mercredi 24 novembre 2010

#3 - All the Real Girls

Si vous vous penchez un peu par le hublot, vous verrez la cuisine…

Alors oui, faire visiter la cuisine, c’est un aveu d’échec. Seulement voilà, il faut bien faire précéder ce qui va suivre de quelques explications. 

Que voici : la première idée a été de faire un article sur All the Real Girls, film de David Gordon Green qui m’avait laissé une première impression très favorable (un film d’auteur américain qui se sort la tête du fion auteuriste, imaginez un peu). Mais la deuxième impression a été moins bonne : à la revoyure, on s’aperçoit que le film a des défauts, et des défauts sans charme, qui plus est : psychologisation à outrance et dialogues inutiles, jeu d’acteurs parfois bancal et une tendance toute néo-indépendante à se regarder filmer dès lors qu’on cherche à sortir des sentiers balisés.

Et alors c’était bien embarrassant, et que faire ? Sans lien de cause à effet, je réécoutais en boucle #3 - Ce n’est pas perdu pour tout le monde…, de Diabologum, un des meilleurs albums de rock français du monde. Pourquoi pas en parler ici alors ? Mais en même temps, il faut bien l’admettre : si réussi que soit ce disque, il est un brin hermétique ; or la ligne directrice de ce blog est tout de même de mettre en avant des œuvres portant en elles une fibre populaire, mais qui n’ont pas rencontré le public mérité. Et on peut comprendre que, par exemple, le cinéma cyber-punk japonais, de si grande qualité soit-il, ne soit pas diffusé en première partie de soirée sur les grandes chaînes.


Enfin bref, cette longue introduction pour dire que je me retrouvais avec deux œuvres intrigantes, mais plus ou moins critiquables, des ébauches d’analyse inexploitables, et la nécessité de nourrir la bête. Et alors j’aurais pu jeter tout ça à la poubelle et écrire sur autre chose. Mais non, tiens. Voici donc un article qui met en parallèle All the Real Girls et #3 - Ce n’est pas perdu pour tout le monde. On verra bien où ça nous mènera.

Le film raconte l’histoire de Paul, qui tombe amoureux de Noel, la sœur de Tip, le meilleur ami de Paul. Mais Paul est considéré par tous comme le don Juan de la (petite) ville (industrielle) dans laquelle tout ce beau monde évolue. Tout le monde pense donc que Paul va coucher avec Noel puis la jeter, tout le monde sauf Paul et Noel, qui sentent confusément qu’ils sont en train de vivre quelque chose de particulier.

« Quand j’ai ouvert les yeux, le monde avait changé. » C’est ainsi que débute #3, le troisième et dernier album de Diabologum. Ses prédécesseurs avaient un côté ambigu : de la pop rock très efficace, mais faite par un groupe qui faisait de la pop rock pour montrer que c’était facile d’en faire, et donc un peu nul. Par exemple le deuxième album s’appelait Le goût du jour, et son principe était précisément de faire un album qui ressemblât à ce qui se faisait alors. Mais on se trouvait face à un paradoxe : si on aimait cet album, ça signifiait qu’on le trouvait mauvais, puisqu’il était censé être une critique de ce qu’il était. Ca faisait mal à la tête. Avec #3 il n’y a pas d’ambiguïté, c’est l’album que voulait faire Diabologum, un mélange de rock plus ou moins bruyant, de samples et de textes parlés, scandés, et sacrément bien écrits. 

Paul et Noel sont confrontés au regard des autres, qui n’est jamais aussi fort que dans ces petites villes où tous les habitants ressemblent à des enfants perdus. Tout le monde pense veiller sur tout le monde, mais tout le monde étouffe, de peur, de tristesse, de douleur. Les gens sont bancals, ils ne peuvent plus s’appuyer sur grand-chose. Ils parlent, de tout et de rien, se racontent des histoires, mais seulement celles qui ne disent rien. Ils ont des relations de surface. Ils s’aiment quand même, mais ils n’en ont pas véritablement conscience. Les garçons ont pour perspective de travailler à l’usine locale, ou de faire des courses automobiles dans un circuit sphérique, où l’on finit par ne plus savoir qui mène la course et qui est à la traîne, puisque ça ne mène nulle part.

