samedi 16 décembre 2017

ASA-CHANG & 巡礼 - 花 (Hana)


D'abord quelque chose d'ample, d'une grande beauté harmonique. Des vagues qui semblent suivre le mouvement immuable des marées. Et puis par-dessus des voix d'abord posées et accomplies, bientôt accompagnées par des percussions, un pouls. 

 
Au commencement le verbe précède le pouls. Et puis le rapport semble s'inverser, c'est peut-être le le pouls qui vient, et puis le verbe après. Alors les mots, petit à petit, sortent heurtés, essoufflés, s'interrompant eux-mêmes comme quand il y a trop de choses à dire et pas assez de temps. 

En japonais "Hana" ça veut dire "fleur". 

À mesure que le morceau se révèle et que les mots semblent naître comme ils se cognent on a le sentiment d'entrer en apesanteur par la grâce de la mélodie immuable tout en tombant dans une sorte de vertige causé par la musique humaine qui jaillit. La langue comme musique, comme syllabes de bruit, comme rythme.
On s'aperçoit progressivement que quelque chose d'aussi simple que faire du bruit à travers sa bouche pour dire des choses est en fait d'une improbabilité totale et d'une grande grande bizarrerie.
Il faudrait pouvoir entendre les mots comme de la musique pour sentir le sol du sens s'ouvrir sous nos pas, et tout trouver très rigolo aussi.

Il y a cette idée chez les Grecs anciens, que tout est à prendre en compte sous deux angles: l'éternité et le ponctuel. Bien sûr dans l'idée de ces deux temporalités il y a sans doute une recherche de mesure, de justesse, d'ataraxie même; tu as loupé ton train et tu pestes, mais bien avant il y a eu des poissons bizarres qui, millénaires après millénaires, sont sortis petit à petit de l'eau, et leurs écailles se sont transformées en poils, et ça a donné nous. Enfin à peu près. Alors ton train...

"Hana" fait penser à ça, à une mise en parallèle qui fait exister l'accidenté aussi bien que l'étale.
Ça n'est pas un dialogue, il n'y a pas d’interaction, mais deux incarnations simultanées d'un même instant. Une expérience de ce à quoi se résume au fond la vie. Des souffles et des élans. Des souffles amples et des élans qui se cognent. Des souffles courts et des élans qui se transmettent, inchangés ou presque, depuis quelques temps après l'explosion d'une tête d'épingle.
Et l'ivresse des mots qui s'emballent et la confusion, on est grisé ; on ne comprend vraiment rien. C'est toujours moins troublant quand on comprend. Là les choses font comme s'inscrire directement sur le ressenti, il n'y a pas l'intermédiaire du sens.
On ne sait plus trop où on habite.

Il doit y avoir un cheval, on doit être dessus, il doit y avoir une direction vers laquelle il va. À l'instant la notion de points cardinaux est relative, le temps c'est de l'espace, l'espace est cyclique, il existe en tourbillons, des volutes en lumières qui montent, et montent, et puis s'achèvent comme une étoile naît. 

En japonais "feu d'artifice" ça se dit "hanabi". 
Une étoile c'est une fleur qui éclot, s'embrase, se libère de la pesanteur et va prendre la mesure du ciel en lui prêtant une lumière.

samedi 14 octobre 2017

Été indien

Nuit du 11 au 12 octobre 2017
- Histoire d'ascenseur coincé au rez-de-chaussée mais quand on sort on s'aperçoit que l'immeuble n'a pas d'étage et quand on y rentre à nouveau il n'y a plus d'ascenseur (souvenir vague).
- On va au cinéma avec je ne sais plus qui, il y a beaucoup d'ouvreuses et elles portent des uniformes. On arrive à la salle 8, qui est en haut d'une montée, et qui ressemble en fait à une salle de classe de Lyon 2 (sur les quais). Dans la salle les gens discutent aimablement entre eux tandis que des images sans rapport les unes avec les autres sont diffusées sur un petit écran.
- Dans la rue on croise Patrick Dewaere. Il mesure au moins 2 mètres 20 et porte une sorte de sous-pull gris sous un manteau. On se dit que c'est la classe.
- On est trois sur une sorte de carriole tirée par un cheval; il y a un autre homme et une femme, on est habillés comme à la fin du XIXème siècle. La lumière est chaude et on arrive dans un village. La femme descend et entre dans une maison où il y a beaucoup de monde. Elle en ressort et remonte à bord de la carriole et je vois qu'elle pleure. On reste comme ça et puis, ému lui aussi, l'homme me regarde en haussant les épaules, l'air de dire "Que veux-tu...", et fait repartir le cheval.


