dimanche 16 novembre 2014

Quelques mots sur Interstellar

Tout d'abord il faut convenir qu'on ne cause d'habitude ici (presque) que de choses méconnues. Il y a donc une sorte de paradoxe ou de appelez ça comme vous voulez à écrire quelques lignes au sujet d'un film qui connaît un grand succès et sur lequel tous les projecteurs sont braqués. Mais bon, les règles sont faites pour être outrepassées (c'est d'ailleurs de dépassement qu'il va s'agir mais attendez vous allez voir) et puis il y a des jours comme ça où on a envie de se servir de cet espace pour causer un peu de l'air du temps. Ah et aussi: vous pouvez lire ce qui suit même sans avoir vu le film de Nolan, il n'y aura aucun détail qui vous gâcherait la découverte.
Alors Interstellar, parlons-en. La séance est terminée depuis à peine une demi-heure, ça sera donc peut-être un peu brouillon et toutes nos excuses d'avance.

On peut tourner le problème dans tous les sens que l'on voudra, il y a dans le domaine des films de fusées et tout ça un monument autour duquel tout le reste gravite, et c'est bien sûr 2001, l'Odyssée de l'espace de Stanley Kubrick. Par la révolution esthétique qu'il a incarnée en terme de représentation de l'espace au cinéma, c'est un film qu'aucun réalisateur abordant le sujet ne peut ignorer. Pour autant, tous les films du genre ne doivent pas être lus à l'aune de celui de Kubrick, car 2001 ne parle pas tant de l'espace en soi que de l'idée d'éprouver les éventuelles limites de ce dernier, et à travers elles la notion de limite tout court (c'est précisément là que se situe Nolan dès le synopsis). C'est ainsi par exemple qu'en réalisant Gravity Alfonso Cuarón ne s'est jamais exposé à cette comparaison, puisque la finalité de son film était l'exact inverse, à savoir le retour sur la terre.

Mais ce qu'il y a d'embêtant avec Interstellar, c'est non seulement qu'il choisit d'entrée de jeu de se mesurer au film de Kubrick, mais qu'en plus il le fait savoir de manière excessivement petite bite, à savoir par le biais de la musique. Hans Zimmer (qui n'est pas un lapin de trois semaines) choisit en effet de manière régulière (pour ne pas dire lourde) de citer la dernière note du mouvement de l'« Ainsi parlait Zarathoustra » de Strauss, qui illustre 2001 (vous savez l'orgue qui fait "tiiiiiiiiin") de manière si puissante qu'on ne peut aujourd'hui plus penser à ce morceau sans penser au film et vice-versa.
Nolan ne peut évidemment pas ignorer ce clin d’œil. Il laisse faire, et dès lors il nous semble décider, de manière détournée, de se mesurer à Kubrick. Pourquoi pas après tout, parmi les réalisateurs à succès contemporains Nolan est sans doute le seul à pouvoir rivaliser avec le vieux Stanley sur le terrain de l'intelligence. Seulement voilà, Nolan confirme ici son travers: il est trop intelligent.
Plus précisément, il est d'une intelligence trop froide, trop mathématique et, d'une certaine manière, trop calculatrice. Parce que là où Interstellar est un échec patent, c'est qu'il s'emploie sur le papier à poser la question des limites de l'univers et des limites de l'humain, mais qu'il se montre absolument incapable de transcendance. Quand on cherche à aborder un tel sujet, c'est embêtant.

Ce qui fait de 2001 un film toujours indépassable, c'est qu'il s'appuie sur un philosophe, Nietzsche, et un sur un texte, Ainsi parlait Zarathoustra, qui combinent une démarche intellectuelle et une démarche poétique. Dès lors, Kubrick ne s'encombre jamais de questions techniques ou scientifiques (malgré un travail de recherche phénoménal qu'il a l'élégance de ne pas mettre en avant), puisque tel n'est pas son sujet. Ce qui le fascine, et le spectateur à sa suite, c'est la question pour ainsi dire du dépassement de l'humain par l'humain, et de ce qu'il y après la Limite. Le résultat est un film qui n'est pas difficile à comprendre au sens premier du terme, puisqu'il ne nous donne jamais les outils scientifiques qui permettraient d'appliquer à son visionnage un questionnement concret. Il est au-delà de la technique, dans la métaphysique1.
Soit l'exact opposé d'Interstellar, qui se gargarise régulièrement de pseudo-considérations scientifiques de haut vol n'ayant d'autre objectif que d'en imposer au spectateur qui, à moins d'être physicien, se retrouve souvent paumé dans les conversations tenues entre les personnages (ce qui a pour effet pervers de le placer en position d'infériorité par rapport au film, et de le rendre dès lors moins prompt à la critique puisqu'on n'ose jamais trop remettre en cause des propos dont on sait qu'ils nous dépassent). Qui plus est c'est fait de manière assez malhonnête (d'accord on cause de la relativité du temps et de tout ce genre de choses, mais si on veut être dans le réalisme où sont les longues scènes de calcul qui devraient occuper la majorité du voyage interstellaire des spationautes?).
Cela aboutit à un résultat sans appel: la fin d'Interstellar incarne l'échec de Nolan à faire de son cinéma un voyage en ce qu'elle est un retour à l'ordre d'une lourdeur sans fin, alors que Kubrick parvient avec une maestria bouleversante à mener le spectateur au-delà des limites du connu et de l'envisageable.

Dès lors il nous semble que l'échec esthétique et intellectuel (par malhonnêteté, d'où notre irritation) d'Interstellar prend la forme de la faiblesse de Nolan: en choisissant de se placer dans l'intellect, il se dégage de l'émotion. Non pas l'émotion qui consiste à pleurer devant une scène attendrissante, mais l'émotion cinématographique qui survient lorsque soudain le spectateur est amené à entrer dans un univers insoupçonné. C'est l'effet que procure 2001 en ce qu'il demeure une expérience unique qui donne l'impression de sortir de soi, ou plutôt d'outrepasser les limites de soi, de ce par quoi l'on se pensait apte à être ému. Là où Nolan intime au public l'ordre de rester à sa place, de regarder et de laisser les grandes personnes parler et filmer, Kubrick montre au spectateur, en l'invitant au voyage,  qu'il a de quoi plonger au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau, et de la sorte il le libère des limites esthétiques que le cinéma de masses lui a imposées à son insu. La transcendance, encore et toujours.