Diabologum livre une sorte de constat, amer, celui d’une « Blank generation », pour reprendre le titre du dernier morceau de l’album. On pourrait considérer ce disque comme particulièrement symptomatique de son époque, la fin des années 90, où le peu de légèreté qui subsistait des décennies précédentes semble disparaître pour de bon. Les textes sont, au mieux, angoissés et désenchantés, au pire parfaitement sombres et violents. L’accompagnement musical ressemble quant à lui à ce qui s’est fait de mieux dans le genre : des guitares parfois torturées et hurlantes, parfois étouffées, menaçantes. On oscille entre le gros rock, le trip-hop, l’expérimental, le hip-hop… Bref, une synthèse, et une belle. « De la neige en été », morceau d’ouverture, résumé assez bien le sentiment qui traverse l’album : une apocalypse, mais qui n’a même pas l’ambition d’être spectaculaire. Comme si une civilisation tirait à sa fin mollement, sans explosion finale, sans apothéose aucune.

Le mérite qu’on peut reconnaître à David Gordon Green, c’est d’être un humaniste, véritable. Il aime ses personnages, et le film se perd d’ailleurs dans les méandres exposés plus tôt quand il se détache d’eux pour s’intéresser à lui-même, à son récit, à sa dramaturgie. Mais tant que le réalisateur regarde ses personnages et cherche à les faire exister, on assiste à de beaux moments. Ils vivent tous dans l’échec, le chômage, l’instabilité familiale, mais ils sont en vie, ils ont du désir en eux. Peut-être sans le vouloir, Green résume tout ça en une très belle image : il filme à un moment un chien qui n’a plus que ses deux pattes avant. Un autre, moins impliqué, aurait sans doute filmé ce chien comme une bizarrerie un peu dégoûtante. Mais Green choisit quant à lui de le suivre parce qu’il a remarqué quelque chose : même s’il n’a que deux pattes, ce chien avance, bon an mal an, et c’est là ce que raconte le film : des personnages handicapés par leurs vies, leurs origines, mais qui vont de l’avant, tant bien que mal. C’est de l’humanisme. On songe alors à ces auteurs américains qui, tels Carver ou Brautigan, racontent des histoires qui semblent ne mener à rien parce qu’elles finissent sans coup d’éclat, sans apothéose. Elles sont pourtant remplies jusqu’à la gueule de ce qui fait  l’essence banale de l’humanité. L’apothéose n’est pas née avec l’humanité, elle est née avec l’invention de l’histoire, des histoires, du récit. Et Green est bien conscient que l’apothéose ne foutrait jamais les pieds dans une ville industrielle de Caroline du Nord.


On retrouve dans les meilleures chansons de l’album de Diabologum un même goût pour l’individu, témoin ou acteur d’une histoire. Ainsi dans « À découvrir absolument », le texte, influencé par une imagerie américaine, établit une liste de personnages et de faits qui, mis bout-à-bout, finissent par créer une somme humaine vertigineuse, inquiétante, et pourtant souvent banale : « Alfred trouve que sa vie est devenue trop ennuyeuse (…) Sheila faire croire à Scott qu’elle attend toujours son enfant (…) Jean est contraint de demander sa mutation (…) Mathieu ne reconnaît plus personne. Tom est tout seul. » Autant de destins résumés en une seule phrase, comme si le narrateur se plaçait du point de vue de la mort et qu’il avait la capacité de résumer chaque personne à un point précis de ce qu’elle est ou a été. Bien des choses se jouent alors, pleines de drames, et pourtant tout est énuméré calmement, froidement, comme si la civilisation finissante décrite par Diabologum finissait par crever de sa propre indifférence, cette indifférence cachée derrière l’intérêt putassier suscité par la formule titre : à découvrir absolument.

All the Real Girls pourrait au fond être raconté sous cette même forme : un jour Paul s’aperçoit qu’il ne connaît rien à la vie, Tip saute tout ce qui bouge et pourtant il a peur du noir, Noel cache les cicatrices d’un accident qu’elle a causé, Leland a tellement mal qu’il ne veut plus aimer personne, Feng-Shui a fait un rêve où elle voyait son père mourir, Bust-Ass s’appelle Tracy et il joue de la guitare. Autant de destins insignifiants au fond, mais qui prennent de l’importance grâce au regard porté sur eux par un réalisateur qui se souvient parfois qu’il veut sauver ses personnages. Ce salut viendra, de belle manière, mais un peu artificiellement, trop soudainement pour être véritablement émouvant.