Par ici la bonne soupe:

01 Weekend - The end of the affair
02 オノシュンスケ (Syunsuke Ono) - ディスコって (Le disco c'est)
03 Elia y Elizabeth - Buscándonos
04 Romulo Froes - Nada disso é pra você
05 Gary Wilson and the Blind Dates - In the midnight hour
06 Matt Berry - Into the sky
07 坂本慎太郎 (Shintaro Sakamoto) - 他人 (Les autres)
08 Aurore de St Baudel - Michel
09 Ben Watt - North marine drive
10 Oscar Peterson - I've got a crush on you
11 Northern Picture Library - Paris
12 Fernando Milagros - Pieza sola

dimanche 23 juillet 2017

Quelques souvenirs de "du Côté d'Orouët", de Jacques Rozier

Alors voilà: on écoute cette chouette émission consacrée à Bernard Menez, on est en juillet et il fait gris, et on se met à penser à du côté d'Orouët, de Jacques Rozier, et soudain on se dit qu'il est impératif de revoir ce film. Mais on ne peut pas; on a beau être dans une époque où on peut tout avoir tout de suite, parfois on ne peut pas (et puis on n'a pas le temps, c'est qu'on a du travail aussi). Seulement il reste les souvenirs, et finalement c'est déjà pas mal. Ils sont imprécis, certains sont même peut-être faux, mais allons-y quand même.


De mémoire au début il y a trois filles qui sont collègues (ou au moins deux d'entre elles) et qui voudraient partir en vacances. On est chez Rozier donc il y a forcément des vacances, parce que les vacances c'est quand on enlève un peu ses chaussures pour marcher dans le sable et alors on voit comment d'habitude la vie avance sans nous, mais avec nous dedans, et on voit que quand ce mouvement s'interrompt soudain alors on se trouve face au cœur de quelque chose d'autre ; on n'est pas habitué à marcher en dehors de nos chaussures. Et donc ces filles veulent partir en vacances mais elles n'ont pas trop de possibilités et, sauf erreur, c'est là qu'intervient Menez, qui travaille dans le même bureau et qu'elles n'apprécient pas plus que ça (pas qu'elles ne l'aiment pas, mais il les agace parce qu'il fait le joli cœur), mais qui offre la possibilité d'aller passer quelques jours/semaines dans une maison du côté d'Orouët, donc. Et elles acceptent parce que c'est mieux que rien.

Après ça, des souvenirs fugaces et quelques souvenirs précis:
- une scène où Menez se débat avec des anguilles devant des filles rigolardes, ou peut-être un peu apeurées, c'est difficile de se souvenir.

- cette scène des anguilles est a priori de peu d'importance mais elle montre un Menez empêtré, il voulait marquer le coup en apportant des anguilles et en fait il a l'air un peu benêt, et ça c'est un peu l'histoire du film: un gars fiérot qui emmène des filles en vacances en espérant pouvoir les séduire, à part que ces filles n'en ont ni envie ni besoin, que ce qu'elles veulent surtout c'est passer de bons moments ensemble et qu'au fond, qu'il soit là ou pas... Et ce qu'il y a d'intéressant c'est que peu à peu Menez se plie à ces exigences parce qu'il n'a pas le choix. Parce qu'il a face à lui un groupe de filles et que soudain il semble prendre conscience que non seulement les filles il n'y connaît rien, mais surtout que face à ces filles il ne peut rien faire. Elles sont volontiers moqueuses et il doit faire avec, jusqu'au moment où il ne peut plus et alors il s'énerve. Et là ça fait penser à une scène d'Adieu Philippine (de Rozier, toujours) dans laquelle il y a un garçon et deux filles dans une voiture. Le garçon va bientôt partir pour l'Algérie, où c'est la guerre, et sans doute il a peur. Ces filles le mènent doucement en bateau (de mémoire toujours), et ça l'énerve, et ils sont dans une voiture et une des filles finit par lui dire "Mais je t'aime, Michel..." Et soudain Michel s'énerve parce que lui est dans une situation où il ne peut pas se satisfaire de quelque chose comme ça, d'un jeu distancié d'avec les sentiments. Et le personnage de Menez qui s'énerve dans du Côté d'Orouët c'est un peu pareil: au début il se plie de bonne grâce aux railleries, peut-être parce qu'il espère malgré tout arriver à ses fins, mais soudain il voit que ces filles ne sont pas ce qu'il croyait, qu'elles lui échapperont toujours et à tous points de vue, et alors peut-être qu'il a peur et il s'énerve, pas parce que son orgueil est froissé, mais parce que tout ça fini par contredire l'idée que peut-être il pourrait y avoir une fille qui pourrait bien l'aimer.