En fait le principe même de l'exploration de l'espace peut reposer sur deux finalités: soit une finalité d'ordre politique, celle d'en imposer au voisin et de prendre en quelque sorte le contrôle de l'inaccessible, soit une finalité aventureuse et métaphysique, qui repose sur le désir d'aller prendre les mesures de ce qui est prétendument infini. La démarche cinématographique de Nolan le rapproche clairement plus du camp des stratèges que de celui des explorateurs.
Entendons-nous bien : le fait qu'il se place constamment sur le terrain de l'intellect n'est pas gênant en soi, et notre amour pour cette grande œuvre de réflexion qu'est the Dark knight demeure (précisément parce que l'objet de Nolan était dans ce cas détaché de toute ambition transcendantale puisqu'il s'agissait d'ancrer dans un univers de super-héros aux profonds accents de réel une réflexion politique sur l'administration des masses). Là où c'est gênant c'est quand il décide d'avoir des prétentions qui le dépassent, au point qu'il n'ose les assumer franchement. Et c'est bien le cas dans une dernière partie qui ressemble à un soufflé au pet scientifico-humaniste où l'on sent qu'il aimerait pouvoir chanter avec les sphères, mais que le lâcher-prise que cela nécessiterait lui fait horreur.
Dans le feu de l'action et pour être un peu vachard, on pourrait donc dire que si Nolan a un cerveau en parfait état de marche, il lui manque encore une âme. Et comme on a ici pour principe d'inciter à aller du côté des belles choses, (re)voyez donc 2001, l'Odyssée de l'espace. A priori il restera encore indéboulonnable pendant quelques temps.

N.B. : Ceci était billet écrit dans le feu de l'action, le feu ça aveugle, il est fort possible que nous nous trompions du tout au tout sur les ambitions de Nolan. En revanche cette idée d'une œuvre s'attachant à visiter l'interstellaire sans enlever ses pantoufles nous dérange de manière sûre.

P.S.: Ah si il y a quand même un truc bien avec ce film: toute cette poussière donne furieusement envie de réécouter le grand Dust Bowl Ballads de Woody Guthrie.



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1 Ce qui peut certes le rendre difficile à appréhender, mais alors là on en revient à la question du voyage sans carte que nous évoquions dans notre précédent billet.

mercredi 12 novembre 2014

Synecdoche, New York

Une synecdoque est une figure de style qui permet d'exprimer la partie par le tout, et inversement. Cette définition n'aura aucun intérêt dans ce qui suit, mais si vous avez une interro surprise demain vous nous direz merci.


Synecdoche, New York est le premier (et à ce jour unique) long-métrage réalisé pour le cinéma par Charlie Kaufman. Il raconte l'histoire d'un metteur en scène de théâtre, Caden Cotard, que l'on suit grosso modo pendant 40 ans.
Au début du film c'est le matin et Caden a une femme et une fille. La femme de Caden peint des tableaux minuscules et sa fille regarde des dessins-animés où il est beaucoup question de la mort. Caden ne se sent pas très bien. Un homme, une silhouette presque, est souvent là, qui l'observe de loin, dans le flou. Caden ne se sent vraiment pas bien. Sa femme s'éloigne de lui et elle est plus heureuse ainsi. Caden est malade. Et il reçoit une bourse, "un soutien financier qui vous aidera à créer une œuvre de beauté, de vérité, utile à votre communauté et au monde entier."


Restons-en là pour le moment (nous n'irons de toute façon pas beaucoup plus loin pour des raisons qui viendront en leur temps). Cette première partie du film est saisissante en ce qu'elle joue à merveille sur deux tableaux : les situations sont pleines de tension rentrée, de rancœurs, d'ouvertures vers de possible accès d'hystérie, mais jamais rien n'explose. Des formes étranges commencent à se montrer sous la peau, le malaise est palpable, et pour autant rien n'est dit. On est donc ventre noué, comme suspendu au-dessus d'un gouffre sans bien savoir de quel type de gouffre il s'agit. Qui plus est jamais Kaufman ne cherche à faire le Jacques en se situant à l'extérieur de ce qu'il raconte, son point de vue fait corps avec ce qu'il montre, ce qui accentue ce sentiment d'incertitude quant à la trajectoire qu'empruntera le récit.
C'est d'ailleurs là une qualité que l'on trouvera tout au long du film: si original et troublant qu'il puisse être, jamais il ne s'emploie à souligner sa propre étrangeté, pour la simple et bonne raison que celle-ci n'est pas feinte (ce qui le classe d'emblée au-dessus de la production cinématographique indépendante de masse). On pourrait même voir un jeu dans la manière qu'a Kaufman d'ancrer son récit dans certaines figures imposées du cinéma américain conventionnel. Son ouverture par exemple: comme des centaines (milliers?) de films, c'est un réveil qui s'enclenche et un petit-déjeuner en famille, ce qui serait dans un film classique une manière efficace, simple et familière de lancer un récit par une journée qui débute (il n'y a pas d'hier, pas de nuit, pas de souvenirs, pas de cauchemars, tout roule sur du velours). A part que dans Synecdoche, New York ce réveil a des airs d'abattement qui donnent l'impression que le soleil s'est couché depuis longtemps et que la nuit s'éternise.


Parce que oui, autant être prévenu, même si le film est traversé par une certaine forme d'humour à (très) froid, il n'est pas vraiment prompt à filer la méga patate; en revanche pour qui sait tirer la substantifique moelle de la mélancolie, c'est cadeau. Plaçons ici, parce qu'on ne sait pas où le mettre, que la bande-originale composée par Jon Brion est d'une grande beauté, et que, comme à chaque fois, on a l'impression en voyant ce film que c'est le plus grand rôle de Philip Seymour Hoffman.


Un malaise se dessine donc dès le début, quelque part entre une sensation désagréable et un sentiment diffus que la tristesse durera toujours. L'impression progresse: quelque chose ne va pas.
C'est d'abord rampant et puis ça se confirme de plusieurs manières, y compris dans de brusques accès de burlesque. Plus globalement ce qui ne va pas est montré plus ou moins ouvertement, mais personne ne semble s'en apercevoir, ce qui accentue l'état de malaise. C'est là une autre idée brillante du film : rien ne va et c'est la norme, ce qui est le contrepied du cinéma de masse. On ne part pas d'un ordre établi (qui subit une modification et dont la finalité sera le retour à l'état initial, schéma classique), mais d'un désordre établi.
Plus rien ne fonctionne, à toutes les échelles, partant du corps du personnage (qui doit se forcer à saliver pour pouvoir manger, qui a besoin de gouttes pour pouvoir pleurer) pour aller jusqu'à la perception même du temps: des ellipses ont lieu sans qu'on les constate vraiment, on les déduit parfois de l'apparition ou de la disparition de certains personnages, parfois on ne sait pas si une scène est séparée de la suivante d'un jour ou d'un an... Surtout, le personnage lui-même semble ne pas en avoir conscience, comme si le fait que le temps passe le dépassait.