Chez Diabologum il est difficile de voir un salut dans ce disque prophétique et sombre, à part peut-être dans l’impressionnante mise en musique d’une scène extraite de La Maman et la Putain, de Jean Eustache, où une femme se laisse aller à dire tout ce qu’elle a sur le cœur de manière très crue, mais où cette crudité est une manière de parler au plus près du cœur, de la vérité. La musique qui l’accompagne souligne à la perfection la puissance de ce flot de paroles, l’intensité du discours, et l’émotion qui en ressort. Une émotion qui se détache de la civilisation, des conventions, ces mêmes conventions que Diabologum a définitivement enterrées avec cet album unique.


Alors voilà. Sommes-nous bien avancés ? Ce qui est certain, c’est qu’à réfléchir à ces deux œuvres en parallèle, l’on s’aperçoit que l’émotion suscitée par une création ne vient pas forcément de la recherche du temps fort, de l’éclat. Au début d’All the Real Girls, Bust-Ass[1] tente confusément d’expliquer à ses amis la théorie du battement d’aile du papillon, et l’on s’aperçoit finalement que ce film est la mise en application cinématographique de cette théorie, ou comment l’on peut partir d’un événement pour raconter une autre histoire, ou dix autres. L’infime qui engendre l’infime qui engendre l’infime, répercuté cent fois, et qui aboutit finalement à l’essence des choses. Diabologum procède de la même manière en ne s’encombrant pas de grands discours, mais en se concentrant sur des faits humains. S’accrocher à l’individu, c’est prendre le risque de se couper du grandiose, mais aussi prendre conscience que chaque individu porte en lui l’universel, et qu’au fond rien n’est plus grandiose que cette vérité première. Le film raconte une élévation, le disque une chute, mais ils posent la même question : comment aimer quand on est assailli de toutes parts ? Comment survivre sous les avalanches? Que nous reste-t-il ?
« Un instant précis, trop souvent diffusé, mais toujours inédit. »



[1] Interprété par Danny McBride, dont c’était la première apparition à l’écran. Si vous ne connaissez pas ce nom, retenez-le, vous gagnerez du temps. Danny McBride s’applique pour l’instant avec un masochisme qui force le respect à jouer la lie de l’humanité. Ce qu’il fait est sublime. Un jour quelqu’un lui apportera une belle histoire dramatique, et le monde sera noyé sous les larmes.

lundi 15 novembre 2010

Comment tu t'appelles? (Vol. 1)

Une compilation pour succéder à la précédente et faire en sorte que la terre ne s'arrête pas de tourner.
Une compilation qui s'appelle "Comment tu t'appelles? (Vol.1)" et qui doit son titre à une chanson de Mathieu Boogaerts (sauf le "(Vol. 1)", petite fantaisie personnelle).
Une compilation composée de morceaux dont les titres sont des prénoms. Un sacrédié de boulot.
Une compilation affublée d'une pochette à la limite du répugnant.
Mais la musique est bien, et c'est l'essentiel.


Liste des morceaux:

01 Thelonious Monk - Pannonica
02 Jean-Louis Murat - Jim
03 Air et Françoise Hardy - Jeanne
04 Devendra Banhart - Cristobal
05 Damien - Mitzuki
06 The Divine Comedy - Lucy
07 Mathieu Boogaerts - Renée
08 Les 5 Rocks - Betty
09 Pierre Desproges - Simone
10 Blonde Redhead - Melody
11 Pinback - Kylie
12 Bridget St. John - Lazarus
13 Léo Ferré - Richard
14 Pusse - Olga
15 Mike Sheldon - Joanne
16 The Kinks - Lola
17 Jean Yanne - Camille
18 John Coltrane - Aisha
19 Dick Annegarn - Mireille

Cette compilation est téléchargeable ici.
Et une bonne écoute à vous.

vendredi 12 novembre 2010

Nick Drake - Pink Moon

Un jour de novembre 1971 un jeune homme mesurant deux mètres habillé de vêtements trop courts pour lui et portant des chaussures trop petites entre dans les bureaux de la maison de disque Island Records. Il va vers la réception, pose un paquet sur le comptoir, puis s'en va sans même avoir regardé la réceptionniste. Ce jeune homme c'est Nick Drake. Le paquet qu'il a posé contient les bandes de son troisième album, Pink Moon. Et il s'en est fallu de peu qu'il ne finisse au fond d'un placard, comme bon nombre d'enregistrements amateurs déposés dans les bureaux des maisons de disque. Sans la curiosité du dirigeant du label, qui essayait d'écouter tout ce qui était déposé, le dernier album de Nick Drake aurait été un élément de plus dans une légende qui n'en demandait pas tant.


