mercredi 25 mai 2011

Cheval Fantôme

Nous autres faisons ce qui nous plaît en mai, et ce qui nous plaît, c'est une compilation.

Cette compilation s'appelle Cheval Fantôme. Même que.

Elle cause du mouvement, des mouvements en fait, les mouvements visibles et invisibles, ceux du dehors et ceux du dedans, et tout ce genre de choses.





L'homme du monde prendra possession de cette compilation en cliquant ici. La femme du monde aussi, nous ne sommes pas sectaires. La personne du monde se trouvera alors en présence des morceaux qui suivent:

01 Vieux capitaine
02 The Polyphonic Spree - Section 15 (Ensure your reservation)
03 Electrelane - The valleys
04 Bridget St John - A day a way
05 Yann Tiersen - Plus au sud
06 JP Nataf - Après toi
07 Kris Kristofferson - Casey's last ride
08 Arlt - Outsiders
09 L'Affaire Louis' Trio - Mobilis in mobile
10 Owen Pallett & Shara Worden - Export 3 (The great elsewhere)
11 Dominique A - Le poids du monde
12 Arcade Fire - The Woodland national anthem
13 Peter Von Poehl - Travelers
14 Jean-Louis Murat - Mustang
15 Family - El mapa
16 Los Zafiros - He venido
17 Patrick Watson - The great escape
18 Les Linda - Le vent nous porte où il veut
19 Alpha - Somewhere not here

En espérant que vous monterez à bord et que la voyage vous agréera.

lundi 16 mai 2011

Capitaine Achab

Depuis quelques jours nous respirons mieux, plus sereinement. Non pas qu'une solution ait été trouvée au péril nucléaire, à l'anéantissement progressif de l'esprit critique ou à l'influence de l'eurodance sur la pop américaine contemporaine. Non. C'est presque mieux que ça: Capitaine Achab vient tout juste de paraître en DVD, plus de trois ans après sa sortie en salles. Enfin nous allons revivre et arrêter de noyer notre désespoir dans le Picon-bière.


Capitaine Achab est le deuxième long-métrage de Philippe Ramos[1], après des courts et un long-métrage présentés par leur auteur comme des films du genre intime, ancré dans le quotidien. Ramos a alors envie de prendre l'air et la lumière, et il décide de raconter en grande partie ce que le lecteur de Moby Dick ignore de la vie d'Achab, de suivre ce personnage tout au long de sa vie. Rien de moins, donc, que s'approprier l'un des plus grands mythes de la littérature. On peut décemment appeler ça de l'audace. D'autant plus que Ramos a l'air d'avoir oublié d'être bête, puisqu'il choisit de raconter Achab par le biais de personne qui le côtoient, de son père à Starbuck[2]. Ce faisant, Ramos garde intacte la fascination suscitée par ce personnage, puisqu'il ne lui donne jamais la parole, ne lui fait jamais expliquer plus avant le pourquoi de sa quête obsessionnelle. Une approche à la fois libre et respectueuse du texte d'origine, en somme. Mais ça n'est pas tout.


Parce qu'une bonne idée de départ, c'est bien, mais encore faut-il la mener à bon port, même si cette expression n'est ici pas la mieux choisie. Et c'est là que Ramos excelle. On ne sait par où commencer le concert de louanges qu'il mérite. Alors parlons d'abord de questions purement matérielles: il faut voir comment ce réalisateur s'accommode des moyens extrêmement réduits qui lui sont alloués (son budget équivaut à peu près au budget Picon-bière d'une buvette à Téhéran, pour donner un ordre d'idée) pour faire un film d'époque, avec des costumes, tourné en décors naturels, sur terre et sur mer, et avec les effets spéciaux obligatoirement requis pour représenter Moby Dick. C'est bien simple: rien à l'image ne laisse deviner que le film est, relativement à ses ambitions, si fauché. Ramos a sans doute du faire preuve de beaucoup d'imagination pour accomplir ce tour de force. Et d'audace aussi. Quand il s'agit par exemple de représenter une scène de chasse à la baleine, il contourne admirablement l'écueil du manque de moyens en récupérant des images d'archives sur lesquelles il pose en fond sonore une version toute en puissance du chant traditionnel "Drunken sailor". Le résultat tient à proprement parler de la magie: on sait qu'il y a un truc, il apparaît de manière évidente, mais on marche quand même. En somme, Ramos remet sur pied en une minute le pacte si souvent malmené qui lie un réalisateur et les spectateurs de son film.


