efforce de faire marcher ensemble ces courants que tout est censé séparer. Il y a presque du politique là-dedans : renvoyer dos-à-dos l'ancien et le contemporain (voire ce qui se profile au loin), c'est s'assurer la désunion du peuple et un climat conflictuel dans lequel aucun mouvement contestataire d'envergure ne pourra se construire. Chercher au contraire à les unir dans un même mouvement créatif comme Branco le fait, c'est se préparer des matins glorieux2.

L'album est parcouru de moments de grâce bourrue, qu'il s'agisse de gestes parfaitement exécutés, y compris dans leur fragilité et leur maladresse, ou de sortes d'élans massifs et lyriques vers une forme d'inconnu. A ce rayon on retiendra « Perfilados de Medo », qui part d'un pas pesant et solidement ancré dans la terre avant de se laisser peu à peu parasiter puis détourner de son cours par d'étranges éléments sonores ayant trait, une fois encore, à la musique électronique, voire carrément expérimentale. Le pas de deux initial devient une sorte d'errance intérieure et l'imaginaire de l'auditeur est amené à se perdre dans la musique comme Branco lui-même, dont la voix s'efface progressivement tandis que se poursuit ce nœud de sonorités. C'est une démarche audacieuse et rare que de pousser une chanson sur ce terrain incertain, de chercher à l'y perdre et, peut-être, à s'y perdre aussi. Branco, derrière ses moustaches, sa guitare en bois et sa voix de papa, se révèle progressivement être un flibustier en quête de tempêtes.

"Mudam-se os tempos, mudam-se as vontades" est donc un album d'une beauté brute, un peu sauvage. Il est profondément ancré dans un contexte, une époque et un combat, mais comme il est réussi il en devient intemporel et universel. Il évolue au hasard des courants, de la tristesse, de la colère, mais aussi de l'espoir qu'incarnent les audaces musicales de Branco et le changement qu'elles annoncent.
"Le temps couvre le sol d’un vert manteau
Après l’avoir couvert de neige froide,
Et change en pleurs la douceur de mon chant.

Et non content de changer chaque jour,
Changeant ainsi il nous surprend encore,
Car il ne change plus comme il faisait jadis."



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1 Même si celles-ci étaient déjà au cœur de bon nombre de musiques folkloriques européennes, mais c'est un autre débat.
2Soit dit en passant c'est José Mário Branco qui arrangera « Grândola, vila morena », la chanson de Zeca Afonso qui, diffusée à la radio en pleine nuit du 25 avril 1974, annoncera au peuple portugais que la révolution est en marche.

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