vendredi 26 septembre 2014

Louis Calaferte - Londoniennes

Nous avons déjà évoqué en ces lieux l’œuvre romanesque de Louis Calaferte, mais nous n'avons pas parlé de sa poésie, et c'est un tort. Alors comblons ce manque avec Londoniennes (qui est difficilement trouvable aujourd'hui, même que c'est triste, et que ça ressemble à une constante de l’œuvre de Calaferte, même que c'est triste).


 


                          « Goudron vert
                          chanvre bleu
                          sous la mer
                          couve un feu

                Requins blancs à l'amarre
                les paquebots géants
                les paquebots géants
                que le soleil chamarre
                sont des rois fainéants

Le barman du Tit's Club me dit au téléphone
qu'un cargo appareille demain pour Lisbonne

Aurore ô salaison oriflamme sanguine
                           oriflamme d'un sein
                           griffures du matin
                           oriflamme rouquine

              Aurores vos forêts vos âcres
              vitriols vos bistres empires
              vos turquins pâles vous transpirent
              vos grains de jais vos grains de nacre
              vos jades vos coraux vos sacres
écorchures blasons salamandres sirènes
              aurores que la nuit fit reines
j'ai soif à en douter d'arrogances marines

                         Goudron vert
                         chanvre bleu
                         sous la mer
                         sous la mer
                         couve un feu

Où était-ce en ce jour et en cette heure claire
que j'arrimais au mieux mon cœur à demi mort
en jouant sur les mots de mon vocabulaire
                 pleurez pleurez encore
                 tulipes des avrils
                 vos laits incendiaires

         Où était-ce en ce jour mon cœur
               nous fûmes ivres morts

               Pleurez pleurez encore
               écharpes des exils

Un froid un froid mortel nous fit graves et gourds
où était-ce en cette heure claire et en ce jour

            Noyés d'ici noyés d'ailleurs
                             que vous coûtent les ans
                             j'aime vos yeux railleurs
                             ce râle sur vos dents

Le barman un barman celui-là ou un autre
me dit qu'un cargo part et que c'était le nôtre

                          Masque vert
                          goudron bleu
                          sous la mer
                          couve un feu

Lorsque vous sonnerez clochers noirs de ma mort
battez battez sanglots mon cadavre immobile

                        Masque vert
                        masque vert
                        chambre bleue
                        chambre bleue
                        sous la mer
                        sous la mer
                        couve un feu

A Londres ce jour-là le ciel était superbe »


En terme de poésie Calaferte a couvert un immense champ d'action, fouillant l'expérimental avec acharnement, allant jusqu'à écrire des recueils entiers avec des mots qui n'existent pas. Mais ce qui est caractéristique de Londoniennes c'est précisément l'inverse : il s'agit d'une poésie immédiate, comme si c'était une urgence de laisser le cœur s'ouvrir et raconter son histoire sans passer la langue à travers le tamis de la réflexion littéraire. Et c'est très valable.



« Eros est à Picadilly
nous y sommes aussi
               la nuit

Tu m'as appris le nom des streets
qui nous ont amenés ici
c'est le dernier de mes soucis
de tout ton anglais me suffit
               le seul mot sweet

Les enseignes multicolores
te font de mille travestis
des yeux de lapis-lazuli
c'est dans ce grand charivari
               que je t'adore

Eros est à Picadilly
nous y sommes aussi
                    la nuit

Et je t'embrasse à pleine bouche »



Plus que de la poésie, on a parfois l'impression de lire ici des textes de chansons. Dans la rythmique, dans la construction, dans la manière de créer des unités de sens et d'imaginaire, il y a quelque chose qui renvoie en vérité aux chansons populaires. Mais alors écrites avec soin, avec un sens certain de l'installation d'une atmosphère puis de l'arrivée d'une chute qui fait trembler ce qui a été écrit immédiatement avant.


« Nos restaurants à prix modestes
ou nos soirées au cinéma
           ma collégienne

J'aimais ton allure et tes gestes
tes cheveux courts ton embarras
           et tes joues pleines

Que tu fasses l'enfant qu'on gronde
et qui dans son coin sans un mot
            a de la peine

Que tu veuilles expliquer le monde
et le refaire in extenso
           en souveraine

Je t'aimais à la fois comme femme et enfant
            pelotonnée sur mon épaule
            avec des rires agaçants
et des petits regards de jeune chat qui miaule

           J'aimais que les gens nous regardent

                          Endors-toi
                          endors-toi
                          je te garde

           J'étais comme un peu fou de toi »


C'est exclusivement d'amour qu'il s'agit, et d'un paysage. Londres devient un décor, une géographie par laquelle sont exprimés le sentiments. Calaferte reconstruit la ville en jetant bas son architecture, qui n'existe plus puisqu'il semble ne plus y avoir d'yeux que pour l'aimée. Londres se fait alors vaporeuse et tendre, même dans l'humidité et le froid. L'érotisme si présent dans l’œuvre de Calaferte est ici exprimé comme en sourdine tout au long du recueil ; il n'est plus évident, mais il habite discrètement chaque mot.