Pink Moon est le successeur de Five Leaves Left (1969), premier album d'une poésie et d'une maturité artistique impressionnantes pour un gamin de 21 ans, et de Bryter Layter (1970), tentative un peu ratée de faire entrer la musique de Nick Drake dans un moule pop, même si quelques instants magiques survivent au massacre.

Pink Moon a été enregistré en deux nuits. Dans le studio il y avait Nick Drake, sa guitare, et son ingénieur du son, John Wood. La légende veut que quand le directeur d'Island Records comprit qu'il s'agissait d'un nouvel album, il contacta Nick Drake pour lui dire que formidable tes maquettes, je vais réserver un studio, dis-moi quel producteur tu veux, quel type d'orchestre... et que Nick Drake lui a dit que non, le disque, c'était ça. Une voix, une guitare, quelques accords de piano rajoutés sur la chanson titre, voilà tout. Le plus fort, c'est que ça donne un chef-d'oeuvre.

Autant annoncer la couleur par contre: en l'enregistrant, l'état de dépression dans lequel stagnait Nick Drake depuis déjà au moins un an se fait parfois ressentir. Mais à une exception près[1] ce n'est pas un désespoir plombant qui assèche ces morceaux, mais plutôt une sorte de prise de contact avec une forme d'absolu, l'abîme sans fond, ce qui fait de l’album une expérience plus nuancée, et surtout plus forte.


Le disque s'ouvre sur la chanson titre, qui a trompé son monde au point d'être choisie par une marque automobile pour illustrer une campagne de pub avec des djeunz trop rien coolos. Il faut dire que mélodiquement, si simple que ça soit, c'est imparable. Après les arrangements trop élaborés de Bryter Layter, c'est un plaisir de redécouvrir que Nick Drake est un grand guitariste, reconnaissable dès les premiers accords. Les paroles parlent d'une lune rose qui nous rattrapera tous, jusqu'au dernier, et jusque là tout va bien.


Et puis arrive "Place to be", et la donne change; une musique faite pour les regrets accompagne un Nick Drake qui évoque les temps où il était jeune, plein de sève et de force, pour mieux en arriver à son état présent: il est vieux, sombre, et " weaker than the palest blue/Oh, so weak in this need for you". On ignore à qui il s'adresse, si c'est une chanson d'amour, une crise mystique, un questionnement métaphysique. Mais on commence à avoir la chair de poule.


Suit "Road" et ses arpèges magiques, où le texte évoque des routes qui ne sont pas pavées, des voies qui mènent aux étoiles ou qui nous mènent en nous-mêmes. L'un voit le soleil là où l'autre voit la lune, l'un veut prendre la mesure de l'espace l'infini là où l'autre voudrait rentrer au plus profond de lui, mais les deux semblent chercher une même vérité. On n'a pas encore eu l'occasion de dire que Nick Drake, en plus d'être un musicien de génie, n'était pas le dernier des auteurs non plus. Son univers poétique est riche en émotions, en images fortes, et quand sa voix de vieil enfant porte tout ça, le résultat a de quoi marquer les esprits.


Mais parfois il peut se passer de tout, et atteindre des sommets. Avec "Horn" par exemple, ce court morceau instrumental que n'importe qui peut jouer à la guitare au bout d'une demi-heure, mais qui, une fois terminé, hante encore le silence qui le suit.


"Hanter" est un mot qui correspond bien à la musique de Nick Drake. Dans Un bon chanteur mort, Dominique A le place dans la catégorie des voix qui semblent venir d'outre-tombe[2]; de celles qui ont déjà vu l'infini et en sont revenu. Ce sentiment n'est jamais plus fort qu'avec "Know", sa ligne musicale ultra-répétitive, ses gémissements fantomatiques et ses paroles presque effrayantes ("Sache que je te vois. Sache que je ne suis pas là.") On croit en vérité entendre un mort mélancolique, venu tourmenter ceux qui lui ont survécu.