- Parce qu'il y a ça aussi de marquant dans ce film: ces filles sont complices et on s'aperçoit soudain que cet homme dans un groupe de filles complices reste comme par définition à quai. Elles ont leurs blagues, leurs non-dits, et elles échappent en permanence à ce que le personnage de Menez pourrait croire comprendre. Un peu comme des anguilles. Et alors on se dit que c'est rare de voir un film de cette époque (et même tout court) comme ça où les personnages principaux sont des filles qui font ce qu'elles veulent et qui ne se soucient pas de savoir si le garçon qui est avec elle marche ou pas. Oui la colère de Menez c'est peut-être aussi celle d'un homme qui comprend soudain que ça n'est plus lui qui distribue les cartes.

- Et puis il y a quelque chose de plus précis qui est une image que, pour le coup, on a sous la main:
Et cette image a quelque chose de tranquillement obsédant. Déjà parce qu'il y a beaucoup de douceur dedans, et puis parce que l'océan est comme violet, et semble être au pied de la fenêtre, et alors ça donne un peu un sentiment assez spécial de rêverie. La lampe est complètement anachroniques et deux amies mangent un yaourt en contemplant l'océan, et nous l'océan on ne le voit que de plus loin, derrière elles, derrière les barreaux. Elles, elles le voient vraiment, tel qu'il est, et elles en savent plus long que nous.

- Et puis enfin il y a ce souvenir de la fin: les filles et le garçon sont rentrés à Paris, ils ont en quelque sorte remis leurs chaussures et la vie de tous les jours a repris son cours. Elle n'est pas détestable la vie de tous les jours, elle est même très enviable si on pense aux gens qui meurent sous les bombes. Mais il y a quelque chose qui ne va pas et ne dit pas son nom, et l'une des filles se met à pleurer. Elles sont à la terrasse d'un café et elle pleure sans qu'on sache pourquoi (en tout cas au début).
C'est comme quand on est enfant et qu'on ne connaît pas encore beaucoup de mots, mais on ressent quand même les choses, très fort. Alors on pleure sans bien savoir pourquoi. Ici c'est un peu pareil, il n'y a rien de flagrant dans les raisons de sa tristesse, simplement il y a quelque chose qui pleure trop fort en elle, voilà. Et en souvenir, ces larmes portent la même force à la fois touchante et désarmante que les larmes de la petite fille à la fin du Husbands de Cassavetes. Au fond ces larmes étaient peut-être là, tout au long du film, mais on ne faisait que les sentir à peine, un peu plus loin, sans vraiment les connaître. Soudain elles se présentent à nous et c'est comme si on "comprenait" vraiment les choses, alors même qu'on serait infoutu de dire exactement ce qui se passe.

C'est peut-être une des forces principales du cinéma de Rozier, ce sentiment que rien n'est grave mais qu'on a quand même en soi une sorte de tristesse qui coule comme à travers le sang, et qui est là parce que la joie est là et qu'on n'a pas l'un sans l'autre. Cette tristesse on la dit moins, on la montre moins, et parfois elle sort. Cette tristesse c'est comme le cinéma de Rozier, ça vient du dedans, c'est discrètement profond, mais c'est pas trop grave et ça fait du bien.

samedi 17 juin 2017

Del - Songs we wrote (#1)