On tourne autour du pot parce qu'on avait oublié de lancer le mot, mais Synecdoche, New York est un film malade, et un grand. Et sacrément fascinant aussi. C'est là le propre du film malade, qui ose formuler d'une manière ou d'une autre ce qui est d'ordinaire tu (on n'ose jamais trop ouvrir la porte du placard dans lequel on range les cadavres) pour pouvoir mieux s'y confronter, puis l'embrasser et/ou le conjurer.
On en arrive au nœud du film : lorsque Caden reçoit la bourse mentionnée plus haut, il décide de créer une pièce de théâtre qui montrerait rien moins que la vérité de l'existence humaine. Il dispose à cet effet d'un gigantesque hangar, dans lequel il lance progressivement des dizaines de petites pièces censées aboutir à la formation d'un grand tout et dans lesquelles les acteurs jouent tout d'abord des acteurs qui jouent une pièce, avant que Caden ne décide de mettre en scène des acteurs qui jouent sa vie à lui. On entre alors dans un nouvel ordre narratif où la pièce finit par mettre en scène la mise en scène de la pièce qui représente la vie de Caden, créant progressivement dans un processus étouffant une œuvre gigogne1: on entre dans les limbes du cerveau de Caden, et c'est là que commence pour de bon le voyage et qu'essayer de raconter ou de commenter en détail s'avère inutile.


Le film a été assez mal reçu par la critique à sa sortie, ce qui a peut-être une influence sur le fait qu'il est aujourd'hui quasiment introuvable en DVD. Mal reçu parce que Charlie Kaufman est associé à des personnalités comme Spike Jonze ou Michel Gondry, que certains courants de la critique persistent à prendre pour d'aimables pinpins bricoleurs, et que dès lors le fait que Kaufman puisse tailler de la matière narrative à son idée, et aboutir à quelque chose de risqué, d'unique et de beau, a immédiatement activé chez certains journalistes le réflexe du « attention voici un mec brouillon qui pète plus haut que son cul ».
Synecdoche, New York a été plutôt mal reçu, donc, mais quelque chose nous fait penser que d'ici quelques dizaines d'années (ou peut-être même moins qui sait, les choses vont tellement vite depuis qu'on envoie des spoutniks sur la lune) ce film sera redécouvert, et sa valeur enfin reconnue. Il faut pour cela attendre qu'une frange des spectateurs soit prête à aller vers la beauté du monstre.

Car voici ce qui se passe, finalement: le malaise qui habite la première partie du film commence à gagner le film lui-même. On entre alors véritablement en contact avec l'identité malade de Synecdoche, New York, et sous les assauts de cette maladie le sens même rend les armes ( à moins peut-être de s'escrimer à en trouver un, mais refuser le voyage au prétexte qu'on n'a pas de carte, c'est quand même agir en marin d'eau douce2). On a alors le sentiment de tomber et de flotter en même temps, en tout cas on ne touche plus vraiment terre et l'air ressemble à de la brume. Cette agonie du sens immédiat ouvre la voie à un ballet d'émotions où la poésie et la douleur s'enlacent et nous font entrer dans leur danse, et toucher du doigt leur vérité, et nous perdre. Et c'est peut-être aussi à ce prix de la douleur qui soigne que l'on accède à la beauté. Lui tourner le dos au prétexte qu'elle ne ressemble pas à ce à quoi elle devrait ressembler serait une triste erreur.










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1 Pour avoir une idée du principe de la chose l'on peut repenser au clip réalisé par Michel Gondry pour la chanson de Björk « Bachelorette », dans lequel la cannibalisation du récit par le récit menait déjà à une forme d'autodestruction.
2 Oui parce qu'on trouve sur internet pas mal d'articles écrits par des quidams (qui doivent, comme tout ce qu'il y a de bas-de-plafond sur cette planète, détester le mystère) prêts à se battre pour donner une interprétation précise, claire et définitive au film; un peu comme si quelqu'un débarquait chez René Char en lui disant "Quand vous écrivez « Enfonce-toi dans l'inconnu qui creuse. Oblige-toi à tournoyer. », ça veut dire que vous défendez le hula-hoop c'est ça?"

jeudi 30 octobre 2014

Ríos 3

Après Ríos et Ríos 2, voici donc Ríos 3.

On a bossé comme des dingues, oui.

Principe et mots d'ordre demeurent: fraîcheur, impulsivité, funambulisme, graines de courge.


Pour embarquer il faut cliquer ici.

01 Ligne de fuite
02 Jim Putnam & Mickaël Mottet - Let be
03 Pipo Pegoraro - Sabão de Coco
04 Kilo Kish - IOU
05 Powerdove - Be mine
06 Ikey - Timbuktu
07 Old Mate - Something
08 Romulo Fróes & Juçara Marçal - Espera
09 Matt Berry - Lost contact
10 Noir Boy George - Enfonce-toi dans la ville
11 Halasan Bazar & Tara King th. - Ventolin
12 Catherine Hershey & Julien Gasc - Gayle (Guy Blackman cover)



dimanche 12 octobre 2014

Un pied dans la culture de masse: Charles Bukowski, "the Laughing heart"

Tout d'abord une explication de classement que nous tenterons de faire aussi brève et digne que possible mais ça va être compliqué.
Il peut sembler absurde de présenter ici un poème de Charles Bukowski comme faisant partie de la culture de masse. Les enfants n'apprennent pas « the Laughing heart » au CP. Aucun chanteur de supermarché (du moins a priori, du moins pour l'instant) n'a essayé de transformer ce poème en tube. Donc non, « the Laughing heart » ne fait pas en soi partie de la culture de masse.
Seulement voilà: nous venons de découvrir par hasard (et avec du retard, mais le mal est fait) qu'un marchand de pantalons avait édifié une sienne publicité autour de ce poème. Nous avons alors pleuré dedans nous, de tristesse et de dépit d'abord, et puis de colère. Comme l'enfant du poème de Victor Hugo (qui n'a heureusement pas encore été récupéré par une marque de lessive), nous avons voulu de la poudre et des balles. Car dans la guerre psychologique permanente qui nous est livrée par les Épiciers, la réponse la mieux adaptée nous semble être la réduction à néant de leur empire en caca. Mais nous ne savons pas construire ni déclencher une bombe, et c'est malheureux, et on se demande ce que fout l’Éducation Nationale.
Nous aimons le bonheur et la joie, et nous souhaitons de tout cœur la mort des pubards qui souillent les jolies choses (des musiques souvent, parfois des extraits de film, voire des événements historiques, et plein d'autres choses encore) en les séparant net de leurs racines pour les associer irrémédiablement, dans notre inconscient collectif de masse, à une voiture ou une compagnie aérienne. Peu importent alors les circonstances, les émotions, la sensibilité et la manière de composer avec le fait d'être au monde qui ont inspiré ces créations. En les pervertissant, les publicitaires les vident de leur substance (non pas dans l'absolu, encore une fois, mais dans l'esprit du plus grand nombre) et, contrefaisant la création, ils révèlent leur nature profondément destructrice. 