          « On reste à la fenêtre
          à se moquer des gens
          quitte à se compromettre
          à nos propres dépens

          Le monsieur au gros ventre
          qui promène son chien
          quelqu'un qui sort ou entre
          on s'amuse d'un rien

          Tu dis que c'est dimanche
          et qu'on habite un nid
          j'ai contre moi ta hanche
          hier c'était lundi

         Que le Yard nous recherche
         dans le monde partout
         de ma langue je cherche
         la tiédeur de ton cou

        Tu fais quelques grimaces
        derrière un face-à-main
        imaginaire et lasse
        voilà que tu as faim

Tout de toi m'étonne et m'émeut

         Et maintenant encore
  que dans un temps où à jamais
          déjà presque incolores
  ces fenêtres se sont fermées »



Ces poèmes sont aussi traversés par une grande tristesse, et l'on sent que l'exaltation qui fait de Londres une rêverie cache une sorte de douleur au présent qui ne se dit pas ouvertement, mais qui transforme bientôt la ville en une sorte de cimetière à souvenirs où la flânerie n'est plus possible. Mais ce sentiment grave qui habite les lieux n'empêche pas la présence d'une certaine drôlerie dans ce qui est raconté comme dans la désinvolture qui saisit parfois les mots.



« La vendeuse aussi est anglaise
comme toutes le sont ici
elle n'a pas des yeux de braise
ses seins sont beaucoup trop petits
son nez trop long couleur de fraise
             mais bon tant pis »



En somme, Londoniennes ressemble à un recueil sans arrières-pensées, à des sentiments livrés dans l'immédiateté parce qu'il faut que tout soit dit, l'heureux comme le triste. C'est humble, sincère, touchant, c'est de la belle poésie.


« Il pleut même les yeux des filles sont mouillés »







jeudi 4 septembre 2014

Sufjan Stevens - Seven swans



Il se trouve que dans la discographie de Sufjan Stevens, d'une importance considérable au vu de sa jeunesse, on retient souvent Michigan et Illinois, soit ce qui reste de son projet des 50 états. Ce faisant on néglige Seven swans, un album paru entre les deux et qui se trouve être celui qui nous semble le plus entier. Alors parlons-en un peu.
Si Seven swans a reçu (et continue à recevoir) moins de considération que son prédécesseur et son successeur, c'est sans doute à cause de son côté apparemment discret et effacé. Ici, pas de chansons à tiroirs ni d'orchestrations pharaoniques, mais un choix d'instruments restreint en comparaison avec ce à quoi on a été habitués avec Sufjan Stevens (c'est à dire qu'il y a tout de même banjos, guitares, batterie, piano, et tous ces instruments à vent dont on ignore le nom et qui ont un temps constitué sa signature sonore) et une certaine définition de l'épure. Mais surtout, et c'est là que ça commence à devenir intéressant, Seven swans semble être une sorte de projet mystique.
Cela ne signifie pourtant pas que cet album propose de la musique religieuse, comme beaucoup l'ont écrit de manière hâtive. Seven swans est un album mystique. C'est très différent. La musique religieuse est réfléchie pour accompagner le rite collectif et créer un sentiment d'union qui participe au maintien en ordre d'une Église, tandis que la musique mystique est l'expression individuelle du sentiment transcendant ressenti par celui qui se sent soudain attiré vers la grâce. Et c'est bien de cela qu'il s'agit ici.


Prenons pour exemple le morceau d'ouverture, « All the trees of the fields will clap their hands », qui ressemble à un programme de l'album qui débute.
Dans la forme tout d'abord: une ligne de banjo, puis la voix du chanteur, huit notes de piano, des chœurs très simples accompagnés de quelques autres arpèges de banjo, et enfin l'arrivée de la batterie (Sufjan Stevens a toujours eu une science particulière de l'arrivée de la batterie au moment juste, qui se vérifie encore à plusieurs reprises dans cet album) et d'une discrète guitare, le tout avec un certain sens du presque désaccordé et du presque à contretemps qui renforce un sentiment de fragilité et de déterminations mêlées. Ces sonorités sont souvent maigres, et tout ça peut sembler un brin décharné. Sauf que cette aridité d'abord masque en vérité un sens de la construction admirable, où chaque élément décharné se voit progressivement adjoindre d'autres éléments décharnés qui finissent par donner naissance à une musique d'une profondeur et d'une intensité saisissantes.
Puis dans le fond: dévotion à un inconnu, annonce d'un avènement par le biais d'une musique portée à travers les branches ployantes sous le vent qui traverse la plaine, détachement de tout ce qui a été fait et acquis auparavant comme pour entrer dans un nouvel ordre... Nous sommes bel et bien dans une thématique mystique, et plus précisément rattachée à la mythologie chrétienne (Sufjan Stevens n'avait à l'époque pas encore publié son coffret de chants de Noël ni produit l'album de the Welcome Wagon, qui achèveront de confirmer son attachement à cette religion).