Les morceaux qui suivent, qui constituaient la face B du vinyle, rivalisent d'obscurité, de sentiment que les choses en arrivent à leur fin et qu'il n'y a plus rien à quoi se raccrocher. Mais quand on pense que tout est foutu, Nick Drake nous cueille soudain avec l’ultime chanson, "From the morning", qui filerait des frissons au dernier des mercenaires russes. Après ce long voyage dans les pénombres, voici qu'il chante un jour qui se lève, révélant avec lui la beauté du monde, l'infinité colorée des possibles, et nous invite à aller jouer aux jeux que nous avons appris aux origines. "And now we rise / And we are everywhere": deux simples vers suffisent à inverser complètement la tendance d'un album qui ressemblait à une chute sans fin. 
Nick Drake a choisi de traverser la plus sombre des nuits sans  jamais perdre l'espoir de retrouver la lumière. Pink Moon ne dure que 28 minutes. Il n'y a qu'onze chansons. Mais c'est un sacré voyage.

Dans le premier morceau de son premier album, "Time has told me", un Nick Drake plein de confiance chantait qu'il fallait ne pas trop se tourmenter "Puisqu'un jour notre océan trouvera son rivage". On semble loin de ce rivage apaisant (est-il seulement censé l'être?). Cela étant, Nick Drake l’a peut-être trouvé avec cet album. Il était peut-être davantage sensible à cet état de mélancolie profonde, qu'il est parvenu à transcender par sa musique et sa poésie. L'idée d'un jeune homme exclusivement dépressif ne me semble pas coller à sa musique. Qu'il fut triste, c'est indéniable. Mais à travers ses chansons, on sent quelqu'un qui n'a pas envie de s'en tenir là, qui est traversée d'élans, dont le cœur est rempli de rayons[3].

Nick Drake est mort dans la nuit du 24 au 25 novembre 1975, à l'âge de 26 ans, d’une surdose d'antidépresseurs. On ne saura jamais s'il s'agit d'un suicide ou d'un accident. Ce dont on peut être sûr, c'est que c'est bien dommage.


[1] "Parasite", qui donne envie de voyager dans le temps pour pouvoir aller prendre Nick Drake par l'épaule en lui disant "Mais non, mon vieux, tu n'es pas à foutre aux orties, c'est les autres qui font rien qu'à pas comprendre ton talent! Et puis tu devrais moins fumer, c'est mauvais le cocktail marie-jeanne et antidépresseurs."
[2] (parlant de chanteurs comme Nick Drake, Nina Simone, Léo Ferré ou Ian Curtis) « En les écoutant aujourd’hui, ne doute-t-on pas rien qu’un peu qu’ils aient un jour été vivants ? Lorsqu’ils chantaient, ne le faisaient-il pas comme s’ils n’étaient plus parmi nous, ne nous donnaient-ils pas déjà des nouvelles de l’autre côté ? » Dominique A, Un bon chanteur mort, p. 57
[3] Copyright Baudelaire

lundi 8 novembre 2010

Le Chignon d'Olga

C’est un cauchemar récurrent : je revois Le Chignon d’Olga et je ne ressens plus rien. Pas de rire, pas d’émotion, rien. Le film se termine, et l’écran devenu noir et me révèle mon reflet : je m’aperçois alors que je suis devenu vieux, rabougri, et triste. Du genre à trouver le temps trop long.

Le Chignon d’Olga est le premier film de Jérôme Bonnell, qu’il a réalisé âgé de 23 ans, et cette jeunesse se ressent. Mais dans le bon sens du terme : la réalisation ni le scénario ne font preuve à aucun moment d’amateurisme ou de manque de subtilité ; en revanche, la retranscription de l’état d’esprit d’un jeune homme d’une vingtaine d’année est admirable de justesse.

Ce film raconte l’histoire de Julien, ledit jeune garçon, d’Emma, sa jeune sœur, et de Gilles, leur père. Il y a une absente et c’est autour d’elle que tout tourne, au fond. Mais cette absence est rendue présente en filigrane, avec une grande subtilité. Car Bonnell a le désir, ô combien louable, de ne pas montrer au spectateur ce qu’il doit voir. Le film est au fond la chronique d’un été : c’est l’histoire d’une famille qui doit se reconstruire, de chacun de ses membres qui doit apprendre à faire sans, et à reprendre pied. Mais cette histoire est racontée de mille petites manières détournées. C’est un garçon qui ne veut plus jouer de piano et qui est fasciné par une femme qui porte un chignon, c’est une fille à qui la vie confie un rôle auquel elle n’était pas prête et qui a envie de partir mais que quelque chose retient, c’est un homme qui a tout pour être malheureux, mais doté d’une âme forte, qui fait des grimaces devant son miroir et s’émerveille comme un enfant devant Le Cirque de Charlie Chaplin. C’est bien des choses encore.