Dégageons-nous de cette crasse pour aller un peu du côté du Beau. « the Laughing heart », donc. Si on retient bien trop souvent de Bukowski l'image du soûlard c'est au détriment de ce qui fait l'âme de son œuvre: le merle bleu qui chantait dans son cœur et lui a inspiré un autre de ses plus beaux poèmes1. En vérité Bukowski nous semble plein d'amour. Il emprunte bien des chemins plus ou moins détournés pour le retenir ou l'exprimer, mais nous croyons dur comme fer que s'il boit à outrance, peste, crache, insulte, vomit, ricane, c'est par amour que Bukowski le fait.

(Bukowski aimait Rabelais, Rabelais aimait l'humain jusqu'à en souffrir, jusqu'à en être amer (voir la déception qui accable la fin du Quart Livre, et donc de l’œuvre rabelaisienne), et l'on serait bien tenté de faire un raccourci balourd (d'ailleurs si quelqu'un connaît des raccourcis raffinés, qu'il nous écrive, ça nous intéresse bien) en disant que quelqu'un qui aime Rabelais ne peut pas aimer être habité par la rancœur.)

Sans doute, Bukowski buvait en partie parce qu'il avait mal aux autres. Et en partie parce que le vin blanc c'est bon et la bière ça désaltère. Il jouait son rôle d'ogre aux yeux du grand public pour s'assurer que tout le monde soit bien parti quand lui viendrait l'envie de laisser son merle bleu chanter. C'est bien l'oiseau en Bukowski qui est à l'origine de « the Laughing heart », et il nous est insupportable de le voir se faire encager, casser les ailes et tordre le cou par un minable fripier. Voici donc dans sa belle nudité « the Laughing heart » :


« your life is your life
don’t let it be clubbed into dank submission.
be on the watch.
there are ways out.
there is a light somewhere.
it may not be much light but
it beats the darkness.
be on the watch.
the gods will offer you chances.
know them.
take them.
you can’t beat death but
you can beat death in life, sometimes.
and the more often you learn to do it,
the more light there will be.
your life is your life.
know it while you have it.
you are marvelous
the gods wait to delight
in you. »2 

« Tu ne peux pas vaincre la mort, mais tu peux vaincre la mort dans la vie »; c'est une belle devise à coudre sur un étendard.
Nous nous sommes bien emportés au début de ce billet, mais au-delà de la colère (qui ne s'éteint pas) la confiance demeure, inaltérée: le merle bleu de Bukowski est irréductible, et chie dans les doigts de qui tente de l'entraver.

P.S.: ça n'est pas un hasard si Tom Waits, autre cœur de colibri caché dans un ours, lit si bien ce poème:









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1Poème que voici (traduction approximative de nos soins) :
« il y a un merle bleu dans mon cœur qui
veut sortir
mais je suis trop dur pour lui,
je dis, reste là-dedans, je ne vais
laisser personne
te voir.
il y a un merle bleu dans mon cœur qui
veut sortir
mais je lui verse du whisky dessus et j'aspire
de la fumée de cigarette
et les putes et les barmen
et les employés d'épicerie
ne savent jamais
qu'il
est là-dedans.

il y a un merle bleu dans mon cœur qui
veut sortir
mais je suis trop dur pour lui,
je dis,
ne bouge pas, tu veux me foutre
en l'air?
tu veux saloper mon
œuvre?
tu veux faire foirer mes ventes en
Europe?
il y a un merle bleu dans mon cœur qui
veut sortir
mais je suis trop malin, je le laisse seulement sortir
la nuit parfois
quand tout le monde dort.
je dis, je sais que tu es là,
alors ne sois pas
triste.
et puis je le range,
mais il chante un petit peu
là-dedans, je ne l'ai pas tout à fait laissé
mourir
et on dort ensemble comme
ça
avec notre
pacte secret
et c'est suffisamment doux
pour faire pleurer
un homme, mais je ne
pleure pas, et
toi?

(on trouvera une jolie lecture de ce poème par Bukowski lui-même dans la dernière compilation ici parue)


2 Pour ceux qui passaient les cours d'anglais à se trier les doigts, une traduction qui vaut ce qu'elle vaut:

« ta vie est la tienne
ne la laisse pas tomber dans une soumission froide et humide.
sois aux aguets.
il y a des portes de sortie.
il y a de la lumière quelque part.
ça n'est peut-être pas beaucoup de lumière mais
elle surpasse l'obscurité.
sois aux aguets.
les dieux te donneront des chances.
reconnais-les.
saisis les.
tu ne peux pas vaincre la mort mais
tu peux vaincre la mort dans la vie, parfois.
et le plus tu apprendras à le faire,
le plus il y aura de lumière.
ta vie est la tienne.
sache-le tant qu'il est temps.
tu es merveilleux
les dieux ont hâte
de se réjouir pour toi. »

samedi 4 octobre 2014

Julien Gasc - Cerf, Biche et Faon




Julien Gasc a une carrière longue comme deux bras, il a travaillé avec beaucoup de monde, il fait partie d'Aquaserge, il porte une barbe de très belle facture et il mesure trois mètres. Il a enregistré un premier album solo, et ce disque s'appelle Cerf, Biche et Faon.
Pour poser le décor on peut dire que Cerf, Biche et Faon a été enregistré en quelques nuits sur un quatre pistes cassette. On peut dire aussi qu'à notre connaissance, c'est le seul disque dont les deux premiers morceaux sont une mise en musique d'un poème de Marguerite de Valois1 et une chanson intitulée « Fuck ».


Ce qui résumerait le mieux Cerf Biche et Faon, c'est peut-être cette idée que rien n'est interdit, et que l'emphase comme le jeu avec les limites du trivial sont des territoires valable puisque le pays importe peu, ce qui compte c'est l'exploration. Dès lors, Julien Gasc ose et expérimente. S'il faut peut-être plus d'une écoute pour monter à bord du dirigeable, les paysages qui s'offrent à nous une fois à bord nous donnent l'impression d'ouvrir les yeux pour la première fois.
Prenons pour exemple « La cuarenta »: un piano qui avance comme sur un fil, un souffle qui précède une voix chantant des choses étranges (au départ on se demande si l'on a bien entendu "Choux à la crème s'esclaffent pour mieux enfler"; la réponse est oui), des chœurs comme de discrets feux d'artifice qui jaillissent de nulle part et réinventent le ciel, et puis la grâce qui s'installe. Pas pour dire mais ce morceau nous a transformé des nuits sans lune ou des levers de soleil comme peu d'autres.

