vendredi 29 août 2014

Jean-Louis Trintignant, réalisateur

Dans son autobiographie Così dolce fu questa sera (dont la traduction en français se fait attendre), le poète et dramaturge Gennaio Fortaleza raconte comment, à la terrasse d'un petit restaurant de la via Cesare Cantù à Milan, il fit parvenir une jeune sémiologue autrichienne à l'orgasme rien qu'en lui répétant au creux de l'oreille le nom de Jean-Louis Trintignant1.
Et c'est bien légitime tant Jean-Louis Trintignant est ce que l'on peut appeler un acteur magnétique. L'amusant (ou plutôt l'intrigant) c'est que ce magnétisme a inspiré à de nombreux réalisateurs des rôles assez froids, allant du gentil étudiant coincé du Fanfaron de Dino Risi à l'incarnation salope de la lâcheté du Conformiste de Bernardo Bertolluci, en passant par l'intellectuel contradictoire de Ma nuit chez Maud d'Eric Rohmer et le militant de l'OAS du Combat dans l'île d'Alain Cavalier (ce ne sont là que quelques exemples dans une filmographie assez badass). Au fond c'est comme si l'image de Trintignant avait été scellée par cette scène de Et Dieu... créa la femme dans laquelle il supplie Brigitte Bardot d'arrêter de danser: il est une incarnation séduisante de l'anti-jouissance, de l'obscurité, une sorte d'éternel mélancolique sulfureux.
Seulement voilà, on ignore trop souvent que Jean-Louis Trintignant a également été réalisateur de deux films, et lorsque l'on découvre ces derniers on s'aperçoit soudain de ce que cette image a de profondément réducteur. Surtout, on découvre un cinéaste assez unique dans le paysage français, et qu'il serait de temps de considérer à sa juste valeur.


Si Jean-Louis Trintignant affirme avoir eu envie d'être réalisateur depuis toujours, c'est sa rencontre avec le producteur Jacques-Eric Strauss qui est à l'origine de son passage à l'acte: ce dernier lui dit que s'il veut un jour réaliser un film, il sera heureux de le produire, Trintignant lui donne rendez-vous le 6 septembre de l'année d'après, il écrit un scénario et commence, le 6 septembre prévu, le tournage d'une Journée bien remplie (sorti en 1973). Son sous-titre, « Ou neuf meurtres insolites dans une même journée par un seul homme dont ce n'est pas le métier », résume bien le principe de film et donne une idée du ton d'ensemble.


On suit donc un personnage incarné par le grand (dans tous les sens du terme) Jacques Dufilho, qui ressemble plus que jamais à un dessin de Tardi dans cet univers de violence amusante que met en scène Trintignant. D'une Journée bien remplie on est assez tenté de révéler le moins de choses possibles, c'est un film qui ne cesse de surprendre, d'être là où on ne le voyait pas aller. On a le sentiment que c'est ce avec quoi l'auteur/réalisateur a voulu jouer: partir du projet d'un personnage d'artisan perfectionniste et déterminé, et voir comment ce plan d'action peut s'adapter aux aléas et aux imprévus qui constituent le hasard. Ce principe s'applique au scénario mais également à la mise en scène, qui semble parfois se laisser distancier dans un jeu avec son récit qui l'amène à s'inscrire dans ce dernier de plein de manières inventives (fausse intervention du réalisateur en off, annonce par le speaker de la radio qu'écoute un personnage de ce qui va se passer dans le film, etc.).


Car ce qui étonne et séduit dans une Journée bien remplie, c'est son côté ludique et frondeur. Dans le fond (une histoire de vengeance sauvage mais millimétrée) comme dans la forme (voire par exemple ce raccord quasi surréaliste entre la luette d'un personnage et l’œil d'une pintade), Trintignant crée une œuvre d'une furie gracieuse et d'une radicalité qui ne se prend pas au sérieux. Et c'est drôle, et on rit, beaucoup beaucoup, surtout grâce à la mise en scène et au jeu des acteurs, mais aussi grâce aux (rares) dialogues. Un exemple: Trintignant se donne un tout petit rôle (on ne voit qu'à peine son visage, on entend surtout sa voix) en la personne d'un metteur en scène de théâtre qui supervise une représentation de Hamlet par la « vaillante troupe des enfants du Gard », et se réserve une des plus belles répliques du cinéma français: « On ne peut pas faire d'Hamlet sans casser des œufs. »
Une Journée bien remplie est donc une franche réussite qu'on serait tenté de placer parmi ce que les années 70 ont créé de mieux, et pourtant il ne trouve pas son public. Trop atypique peut-être, ou trop différent de l'image que renvoie son réalisateur. Redécouvert quelques vingt-cinq ans plus tard, ce film chemine depuis vers un statut, complètement mérité, d’œuvre culte.