C’est banal à dire mais ce film ne serait rien sans le jeu des acteurs. Méconnus pour la plupart, mais tous excellents. En tête, tressons une couronne de lauriers à Serge Riaboukine, qui est incroyablement touchant dans ce rôle d’homme normal, qu’on ne lui propose pas assez souvent. Une autre pour Marc Citti, un secret trop bien gardé, capable ici de dévoiler toutes les facettes d’un personnage pas si évident, mais qu’il rend extrêmement attachant. Et puis il y a le trio de jeunes acteurs, Hubert Benhamdine, Florence Loiret-Caille et Nathalie Boutefeu, tous capables d’émouvoir puis de faire rire d’une seconde à l’autre.


Car c’est là un autre point fort du film : le fait d’être une véritable chronique, au sens où rien n’est jamais absolument sombre ni absolument léger. On a rarement vu l’évocation d’un deuil si bien dessinée,  avec ses moments d’abattements et de doute, certes, mais aussi avec ces moments où la vie refait acte de présence, où l’envie au sens large renaît avec une force considérable. Bonnell est parvenu à écrire un scénario où chaque micro-événement fait sens, où la direction prise par un personnage l’emmène ailleurs, là où il n’imaginait pas aller. Il parvient qui plus est à rendre la force des moments de flottements a priori insignifiants. Julien voit des moutons dans un pré et se met à courir derrière eux en hurlant, se laisse tomber dans l’herbe, puis se relève et reprend sa course. Dit comme ça, ça n’a l’air de rien, mais à l’écran  l’alchimie qui opère grâce au travail de Bonnell rend cette de scène émouvante et significative. Pour dire les choses, les dialogues ont le bon goût d’être anodins en apparence. Les personnages ne parviennent jamais à dire ouvertement le problème, et pourtant toutes les tensions qui les habitent ressortent dans leurs conversations les plus banales, comme par magie. « Il y a des fois où j’aurais envie de hurler de toutes mes forces, mais en même temps j’aimerais que personne n’entende. », dit Julien ; c’est sur ce principe de hurlement muet que les dialogues sont construits : ils disent davantage par la simple suggestion que ne le permettrait un texte trop écrit. 

Ce film est aimable précisément dans sa volonté de ne pas faire d’esbroufe, de ne pas chercher à en mettre plein la vue au spectateur, et ce pour lui permettre de mieux s’approprier cette histoire, de se sentir plus proche des personnages. Une légèreté apparente pour mieux faire ressortir la gravité de certains sentiments, de certaines situations. Le réalisateur fait confiance au spectateur, c’est suffisamment rare et appréciable pour être salué.

On parlait au début de la peur de la vieillesse et de la perte des émotions qui l’accompagne. C’est au fond de cela qu’il s’agit dans Le Chignon d’Olga : de personnages plus ou moins jeunes qu’une perte a fait soudainement vieillir, qui ont pris la mesure du fini et de la mortalité et qui s’aperçoivent qu’il leur reste une vie à vivre, et que c’est à la fois peu et beaucoup. De manière plus ou moins détournée, tous ces personnages se demandent comment ils vont pouvoir vivre, ce qu’ils vont devoir faire. Ils ont peur qu’à travers la mort de l’autre une part d’eux-mêmes soit morte aussi. Mais ces situations forment un spectacle vivifiant parce que ces personnages se trouvent finalement portés par le désir, comme s’ils se réveillaient d’un long coma et que l’été était là pour eux, pour les faire renaître dans une belle lumière caressante et doucement mélancolique. Le chignon qui donne son titre au film n’est en fait pas le nœud de l’histoire, et pourtant c’est de manière détournée ce qui fera sortir Julien de l’abattement, ce qui lui redonnera goût aux choses. Le Chignon d’Olga est en fait un film qui redonne confiance, tout simplement, qui va chercher dans une situation tristement banale les étincelles de vie qui demeurent, révélant la force dont chacun est doté lorsqu’il s’agit de se coltiner la mort.



Le 11 septembre 2001, Jérôme Bonnell et Nathalie Boutefeu tournaient pour le film une scène de claquettes. Dans ce contraste entre l’événement à portée générale et ce vécu particulier on peut voir un symbole: partant d’un contexte difficile et propice au renoncement, Le Chignon d’Olga apporte de la respiration, de la légèreté, et nous laisse avec la convictions que la vie vient à notre aide sans que l’on en ait conscience.