Bien sûr cette mythologie apparaît à chaque détour de chemin, que ce soit de manière évidente (dans des morceaux comme « Abraham » ou « The transfiguration » par exemple), ou de manière détournée. C'est dans ce deuxième cas de figure que l'écriture de Seven swans se révèle assez fascinante, car c'est paradoxalement de la sorte que Sufjan Stevens s'extrait de l'éventuel piège d'une musique uniquement chrétienne, et donc religieuse, pour entrer dans le domaine du mystique.
Ce qu'il fait, c'est qu'il parsème ses textes d'images qui peuvent aussi bien appartenir à un imaginaire profane qu'évoquer des éléments de la mythologie biblique, et que la rencontre des deux renvoie parfois dos-à-dos le sentiment mystique et la doctrine religieuse. Un exemple avec les paroles de « To be alone with you »:
« You gave your body to the lonely
They took your clothes
You gave up a wife and family
You gave your ghost
To be alone with me »1
On peut ici aussi bien imaginer qu'il s'agit de l'histoire d'un homme qui abandonne tout ce qu'il a accumulé et construit jusqu'alors pour rejoindre son amant que voir dans ces paroles une évocation du renoncement aux biens terrestres, voire à l'incarnation de Dieu choisissant de se faire homme parmi les hommes pour connaître l'expérience de la condition humaine. Quelle que soit l'interprétation suivie, c'est dans tous les cas rendu également émouvant par la douceur de la voix, des chœurs et le simple accompagnement musical.

Et justement la musique parlons-en, car c'est aussi par elle que s'exprime le mysticisme profond qui irradie cet album, que ce soit dans la simplicité déjà évoquée ou dans les quelques incursions dans la luxuriance que se permet Sufjan Stevens (on ne se refait pas, hein). Au sommet desquelles « Sister », morceau qui touche au sublime dans les deux temps qui le constituent.
Le premier, construit comme la danse des derviches tourneurs: un même mouvement circulaire qui se charge progressivement d'intensité et de densité pour aider l'âme à s'élever par l'effort du corps2. Le morceau est construit de la même manière et, à l'égal de l'album dans son ensemble, il a comme le derviche une main tendue vers le sol et une autre ouverte vers le ciel, en permanence.
Puis vient le deuxième temps, antithèse absolue du premier, quelques accords de guitare et la voix de Sufjan Stevens qui chante quelque chose au sens immédiat assez confus, mais peu importe parce que c'est beau, et ça finit comme par hasard par une élévation magnifiquement incarnée par le chant qui monte.
« And I have a red kite;
I'll put you right in it.
I'll show you the sky »

Sufjan Stevens prouve ici que dans la simplicité comme dans la richesse il sait tirer de ses arrangement toute l'émotion qu'ils peuvent contenir, construisant tantôt des cathédrales dorées resplendissantes, tantôt de maigres cabanes en branche qui sont peut-être encore plus émouvantes en ce qu'elles offrent un accès plus immédiat, car débarrassé de toute afféterie, à la sensibilité de leur auteur. La grande force de l'écriture de Seven swans réside notamment dans la capacité qu'a (pour une fois) son auteur à déclarer la messe dite sans se perdre en fioritures. Ce sens du geste précis et de la concision donnent paradoxalement davantage de poids à ces chansons qui ne se répandent jamais (or c'est là ce qu'on peut reprocher à beaucoup de morceaux de Michigan et d'Illinois, et à ces albums en soi: même si c'est sublime, trop de matière ça reste trop de matière).

Seven swans est donc un album d'une beauté confondante et dont la densité spirituelle finit par rejaillir des chansons qui le composent. Son mysticisme le rend proche cousin de la poésie de Péguy et du Love Supreme de Coltrane bien davantage que des chants de messe (si justement ridiculisés dans le Sens de la vie par les Monty Python qui montrent que, plutôt que d'inviter l'humain à chercher la transcendance, ces derniers ont tendance à le rabaisser plus bas que terre dans une attitude de soumission flagorneuse). 
Sufjan Stevens n'a pas peur de Dieu, il semble n'avoir pas peur de mourir non plus, convaincu qu'il est d'avoir alors des ailes qui lui ôteront le besoin de jambes pour pouvoir tenir debout. Avec Seven swans, il crée une incarnation de la prière qui permet à qui l'écoute, croyant ou non, de voir s'ouvrir devant lui un chemin vers un état supérieur de perméabilité au Beau. Car au fond peu importe que Dieu existe ou non; avec des albums comme celui-ci, des artistes comme Sufjan Stevens créent le divin. 




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1 Soit à peu près
« Tu as donné ton corps aux solitaires
Ils ont pris tes habits
Tu as abandonné femme et enfants
Tu as donné ton esprit
Pour être seul avec moi »
Même si ici le "ghost" pose question, puisqu'on ne sait pas s'il renvoie au "Holy Ghost", soit à l'esprit saint, ou s'il faut y voir quelque chose de plus vague.

2 Oui parce que c'est bien joli les discours sur la pureté de l'âme mais c'est uniquement par la grâce de l'incarnation que l'âme peut atteindre la transcendance, Sufjan Stevens et les derviches l'ont bien compris.