Mais il serait idiot de s'arrêter au simple côté matériel de la chose: Moby Dick étant une œuvre mélangeant l'aventure, le poétique et la métaphysique, on est en droit d'attendre la même chose de Capitaine Achab. Et on fait bien, parce qu'on est servis, ô combien. La réalisation est inspirée, ample, pleine de souffle, les lumières sont sublimes, les décors naturels laissent à penser qu'il y a encore des endroits où la main de l'homme n'a pas mis le pied (ça existe, ça s'appelle la Suède), et ce n'est que le début, car Ramos semble n'avoir que de bonnes idées. S'il s'appuie sur un personnage préexistant, et part donc du postulat qu'il faudra bien en venir à ce qui a déjà été écrit, il sait aussi qu'une immense zone de liberté s'ouvre devant lui et il en profite pour mettre en place un univers où la poésie se marie à l'inventivité et à l'intelligence dans un ménage à trois qui marche du tonnerre de Dieu (un peu comme le Picon-bière-citron). Il serait néfaste de dévoiler trop précisément les différents coups de force de Ramos, mais citons-en un ou deux. En premier lieu, il choisit de ne pas faire d'Achab un enfant de l'océan, ce qui semblerait pourtant logique. Au contraire, il lui invente une genèse forestière, terrienne, et fait de sa découverte de la mer l'aboutissement de sa soif de liberté, un accomplissement en soi donc. Cette opposition terre/mer pour un Achab enfant que Ramos imagine orphelin de mère (ce qui est la plus belle utilisation de la consonance mer/mère au cinéma depuis les 400 coups, à l'aise) se poursuit tout au long du film pour donner naissance à des projections poétiques à la fois émouvantes et édifiantes. C'est ainsi que le rapport aux femmes qu'a Achab achoppera toujours sur la nature terrienne de celles que Ramos mettra sur son chemin. Or, il émet l'idée que si l'enfance est un âge d'arrimage à la terre, égale et nourricière, l'accomplissement de l'âge adulte se fait en mer, dans le tumulte, l'intranquillité, mais aussi dans ce contact avec l'absolu qu'est la quête d'un horizon indéfini[3].


Une autre grande réussite de Ramos avec ce film réside dans un de ses aspects les plus casse-gueules: son rapport au texte. En se coltinant l'un des personnages phare de la littérature, il est d'entrée de jeu évident que le cinéaste va avoir maille à partir avec cette forme narrative. Et il s'en sort une fois de plus comme un champion, en allant au devant du problème, en le prenant de court de sorte qu'une éventuelle faiblesse est transformée en point fort, et ce de plusieurs manières. D'abord, Ramos attaque le problème de front en divisant son film en segments qu'il nomme "chapitres". Chaque chapitre est le témoignage d'un personnage et s'ouvre par un monologue en voix-off dudit personnage. Ramos fait alors preuve d'une qualité d'écriture certaine en donnant à chaque monologue un style différent, précis, annonçant ainsi les grands traits de la personnalité du témoin, ainsi que l'atmosphère dans laquelle va se jouer sa relation avec Achab. Ce dispositif pourrait peser trois tonnes si Ramos avait oublié d'être un bon cinéaste, ce qui n'est fort heureusement pas le cas. Ainsi, le plan d'ouverture montre concrètement l'origine de la vie puis la rattache en un simple mouvement de caméra, sorte d'ellipse express, à la mort. La messe est alors dite en image, et le texte qui commence en voix-off n'a plus à apporter trop de précisions narratives, il peut immédiatement se concentrer sur l'aspect poétique du récit, faire naître des intuitions.


Mais le rapport au texte le plus troublant dans Capitaine Achab réside dans une autre idée dont on serait tenté de dire qu'elle nous troue le cul d'intelligence: le rapport d'Achab à la Bible. Ce dernier est immédiat dans la mesure où Achab est au départ le nom d'un roi d'Israël dont le destin est raconté dans l'Ancien Testament. Mais Ramos décide de filer cette métaphore en faisant d'une bible le seul lien entre Achab et sa mère. On le voit lire dès son plus jeune âge ce livre qu'il tient d'elle, et se constituer à travers lui un imaginaire d'enfant. C'est ainsi qu'Achab, encore jeune garçon mais déjà désireux d'être un homme libre, décide de partir à bord d'une barque à la recherche de la terre promise, et que par une astuce scénaristique il se retrouve, tel Moïse, livré au cours d'un fleuve. Ramos n'a de cesse de consolider ensuite par petites touches des liens entre le destin d'Achab et les grandes figures de la mythologie biblique, mais en marquant une distinction nette avec la religiosité de ce parallèle: le feu intérieur qui habite Achab n'est pas la foi, c'est une quête de liberté absolue, ce qui au passage fait de lui une figure parfaitement rimbaldienne. Si ce lien à la Bible est si important, c'est que Ramos semble avoir conscience d'un fait essentiel dès que l'on touche aux œuvres fondatrices de la culture américaine: le socle de cette dernière est la Bible. Elle est donc fatalement présente dans la littérature dont Melville est l'un de phares. Mark Twain en est un autre, à qui Ramos fait un emprunt assez subtil dans le film, créant dans un même mouvement des liens entre différentes mythologies américaines. On est alors presque groggy devant l'ampleur et la profondeur du travail de Ramos, qui parvient à tisser ensemble des éléments a priori hétéroclites, et qui finissent pourtant par constituer un tout d'une richesse affolante.