Il faut dire que ça commence très fort. Ça s'appelle « Answering machine song », c'est le morceau d’ouverture du premier (et pour instant unique) album de Del, Songs we wrote (#1), et ça commence très fort. Par quel bout le prendre, il y a cet orgue qui arrive, il sait où il va, il est déterminé, il vibre comme un hanneton et il a la pesanteur du rhinocéros. Il semble sortir de la terre, des entrailles, du monde d'en-dessous, et il impose un rythme de serpent qui t'enlace puis t'étouffera sans que tu t'en rendes compte; alors tes yeux seront envahis par les étoiles et tu tomberas en apesanteur, le souffle suspendu; accessoirement, tu banderas1.
Tu aurais pu te douter que c'était un piège cela dit, les voix caressantes du début laissaient entendre le chant d'un loup qui seul restait, avant la déflagration, quand les oiseaux s'étaient fait la malle parce qu'ils avaient compris, eux, que tout allait sauter.
Mais on t'a attiré dans la partie la plus inextricable de la forêt et tu n'en sortiras plus.
Et puis les voix il y en a une qui chante et une autre qui, parfois, hurle. C'est très jouissif. Ça ouvre grand la voie à de la lumière qui brûle et on s'étourdit à ce soleil.


On ne va pas se mentir, aux premières écoutes on se retrouve tellement cartonné par la puissance rêche de ce morceau qu'on n'est d'abord pas trop attentif à la suite car trop tenté d'en reprendre une dose. Mais c'est un tort. Il faut écouter ensuite « You wear your hair much too long », qui a au départ la nonchalance d'un début d'après-midi d'été; ça bouge lascivement sur une voix douce jusqu'à ce qu'arrive une deuxième guitare, plus empressée, au souffle court, précipité, qui vient apporter quelque chose d'urgent et de dense au morceau. Lascif, urgent, dense, et surtout excessivement bien branlé.

Il faut écouter « Sometimes giants fall, like angels », qui joue sur les deux tableaux d'une sorte de chaloupement qui menace parfois de mordre. Ça rend léger et fiévreux, il y a la masse du géant et l'aptitude au flottement de l'ange. Dans la dernière partie il y a une batterie qui entame une sorte de montée en puissance mais qui n'éclatera jamais ; ça pourrait sembler frustrant mais non, tout ça reste lourd et suspendu parce que le désir pèse et donne des ailes et ça ressemble à la vérité de l'Été.

Et puis parfois ça pète franco et ça gueule pour de bon (« Call the aliens (ad lib) »). Parfois ça se fait mélancolique, doux et âpre comme un desacierto (« My favorite question mark »). Parfois c'est balancé comme pas possible et proprement imparable (« Turkish delights »). Toujours ça mérite l'attention, et ça finit par devenir un vrai compagnon de route.

Songs we wrote (#1) a apparemment été conçu au fil des ans, enregistré en pleine canicule en 2003, publié pas loin de dix ans plus tard presque par hasard... Ça pourrait ressembler un peu à un truc de branleurs, mais que non pas. Il se trouve que Del est une sorte d'excroissance d'Angil and the Hiddentracks, dont on eûmes parlé en ces lieux autrefois, et ici comme là on retrouve une science à la fois efficace et inspirée qui continuera à nous faire marteler tant qu'il le faudra qu'on a là affaire à de la baleine blanche de premier choix. D'animation, on en renversera sa bière. On en reprendra une autre. C'est qu'il fait soif et chaud.
Ça s'appelle Songs we wrote (#1): ça chaloupe, ça cogne, ça colle et ça vague parfois à l'âme. Ça s'appelle un album d'été idéal.



P.S. : figurez-vous que cet album est trouvable ici pour la somme indécemment modique de 5 euros.



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1Si quelqu'un pouvait nous éclairer sur les réactions physiologiques féminines consécutives à l'étranglement, ça nous intéresserait bien

vendredi 5 mai 2017

Averses de mai (prières)

« La pluie de mai a ceci de caractéristique qu’elle ne peut être qu’un préambule à la lumière. Si drue et froide qu’elle soit, rien n’empêche le fait que bientôt elle laissera place à l’été. Elle n’a donc rien d’accablant et, dans la confiance qu’elle donne, malgré elle, en un après radieux, elle permet en quelque sorte de se délecter de la mélancolie qu’elle porte en elle, elle rend aimable une forme de tristesse en ce qu’elle porte également l’annonce d’une joie à venir.
Mon mysticisme m’amène également à voir dans la verticalité de cette pluie chargée de lumière une chance d’ouvrir mon âme au grand Tout. Par cette voie rectiligne ouverte entre terre et ciel circulent les élans et les aspirations de nos coeurs et de nos esprits, et c’est ainsi que les pluies de printemps tracent un pont de la vie qui s’éteint en hiver (doutes, angoisses, abattement) à la vie qui rejaillit en été (désir, joie, allant). »