Six ans plus tard, Trintignant repasse derrière la caméra (il n'a cette fois pas écrit le scénario, et on le sent car c'est un peu par là que le film pèche) pour réaliser son deuxième et dernier long-métrage: le Maître-nageur. S'il n'a pas le même mordant ni la même folie contenue et burnée que son prédécesseur, il mérite tout de même amplement d'être (re)découvert. D'une part parce qu'est confirmée la capacité de Trintignant à tirer le meilleur de ses acteurs; il donne ici à des figures ultra populaires comme Guy Marchand ou Jean-Claud Brialy ce qui restera sans doute un de leurs meilleurs rôles2 en les utilisant à contre-emploi: un personnage de gentil maladroit pour Marchand, et d'obséquieux psychopathe pour Brialy.


D'autre part, on retrouve ce goût pour un cinéma inventif, drôle et vif, laissant la place à des éléments non-narratifs qui ne sont jamais expliqués mais qui donnent progressivement à l'ensemble des touches mystérieuses, troublantes ou loufoques. Trintignant s'amuse aussi parfois à filmer le contrechamp, ce qui se passe de l'autre côté du récit. Il excelle alors à donner l'impression de surprendre les acteurs (ou plutôt leurs personnages), de les filmer à leur insu. En terme de mise en scène, il s'oriente vers un goût plus poussé pour la vignette, donnant naissance à des sortes de tableaux cinématographiques qui transcendent le récit en lui faisant un enfant dans le dos de manière temporaire. Une dernière partie en forme de tableau social féroce déguisé en simili huis-clos achève de donner au Maître-nageur une personnalité complètement atypique, qui le voit commencer comme une sorte de conte un brin naïf pour aboutir à quelque chose qui ressemble à de la pure comédie italienne3.


Parce qu'au fond c'est de ce côté qu'il faudrait aller fouiller pour pouvoir définir au mieux le style et l'esprit de Trintignant réalisateur. Peut-être que là où il s'est le mieux exprimé en tant qu'acteur, là où son amplitude de jeu a été la mieux servie, c'est dans le cinéma italien. Entre autres chez les déjà cités Risi et Bertolucci, mais aussi dans le Grand silence, le western mutique de Corbucci, ou encore dans ce giallo expérimental, torturé et complètement dingue qu'est la Mort a pondu un œuf, de Giulio Questi. Naviguant d'un style à l'autre dans le cinéma italien de cette époque il a trouvé une variété d'univers, de tons, de possibilités qui ont sans doute ensuite nourri son style de cinéaste. Si Trintignant a réalisé en seulement deux films une œuvre rare et unique dans le cinéma français, c'est donc peut-être parce qu'il est en réalité parvenu à opérer une synthèse du cinéma italien en accordant son regard et sa fantaisie à un travail de son art que ses contemporains français avaient du mal à mener.
Mais on a aussi le droit de se contrebranler des ces considérations et de simplement jouir du cinéma de Jean-Louis Trintignant, puisque c'est bien d'un esprit libéré et jouisseur que sont nés ces deux films, et que leur liberté en fait des créations rares, audacieuses et profondément drôles, donc belles.






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1 « Le périple que ce soir-là en une minute elle accomplit de ses tréfonds jusqu'aux étoiles, » écrit-il en fanfaronnant quand même pas mal, « combien d'astronautes sont morts pour n'en apercevoir que la possibilité du rêve? »

2 Encore que Guy Marchand n'aie que des meilleurs rôles puisqu'il incarne la classe française, il serait temps de s'en apercevoir et de préparer sa Panthéonisation immédiate, même si l'on espère qu'il ne mourra jamais.