Il faut oser aussi traduire mot à mot les paroles du « Together » de Harry Nilsson. Mais de cette démarche qui pourrait sembler vouée à la maladresse naît, avec « Ensemble », un morceau d'une nudité musicale et sentimentale sublimée par la frontalité des mots et de la voix de Julien Gasc. Il semble que presque toutes les chansons de Cerf, Biche et Faon reposent sur ce principe: partir de quelque chose d'a priori très casse-gueule, et le transformer tantôt en bouquet de fleurs, tantôt en nœud de vipères; tantôt en incarnation de la sublimation, tantôt en peinture amère de l'échec amoureux (« Tu m'as quitté, j'aurais très bien pu le faire », médaille d'or de l'entrée en matière).

Parfois on se dit que l'album dans son ensemble suit une sorte de cheminement, et va du ciel (chacun à leur manière, « Nos deux corps sont en toi » et « La boucle » célèbrent l'amour en prouvant qu'emphase et sincérité peuvent vivre en harmonie) à l'enfer (le constat triste d'« Ensemble », l'amertume de « Tu m'as quitté », l'entrée progressive dans un cauchemar éveillé d'« Infoutu de ») pour retrouver enfin la terre et le souffle (« Jouir », et surtout « Canada », petit bijou mêlant émotions enfantines et adultes qui, soyons en certains, serait déjà un standard de la chanson populaire s'il n'y avait pas la crise).
Mais au fond peu importe qu'il y ait ou non un itinéraire, ce qui compte c'est de se perdre dans ces atmosphères, ces instants et ces éclats de lumière et d'ombre qui nous réveillent l'âme mine de rien, par la grâce de cette voix qui fait tomber un à un les murs qui enserrent notre sensibilité en lui intimant l'ordre de ne pas s'émouvoir devant ce qui n'apparaît pas sur les cartes.
Parce que c'est bel est bien ce qui se passe. Heureusement Julien Gasc est là pour nous rappeler que « pour l'enfant amoureux de cartes et d'estampes, l'univers est égal à son vaste appétit. »

Cerf, Biche et Faon nous fait alors voyager dans un autre espace au rythme d'un autre temps et nous ouvre à tout ce qui peut exister de sentiment et de ressentiment, de légèreté et d'âcreté, de solidité et de fragilité, de sublime et de trivial... En somme, Julien Gasc célèbre la noce des contraires. C'est une épiphanie à taille humaine et ça nous rend guillerets et émus à la fois.




P.S.: En bonus, une réinterprétation à l'harmonium du très chouette "Gris métal" de Bertrand Burgalat, où une chanson élégamment érotique se trouve parcourue d'une sorte de souffle mystique.



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1 Ce qui permet au passage de découvrir que la reine Margot n'était pas la moitié d'une fortiche poète, ce que nous ignorions, donc merci encore Julien Gasc.

vendredi 26 septembre 2014

Louis Calaferte - Londoniennes

Nous avons déjà évoqué en ces lieux l’œuvre romanesque de Louis Calaferte, mais nous n'avons pas parlé de sa poésie, et c'est un tort. Alors comblons ce manque avec Londoniennes (qui est difficilement trouvable aujourd'hui, même que c'est triste, et que ça ressemble à une constante de l’œuvre de Calaferte, même que c'est triste).


 


                          « Goudron vert
                          chanvre bleu
                          sous la mer
                          couve un feu

                Requins blancs à l'amarre
                les paquebots géants
                les paquebots géants
                que le soleil chamarre
                sont des rois fainéants

Le barman du Tit's Club me dit au téléphone
qu'un cargo appareille demain pour Lisbonne

Aurore ô salaison oriflamme sanguine
                           oriflamme d'un sein
                           griffures du matin
                           oriflamme rouquine

              Aurores vos forêts vos âcres
              vitriols vos bistres empires
              vos turquins pâles vous transpirent
              vos grains de jais vos grains de nacre
              vos jades vos coraux vos sacres
écorchures blasons salamandres sirènes
              aurores que la nuit fit reines
j'ai soif à en douter d'arrogances marines

                         Goudron vert
                         chanvre bleu
                         sous la mer
                         sous la mer
                         couve un feu

Où était-ce en ce jour et en cette heure claire
que j'arrimais au mieux mon cœur à demi mort
en jouant sur les mots de mon vocabulaire
                 pleurez pleurez encore
                 tulipes des avrils
                 vos laits incendiaires

         Où était-ce en ce jour mon cœur
               nous fûmes ivres morts

               Pleurez pleurez encore
               écharpes des exils

Un froid un froid mortel nous fit graves et gourds
où était-ce en cette heure claire et en ce jour

            Noyés d'ici noyés d'ailleurs
                             que vous coûtent les ans
                             j'aime vos yeux railleurs
                             ce râle sur vos dents

Le barman un barman celui-là ou un autre
me dit qu'un cargo part et que c'était le nôtre

                          Masque vert
                          goudron bleu
                          sous la mer
                          couve un feu

Lorsque vous sonnerez clochers noirs de ma mort
battez battez sanglots mon cadavre immobile

                        Masque vert
                        masque vert
                        chambre bleue
                        chambre bleue
                        sous la mer
                        sous la mer
                        couve un feu

A Londres ce jour-là le ciel était superbe »


En terme de poésie Calaferte a couvert un immense champ d'action, fouillant l'expérimental avec acharnement, allant jusqu'à écrire des recueils entiers avec des mots qui n'existent pas. Mais ce qui est caractéristique de Londoniennes c'est précisément l'inverse : il s'agit d'une poésie immédiate, comme si c'était une urgence de laisser le cœur s'ouvrir et raconter son histoire sans passer la langue à travers le tamis de la réflexion littéraire. Et c'est très valable.



« Eros est à Picadilly
nous y sommes aussi
               la nuit

Tu m'as appris le nom des streets
qui nous ont amenés ici
c'est le dernier de mes soucis
de tout ton anglais me suffit
               le seul mot sweet

Les enseignes multicolores
te font de mille travestis
des yeux de lapis-lazuli
c'est dans ce grand charivari
               que je t'adore

Eros est à Picadilly
nous y sommes aussi
                    la nuit

Et je t'embrasse à pleine bouche »



Plus que de la poésie, on a parfois l'impression de lire ici des textes de chansons. Dans la rythmique, dans la construction, dans la manière de créer des unités de sens et d'imaginaire, il y a quelque chose qui renvoie en vérité aux chansons populaires. Mais alors écrites avec soin, avec un sens certain de l'installation d'une atmosphère puis de l'arrivée d'une chute qui fait trembler ce qui a été écrit immédiatement avant.