                                    Extrait de Après dissipation des brumes matinales, d'Alain Gillot-Pétré (Éditions de la palourde, 1992)



C'est ici et c'est ceci:

01 Trois fois
02 Kazumasa Hashimoto - -2°
03 Ichiko Aoba – うたのけはい
04 Final Fantasy - Your light is spent
05 London O'Connor - Love song
06 The Verlaines - Don't send me away
07 Hoagy Carmichael – Kinda lonesome
08 Pascal Comelade - Com un rossinyol amb mal de queixal
09 Si je pouvais chaque jour manger des gaufrettes…
10 Chassol - Odissi (Part. II – Émotif)
11 Pygmées Aka - Epanda (invocations aux esprits des ancêtres)
12 David Lee Jr. - I want our love to always last
13 Katerine - Juste fumer une cigarette
14 Asa-Chang & 巡礼 – 花

samedi 25 mars 2017

Robert Altman - the Long goodbye (le Privé)

Parler de the Long goodbye (plutôt que du Privé, traduction assez déplorable) parce que c'est un film qui est toujours là, sans tapage mais bel et bien présent. En parler parce que « It's okay with me. ». Parce que Philip Marlowe gratte ses allumettes contre le monde pour en faire sortir des étincelles et donne l'impression de marcher en dansant à moitié (et à la fin, complètement). Oui, parler de the Long goodbye parce que c'est un film qui peut devenir un vrai compagnon de route, et s'apercevoir alors que derrière son apparente nonchalance goguenarde ce n'est pas un film qui se donne facilement ; n'en être adoncques que plus fasciné, tout en se grattant la tempe deux fois plus. Et puis voir tomber du ciel (enfin entendre sortir de la radio) une phrase qui apporte un éclairage (parmi des centaines possibles sans doute). Alors, se cracher dans les mains, et s'y mettre.


L'histoire de the Long goodbye (adapté du roman du même titre de Raymond Chandler, mais avec a priori bien des libertés) est à la fois complexe et en même temps construite sur une dynamique omniprésente qui crée entre les personnages des liens tissés de mensonges. Tout s'entrecroise et bientôt on ne sait plus trop quel récit est au centre du film, ou quelle importance accorder à tel ou tel nouvel axe proposé. Surtout, l'impression naît et grandit que ce scénario n'a dans ses détails aucune importance, mais que ce qui compte c'est de voir Marlowe aux prises avec cet univers mensonger qui l'entoure et duquel il se détache quasi-naturellement, comme si la lumière reconnaissait les siens.


Mais de tout ça on ne sait pas trop quoi faire, le pouls de la chose reste inaccessible. Et alors qu'on se casse la tête pour trouver, une étincelle jaillit via une phrase de Serge Daney disant, en substance, que la beauté ne peut naître que de la recherche de la vérité. Et soudain une chose devient évidente: ce qui fait de the Long goodbye un film à part et dont on ne se sépare pas, c'est sans doute qu'il y a peu de personnages aussi beaux que ce Philip Marlowe.


Tout tourne d'ailleurs autour de lui; la caméra ne le quitte presque pas des yeux ; même quand elle filme les autres elle ne parvient pas à faire abstraction de sa silhouette ou de son reflet. Au fond, ce qui compte dans the Long Goodbye c'est de regarder Philip Marlowe faire. Peu importe ses choix et leurs répercussions morales. Peu importe la morale. Marlowe se retrouve complice d'un criminel et il veut savoir la vérité, mais pas pour que justice soit faite. Ce qu'il semble vouloir au fond c'est savoir s'il était dans le vrai en l'aidant, en le défendant. Et ce qui compte c'est que c'est beau. Bien sûr c'était joli aussi de regarder Bogart dans le Grand sommeil, Bogart qui tombait les pépées et faisait gronder le tonnerre rien qu'en traversant une rue d'un pas décidé. Le Marlowe de Robert Altman et Elliott Gould n'est pas cette sorte de force parce qu'au fond il semble ne rien attendre de précis de la vie. Ses voisines à demi-nues ne l'intéressent pas plus que ça. Il ne compte clairement pas sur l'argent pour accomplir quelque projet que ce soit et rien d'extérieur ne semble tirer sa vie vers l'avant. Pour la jouer sociologique on pourrait dire qu'économiquement, socialement ou sexuellement Marlowe n'est pas performant, d'où le dédain avec lequel il est souvent traité par les autres personnages. Mais « It's okay with me. », Marlowe va son rythme, et surtout il va son chemin, ancré dans le présent. Sa détermination nonchalante en fait une sorte de samouraï jazzé. Comme le samouraï il semble être sans passé, et sans autre avenir que l'accomplissement de son Geste. Peut-être alors que celui-ci n'est rien d'autre que d'aller vers la beauté, qu'il finira par atteindre sur une route poussiéreuse - si sordide que soit la vérité qu'il découvrira en chemin.