3 Si l'on accepte de réduire l'immense nombre de films atypiques produits en Italie des années 50 à 80 dans une case qui ne veut trop rien dire ; disons qu'ici l'on entend par là : film qui s'appuie sur une situation sociale banale pour aboutir à une expression quasi hystérique des aspects les plus sombres de la nature humaine. En très très gros.

jeudi 7 août 2014

Angil and the Hiddentracks


Déjà, force nous est d'admettre que nous nous sentons tout merdoux de ne parler d'Angil and the Hiddentracks que maintenant, c'est à dire à la veille de la parution de ce qui sera leur dernier disque. Il eût été plus mieux de chanter les louanges que ce groupe mérite avant que celles-ci ne soient doublées d'un sentiment de regret, et avant qu'elles ne puissent être prises comme une soudaine affection pour ce qui bientôt ne sera plus. Mais bon, se battre la coulpe ne sert à rien, aimons-nous vivants tant qu'il est encore temps.


Si nous avons traîné c'est qu'il est difficile de décrire le style d'Angil and the Hiddentracks, ne serait-ce que du fait de la composition du groupe: une guitare, une batterie, une contrebasse et tout un tas d'instruments à vent, ça crée forcément autre chose que le classico guitare-basse-batterie. Au-delà de ce qui pourrait n'être qu'une sorte de coquetterie, ce choix instrumental est rendu pertinent par une capacité à s'appuyer sur chaque musicien et à parfois construire des morceaux à partir d'éléments qui ne semblent pas forcément faits pour fonctionner ensemble. Mais ça marche, et ça apporte un supplément d'âme à une musique qui semble découvrir le sol sous ses pas à mesure qu'elle avance, en n'étant jamais certaine de ne pas tomber dans le vide la seconde qui suit (de manière générale avec Angil and the Hiddentracks on ne peut jamais trop savoir comment finira ce qui commence). Mais ça tient debout et ça prend de plus en plus de puissance jusqu'à finir par constituer quelque chose qui a des airs d'expédition n'ayant d'autre but que de voir jusqu'où l'on peut habiter le mouvement.


C'est parfois nerveux et tendu, ça évoque parfois un paysage qui retrouve le calme après le passage de l'orage, on a tantôt le sentiment de créations mûrement réfléchies1, tantôt celui d'écouter des émotions balancées à cru à travers la voix et les instruments. Parce que c'est bien d'émotion qu'il s'agit ici, on s'aperçoit avec Angil and the Hiddentracks qu'on est habitué à entendre beaucoup de choses qui sont davantage le fruit de la réflexion, et qui du même coup semblent désincarnées.
Parfois le principe d'une chanson tient sur moins qu'une aile d'oiseau-mouche et ça file la chair de poule (écoutez donc « Trish »), parfois ça ressemble au chant trompe-la-peur d'un équipage qui voit la mer faire des montagnes étranges au loin, et ça remue tout autant (exemple: « Swan song of a refugee »). S'il fallait vraiment définir le style d'Angil and the Hiddentracks on pourrait faire court et dire que c'est du rock, mais alors qui emprunte au jazz une manière de ne pas trop s'en tenir à ce qui ressemble à un itinéraire, au hip hop une tendance à parfois scander les paroles pour donner à la voix le tranchant du sabre, et à plein d'autres sources d'inspirations des éléments que l'on ressent sans pouvoir clairement les discerner.


A ce ressenti à l'écoute s'ajoute aussi le souvenir d'un concert du groupe, où l'expression "faire corps" prenait tout son sens, parvenant ainsi à des moments d'intensité où les morceaux se trouvaient sublimés par leur inscription dans le temps immédiat. C'est un mot qui est en train de devenir galvaudé mais en assistant à un concert d'Angil and the Hiddentracks (à ce sujet on prie le petit Jésus des Juifs des Arabes et des Italiens pour qu'une dernière tournée ait lieu) on voit s'incarner sous nos yeux quelque chose d'inspiré. C'est audacieux, parfois risqué, et tout le temps beau cette manière d'unir ainsi dans un même geste la détermination et l'imprudence. On a le sentiment d'avancer en un terrain connu noyé sous le brouillard et c'est franchement grisant. C'est pour ça qu'on est foutrement triste que ça s'arrête.

N.B. : Pour que le plaisir ne disparaisse pas tout de suite, il est possible et très très recommandé d'aller filer un coup de main au financement de l'ultime disque d'Angil and the Hiddentracks en cliquant ici. Ça s'appellera Lines, ça a été enregistré en prise directe et on est très très impatient de pouvoir écouter ça.


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1 L'apogée de ce cas étant l'album Oulipo Saliva, dont les paroles excluent la lettre « e » et dont la musique n'emploie jamais la note mi (qui se note E en anglais, fallait tout de même y penser).