« Nos restaurants à prix modestes
ou nos soirées au cinéma
           ma collégienne

J'aimais ton allure et tes gestes
tes cheveux courts ton embarras
           et tes joues pleines

Que tu fasses l'enfant qu'on gronde
et qui dans son coin sans un mot
            a de la peine

Que tu veuilles expliquer le monde
et le refaire in extenso
           en souveraine

Je t'aimais à la fois comme femme et enfant
            pelotonnée sur mon épaule
            avec des rires agaçants
et des petits regards de jeune chat qui miaule

           J'aimais que les gens nous regardent

                          Endors-toi
                          endors-toi
                          je te garde

           J'étais comme un peu fou de toi »


C'est exclusivement d'amour qu'il s'agit, et d'un paysage. Londres devient un décor, une géographie par laquelle sont exprimés le sentiments. Calaferte reconstruit la ville en jetant bas son architecture, qui n'existe plus puisqu'il semble ne plus y avoir d'yeux que pour l'aimée. Londres se fait alors vaporeuse et tendre, même dans l'humidité et le froid. L'érotisme si présent dans l’œuvre de Calaferte est ici exprimé comme en sourdine tout au long du recueil ; il n'est plus évident, mais il habite discrètement chaque mot.




          « On reste à la fenêtre
          à se moquer des gens
          quitte à se compromettre
          à nos propres dépens

          Le monsieur au gros ventre
          qui promène son chien
          quelqu'un qui sort ou entre
          on s'amuse d'un rien

          Tu dis que c'est dimanche
          et qu'on habite un nid
          j'ai contre moi ta hanche
          hier c'était lundi

         Que le Yard nous recherche
         dans le monde partout
         de ma langue je cherche
         la tiédeur de ton cou

        Tu fais quelques grimaces
        derrière un face-à-main
        imaginaire et lasse
        voilà que tu as faim

Tout de toi m'étonne et m'émeut

         Et maintenant encore
  que dans un temps où à jamais
          déjà presque incolores
  ces fenêtres se sont fermées »



Ces poèmes sont aussi traversés par une grande tristesse, et l'on sent que l'exaltation qui fait de Londres une rêverie cache une sorte de douleur au présent qui ne se dit pas ouvertement, mais qui transforme bientôt la ville en une sorte de cimetière à souvenirs où la flânerie n'est plus possible. Mais ce sentiment grave qui habite les lieux n'empêche pas la présence d'une certaine drôlerie dans ce qui est raconté comme dans la désinvolture qui saisit parfois les mots.



« La vendeuse aussi est anglaise
comme toutes le sont ici
elle n'a pas des yeux de braise
ses seins sont beaucoup trop petits
son nez trop long couleur de fraise
             mais bon tant pis »



En somme, Londoniennes ressemble à un recueil sans arrières-pensées, à des sentiments livrés dans l'immédiateté parce qu'il faut que tout soit dit, l'heureux comme le triste. C'est humble, sincère, touchant, c'est de la belle poésie.


« Il pleut même les yeux des filles sont mouillés »







jeudi 4 septembre 2014

Sufjan Stevens - Seven swans



Il se trouve que dans la discographie de Sufjan Stevens, d'une importance considérable au vu de sa jeunesse, on retient souvent Michigan et Illinois, soit ce qui reste de son projet des 50 états. Ce faisant on néglige Seven swans, un album paru entre les deux et qui se trouve être celui qui nous semble le plus entier. Alors parlons-en un peu.
Si Seven swans a reçu (et continue à recevoir) moins de considération que son prédécesseur et son successeur, c'est sans doute à cause de son côté apparemment discret et effacé. Ici, pas de chansons à tiroirs ni d'orchestrations pharaoniques, mais un choix d'instruments restreint en comparaison avec ce à quoi on a été habitués avec Sufjan Stevens (c'est à dire qu'il y a tout de même banjos, guitares, batterie, piano, et tous ces instruments à vent dont on ignore le nom et qui ont un temps constitué sa signature sonore) et une certaine définition de l'épure. Mais surtout, et c'est là que ça commence à devenir intéressant, Seven swans semble être une sorte de projet mystique.
Cela ne signifie pourtant pas que cet album propose de la musique religieuse, comme beaucoup l'ont écrit de manière hâtive. Seven swans est un album mystique. C'est très différent. La musique religieuse est réfléchie pour accompagner le rite collectif et créer un sentiment d'union qui participe au maintien en ordre d'une Église, tandis que la musique mystique est l'expression individuelle du sentiment transcendant ressenti par celui qui se sent soudain attiré vers la grâce. Et c'est bien de cela qu'il s'agit ici.


Prenons pour exemple le morceau d'ouverture, « All the trees of the fields will clap their hands », qui ressemble à un programme de l'album qui débute.
Dans la forme tout d'abord: une ligne de banjo, puis la voix du chanteur, huit notes de piano, des chœurs très simples accompagnés de quelques autres arpèges de banjo, et enfin l'arrivée de la batterie (Sufjan Stevens a toujours eu une science particulière de l'arrivée de la batterie au moment juste, qui se vérifie encore à plusieurs reprises dans cet album) et d'une discrète guitare, le tout avec un certain sens du presque désaccordé et du presque à contretemps qui renforce un sentiment de fragilité et de déterminations mêlées. Ces sonorités sont souvent maigres, et tout ça peut sembler un brin décharné. Sauf que cette aridité d'abord masque en vérité un sens de la construction admirable, où chaque élément décharné se voit progressivement adjoindre d'autres éléments décharnés qui finissent par donner naissance à une musique d'une profondeur et d'une intensité saisissantes.
Puis dans le fond: dévotion à un inconnu, annonce d'un avènement par le biais d'une musique portée à travers les branches ployantes sous le vent qui traverse la plaine, détachement de tout ce qui a été fait et acquis auparavant comme pour entrer dans un nouvel ordre... Nous sommes bel et bien dans une thématique mystique, et plus précisément rattachée à la mythologie chrétienne (Sufjan Stevens n'avait à l'époque pas encore publié son coffret de chants de Noël ni produit l'album de the Welcome Wagon, qui achèveront de confirmer son attachement à cette religion).