Oui finalement peut-être que ce qui fait la force de la première scène (le chat de Marlowe a faim – il réveille Marlowe – il n'y a plus de pâtée – au supermarché il n'y a plus la marque préférée du chat – Marlowe en achète une autre marque et la transvase dans une autre boîte pour tromper le chat – le chat renifle la pâtée et se barre) c'est qu'on y assiste à ce qu'on peut voir comme l'essence du reste du film, à savoir un personnage qui se détourne du mensonge parce qu'il pue, et que plutôt crever la dalle que s'en nourrir. En suivant cette piste de la vérité et du mensonge on se fourvoie possiblement, et assurément on limite la portée du film qui a de toute façon pour qualité première d'embarquer le spectateur à la suite de son personnage sans jamais lui dire « comme tu es un spectateur je vais tout t'expliquer ». On vit avec une sorte d'intensité mélancolique la lutte de Marlowe, qui n'est pas celle d'un loser magnifique comme on le qualifie trop souvent, parce que la lutte de Marlowe est au-dessus d'un combat qui impliquerait un gagnant et un perdant. La portée du film c'est que le Philip Marlowe d'Altman et Gould ne fait rien de précis et il envoûte. Il dort. Il est réveillé par son chat. Il allume une cigarette. Il va au supermarché acheter une boîte de Curry brand. Il accepte la moquerie d'un employé. Il essaye de duper son chat. Il n'y arrive pas parce qu'il est inapte au mensonge et à la médiocrité. Ça doit être duraille d'avancer dans le monde autour où il n'y a presque que ça, mais il sera toujours dans la lumière. Et c'est en ça qu'il est magnifique.





P.S.: un autre truc a quelque chose de fascinant avec ce film, tout en lui étant extérieur. Voilà: the Long goodbye est sorti le 7 mars 1973 aux États-Unis, et peut-être le même jour, ou pas loin, sortait le premier album de Tom Waits, Closing time. Ce qu'il y a de troublant c'est qu'en voyant the Long Goodbye pour la première fois, et sans rien savoir de cette coïncidence chronologique, on pense immédiatement que bon dieu, le Marlowe de Gould c'est Tom Waits. Le costume, la cravate, la cigarette, le marmonnement permanent, la nonchalance, en un mot l'élégance totale et détachée de son contexte qui fait se ressembler ces deux-là comme des jumeaux. Or le Tom Waits de Closing time n'est pas celui de the Heart of saturday night, qui sortira un an après et où soudain interviendra l'esthétique de Tom Waits première période : le costume, la cravate, la cigarette, le sens de la formule d'un fils flegmatique de Groucho Marx, et même une casquette portée comme la porte dans le film l'immense Sterling Hayden2 (chez qui on retrouve d'ailleurs aussi quelques traits waitsien, que ce soit dans l'attitude alcoolisée ou dans cette manière d'aboyer mieux que les chiens). Il ne s'agit pas là que d'une pose (même si quand même un peu, même si ça nous coûte de l'admettre), mais surtout d'un style qui, partant de là, avancera pour aboutir à l'Œuvre Tom Waits. Bref, tout ça pour dire que peut-être the Long goodbye est une poutre maîtresse de l'esthétique de Tom Waits, et que cette hypothèse apporte une autre raison encore, si besoin était, d'être tout envoûté par ce film.

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2 Sterling Hayden qui explique dans cet entretien extraordinaire (dans lequel il semble être devenu son personnage de Roger Wade, le mensonge en moins, ce qui est là aussi assez fascinant) comment Altman lui a simplement donné pour indication après sa première prise « Je ne sais pas ce que tu es en train de faire, mais continue. »