Bien sûr cette mythologie apparaît à chaque détour de chemin, que ce soit de manière évidente (dans des morceaux comme « Abraham » ou « The transfiguration » par exemple), ou de manière détournée. C'est dans ce deuxième cas de figure que l'écriture de Seven swans se révèle assez fascinante, car c'est paradoxalement de la sorte que Sufjan Stevens s'extrait de l'éventuel piège d'une musique uniquement chrétienne, et donc religieuse, pour entrer dans le domaine du mystique.
Ce qu'il fait, c'est qu'il parsème ses textes d'images qui peuvent aussi bien appartenir à un imaginaire profane qu'évoquer des éléments de la mythologie biblique, et que la rencontre des deux renvoie parfois dos-à-dos le sentiment mystique et la doctrine religieuse. Un exemple avec les paroles de « To be alone with you »:
« You gave your body to the lonely
They took your clothes
You gave up a wife and family
You gave your ghost
To be alone with me »1
On peut ici aussi bien imaginer qu'il s'agit de l'histoire d'un homme qui abandonne tout ce qu'il a accumulé et construit jusqu'alors pour rejoindre son amant que voir dans ces paroles une évocation du renoncement aux biens terrestres, voire à l'incarnation de Dieu choisissant de se faire homme parmi les hommes pour connaître l'expérience de la condition humaine. Quelle que soit l'interprétation suivie, c'est dans tous les cas rendu également émouvant par la douceur de la voix, des chœurs et le simple accompagnement musical.

Et justement la musique parlons-en, car c'est aussi par elle que s'exprime le mysticisme profond qui irradie cet album, que ce soit dans la simplicité déjà évoquée ou dans les quelques incursions dans la luxuriance que se permet Sufjan Stevens (on ne se refait pas, hein). Au sommet desquelles « Sister », morceau qui touche au sublime dans les deux temps qui le constituent.
Le premier, construit comme la danse des derviches tourneurs: un même mouvement circulaire qui se charge progressivement d'intensité et de densité pour aider l'âme à s'élever par l'effort du corps2. Le morceau est construit de la même manière et, à l'égal de l'album dans son ensemble, il a comme le derviche une main tendue vers le sol et une autre ouverte vers le ciel, en permanence.
Puis vient le deuxième temps, antithèse absolue du premier, quelques accords de guitare et la voix de Sufjan Stevens qui chante quelque chose au sens immédiat assez confus, mais peu importe parce que c'est beau, et ça finit comme par hasard par une élévation magnifiquement incarnée par le chant qui monte.
« And I have a red kite;
I'll put you right in it.
I'll show you the sky »

Sufjan Stevens prouve ici que dans la simplicité comme dans la richesse il sait tirer de ses arrangement toute l'émotion qu'ils peuvent contenir, construisant tantôt des cathédrales dorées resplendissantes, tantôt de maigres cabanes en branche qui sont peut-être encore plus émouvantes en ce qu'elles offrent un accès plus immédiat, car débarrassé de toute afféterie, à la sensibilité de leur auteur. La grande force de l'écriture de Seven swans réside notamment dans la capacité qu'a (pour une fois) son auteur à déclarer la messe dite sans se perdre en fioritures. Ce sens du geste précis et de la concision donnent paradoxalement davantage de poids à ces chansons qui ne se répandent jamais (or c'est là ce qu'on peut reprocher à beaucoup de morceaux de Michigan et d'Illinois, et à ces albums en soi: même si c'est sublime, trop de matière ça reste trop de matière).

Seven swans est donc un album d'une beauté confondante et dont la densité spirituelle finit par rejaillir des chansons qui le composent. Son mysticisme le rend proche cousin de la poésie de Péguy et du Love Supreme de Coltrane bien davantage que des chants de messe (si justement ridiculisés dans le Sens de la vie par les Monty Python qui montrent que, plutôt que d'inviter l'humain à chercher la transcendance, ces derniers ont tendance à le rabaisser plus bas que terre dans une attitude de soumission flagorneuse). 
Sufjan Stevens n'a pas peur de Dieu, il semble n'avoir pas peur de mourir non plus, convaincu qu'il est d'avoir alors des ailes qui lui ôteront le besoin de jambes pour pouvoir tenir debout. Avec Seven swans, il crée une incarnation de la prière qui permet à qui l'écoute, croyant ou non, de voir s'ouvrir devant lui un chemin vers un état supérieur de perméabilité au Beau. Car au fond peu importe que Dieu existe ou non; avec des albums comme celui-ci, des artistes comme Sufjan Stevens créent le divin. 




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1 Soit à peu près
« Tu as donné ton corps aux solitaires
Ils ont pris tes habits
Tu as abandonné femme et enfants
Tu as donné ton esprit
Pour être seul avec moi »
Même si ici le "ghost" pose question, puisqu'on ne sait pas s'il renvoie au "Holy Ghost", soit à l'esprit saint, ou s'il faut y voir quelque chose de plus vague.

2 Oui parce que c'est bien joli les discours sur la pureté de l'âme mais c'est uniquement par la grâce de l'incarnation que l'âme peut atteindre la transcendance, Sufjan Stevens et les derviches l'ont bien compris.

vendredi 29 août 2014

Jean-Louis Trintignant, réalisateur

Dans son autobiographie Così dolce fu questa sera (dont la traduction en français se fait attendre), le poète et dramaturge Gennaio Fortaleza raconte comment, à la terrasse d'un petit restaurant de la via Cesare Cantù à Milan, il fit parvenir une jeune sémiologue autrichienne à l'orgasme rien qu'en lui répétant au creux de l'oreille le nom de Jean-Louis Trintignant1.
Et c'est bien légitime tant Jean-Louis Trintignant est ce que l'on peut appeler un acteur magnétique. L'amusant (ou plutôt l'intrigant) c'est que ce magnétisme a inspiré à de nombreux réalisateurs des rôles assez froids, allant du gentil étudiant coincé du Fanfaron de Dino Risi à l'incarnation salope de la lâcheté du Conformiste de Bernardo Bertolluci, en passant par l'intellectuel contradictoire de Ma nuit chez Maud d'Eric Rohmer et le militant de l'OAS du Combat dans l'île d'Alain Cavalier (ce ne sont là que quelques exemples dans une filmographie assez badass). Au fond c'est comme si l'image de Trintignant avait été scellée par cette scène de Et Dieu... créa la femme dans laquelle il supplie Brigitte Bardot d'arrêter de danser: il est une incarnation séduisante de l'anti-jouissance, de l'obscurité, une sorte d'éternel mélancolique sulfureux.
Seulement voilà, on ignore trop souvent que Jean-Louis Trintignant a également été réalisateur de deux films, et lorsque l'on découvre ces derniers on s'aperçoit soudain de ce que cette image a de profondément réducteur. Surtout, on découvre un cinéaste assez unique dans le paysage français, et qu'il serait de temps de considérer à sa juste valeur.


Si Jean-Louis Trintignant affirme avoir eu envie d'être réalisateur depuis toujours, c'est sa rencontre avec le producteur Jacques-Eric Strauss qui est à l'origine de son passage à l'acte: ce dernier lui dit que s'il veut un jour réaliser un film, il sera heureux de le produire, Trintignant lui donne rendez-vous le 6 septembre de l'année d'après, il écrit un scénario et commence, le 6 septembre prévu, le tournage d'une Journée bien remplie (sorti en 1973). Son sous-titre, « Ou neuf meurtres insolites dans une même journée par un seul homme dont ce n'est pas le métier », résume bien le principe de film et donne une idée du ton d'ensemble.


On suit donc un personnage incarné par le grand (dans tous les sens du terme) Jacques Dufilho, qui ressemble plus que jamais à un dessin de Tardi dans cet univers de violence amusante que met en scène Trintignant. D'une Journée bien remplie on est assez tenté de révéler le moins de choses possibles, c'est un film qui ne cesse de surprendre, d'être là où on ne le voyait pas aller. On a le sentiment que c'est ce avec quoi l'auteur/réalisateur a voulu jouer: partir du projet d'un personnage d'artisan perfectionniste et déterminé, et voir comment ce plan d'action peut s'adapter aux aléas et aux imprévus qui constituent le hasard. Ce principe s'applique au scénario mais également à la mise en scène, qui semble parfois se laisser distancier dans un jeu avec son récit qui l'amène à s'inscrire dans ce dernier de plein de manières inventives (fausse intervention du réalisateur en off, annonce par le speaker de la radio qu'écoute un personnage de ce qui va se passer dans le film, etc.).


Car ce qui étonne et séduit dans une Journée bien remplie, c'est son côté ludique et frondeur. Dans le fond (une histoire de vengeance sauvage mais millimétrée) comme dans la forme (voire par exemple ce raccord quasi surréaliste entre la luette d'un personnage et l’œil d'une pintade), Trintignant crée une œuvre d'une furie gracieuse et d'une radicalité qui ne se prend pas au sérieux. Et c'est drôle, et on rit, beaucoup beaucoup, surtout grâce à la mise en scène et au jeu des acteurs, mais aussi grâce aux (rares) dialogues. Un exemple: Trintignant se donne un tout petit rôle (on ne voit qu'à peine son visage, on entend surtout sa voix) en la personne d'un metteur en scène de théâtre qui supervise une représentation de Hamlet par la « vaillante troupe des enfants du Gard », et se réserve une des plus belles répliques du cinéma français: « On ne peut pas faire d'Hamlet sans casser des œufs. »
Une Journée bien remplie est donc une franche réussite qu'on serait tenté de placer parmi ce que les années 70 ont créé de mieux, et pourtant il ne trouve pas son public. Trop atypique peut-être, ou trop différent de l'image que renvoie son réalisateur. Redécouvert quelques vingt-cinq ans plus tard, ce film chemine depuis vers un statut, complètement mérité, d’œuvre culte.


Six ans plus tard, Trintignant repasse derrière la caméra (il n'a cette fois pas écrit le scénario, et on le sent car c'est un peu par là que le film pèche) pour réaliser son deuxième et dernier long-métrage: le Maître-nageur. S'il n'a pas le même mordant ni la même folie contenue et burnée que son prédécesseur, il mérite tout de même amplement d'être (re)découvert. D'une part parce qu'est confirmée la capacité de Trintignant à tirer le meilleur de ses acteurs; il donne ici à des figures ultra populaires comme Guy Marchand ou Jean-Claud Brialy ce qui restera sans doute un de leurs meilleurs rôles2 en les utilisant à contre-emploi: un personnage de gentil maladroit pour Marchand, et d'obséquieux psychopathe pour Brialy.


D'autre part, on retrouve ce goût pour un cinéma inventif, drôle et vif, laissant la place à des éléments non-narratifs qui ne sont jamais expliqués mais qui donnent progressivement à l'ensemble des touches mystérieuses, troublantes ou loufoques. Trintignant s'amuse aussi parfois à filmer le contrechamp, ce qui se passe de l'autre côté du récit. Il excelle alors à donner l'impression de surprendre les acteurs (ou plutôt leurs personnages), de les filmer à leur insu. En terme de mise en scène, il s'oriente vers un goût plus poussé pour la vignette, donnant naissance à des sortes de tableaux cinématographiques qui transcendent le récit en lui faisant un enfant dans le dos de manière temporaire. Une dernière partie en forme de tableau social féroce déguisé en simili huis-clos achève de donner au Maître-nageur une personnalité complètement atypique, qui le voit commencer comme une sorte de conte un brin naïf pour aboutir à quelque chose qui ressemble à de la pure comédie italienne3.


Parce qu'au fond c'est de ce côté qu'il faudrait aller fouiller pour pouvoir définir au mieux le style et l'esprit de Trintignant réalisateur. Peut-être que là où il s'est le mieux exprimé en tant qu'acteur, là où son amplitude de jeu a été la mieux servie, c'est dans le cinéma italien. Entre autres chez les déjà cités Risi et Bertolucci, mais aussi dans le Grand silence, le western mutique de Corbucci, ou encore dans ce giallo expérimental, torturé et complètement dingue qu'est la Mort a pondu un œuf, de Giulio Questi. Naviguant d'un style à l'autre dans le cinéma italien de cette époque il a trouvé une variété d'univers, de tons, de possibilités qui ont sans doute ensuite nourri son style de cinéaste. Si Trintignant a réalisé en seulement deux films une œuvre rare et unique dans le cinéma français, c'est donc peut-être parce qu'il est en réalité parvenu à opérer une synthèse du cinéma italien en accordant son regard et sa fantaisie à un travail de son art que ses contemporains français avaient du mal à mener.
Mais on a aussi le droit de se contrebranler des ces considérations et de simplement jouir du cinéma de Jean-Louis Trintignant, puisque c'est bien d'un esprit libéré et jouisseur que sont nés ces deux films, et que leur liberté en fait des créations rares, audacieuses et profondément drôles, donc belles.






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1 « Le périple que ce soir-là en une minute elle accomplit de ses tréfonds jusqu'aux étoiles, » écrit-il en fanfaronnant quand même pas mal, « combien d'astronautes sont morts pour n'en apercevoir que la possibilité du rêve? »

2 Encore que Guy Marchand n'aie que des meilleurs rôles puisqu'il incarne la classe française, il serait temps de s'en apercevoir et de préparer sa Panthéonisation immédiate, même si l'on espère qu'il ne mourra jamais.

3 Si l'on accepte de réduire l'immense nombre de films atypiques produits en Italie des années 50 à 80 dans une case qui ne veut trop rien dire ; disons qu'ici l'on entend par là : film qui s'appuie sur une situation sociale banale pour aboutir à une expression quasi hystérique des aspects les plus sombres de la nature humaine. En très très gros.