Mais en disant cela on n'a pas dit l'essentiel: Capitaine Achab est un vrai plaisir de spectateur, le film est porté par un souffle romanesque qu'on n'a plus l'habitude de trouver où que ce soit. C'est une véritable réussite formelle (prix de la mise en scène à Locarno), portée par des acteurs impeccables au premier rang desquels se trouve l'extra-bon Denis Lavant, comédien inclassable qui est ce qu'il y a de plus ressemblant à un homme libre ("toujours tu chériras la mer!", bien sûr), à tel point qu'on ne voit pas qui d'autre aurait pu interpréter ce rôle. Les autres acteurs sont pour la plupart des seconds couteaux qui marquent l'esprit: les noms de Carlo Brandt, Jean-Paul Bonnaire ou encore Jacques Bonnafé ne vous disent peut-être rien, mais vous les connaissez. Et puis on a plaisir à retrouver aussi des valeurs sûres comme Jean-François Stévenin (dont il faudra qu'on dise un jour ici à quel point il est un cinéaste sous-estimé), Dominique Blanc ou encore Philippe Katerine, qui joue à la perfection la raideur de la justice. Tout ça est accompagné de musiques tirées de répertoires plus ou moins récents (tantôt folk, tantôt classique), comme pour permettre à Ramos d'ancrer profondément son film dans son époque d'élaboration et de s'approprier complètement le récit de la vie d'un personnage créé par un autre. Et puis, il faut bien admettre que le chant de sirène d'Isobel Campbell est tout indiqué pour accompagner ce récit tourné vers les océans.


Alors voilà: de l'audace, de la poésie, de l'intelligence, de la maîtrise, tout ça dans un seul et même film (à qui on n'a malheureusement pas donné l'opportunité de rencontrer son public). Achab se moque des bancs de cachalot, des campagnes de pêche, ce qui le fait avancer c'est l'idée de retrouver Moby Dick.  On a parfois l'impression que la cinéphilie, toutes proportions gardées, ne se résume pas à autre chose. Il faut alors se réjouir: Capitaine Achab est une baleine blanche.


[1] Qui vient de projeter à Cannes son troisième, Jeanne captive, et c'est peu dire qu'on attend sa relecture du mythe de Jeanne d’Arc en trépignant comme quelqu'un qui aurait bu six Picon-bières devant la porte fermée des toilettes d'un estaminet.
[2] Qui, avant de s'être fait voler son nom par une chaîne de cafés merdique (pensez donc, on n'y sert même pas de Picon-bière!), est surtout le second d'Achab sur le Pequod, et le seul autre personnage du roman de Melville à être présent dans le film.
[3] Soit dit en passant, Dominique A a créé en musique un état de grâce similaire avec sa chanson "L'horizon", elle aussi marquée par la présence d'un capitaine inspiré par Achab, et à laquelle on ne peut s'empêcher de penser en voyant le film même s'il n'y a a priori aucune influence en jeu.

lundi 9 mai 2011

Anna

- Vous allez vous tuer pour cette fille?
- Je sais pas, j'ai pas fait de projets d'avenir...

Un jeune photographe, Serge (Jean-Claude Brialy), tombe un jour amoureux d'une fille qui apparaît sur une de ses photos. Il décide alors de se lancer à sa poursuite, sans même savoir qui elle est, ni où elle vit. Cette quête le fait progressivement tomber dans une sorte de folie obsessionnelle qui l'empêche de voir qu'il côtoie cette fille, Anna (Anna Karina), au quotidien, et qu'elle l'aime. Nos héros parviendront-ils à trouver le bonheur?


Ce qu'il y a de bien avec les histoires simples, c'est qu'elles laissent beaucoup de marge à la manière de raconter, c'est même là l'intérêt principal de la chose. Avec Anna nous sommes rudement gâtés puisque cette histoire nous est racontée sous la forme d'une comédie musicale écrite et composée par Serge Gainsbourg. Déjà. En plus de quoi, le réalisateur de la chose, Pierre Koralnik, cherche formellement à établir un lien entre les esthétiques de la Nouvelle Vague et du Pop Art. Nous sommes en 1965 lorsque le projet s'élabore, et sa concrétisation sera une sorte d'instantané du milieu des années 60 en France.

Il y a dans le film une sorte de furia visuelle, un goût pour les couleurs excessives (pour cause qu'Anna est en vérité le premier téléfilm français à avoir été tourné en couleurs), pour ce que l'architecture d'alors pouvait avoir de futuriste, pour l'extravagance des costumes, pour les nouvelles formes de théâtre et de ballet qui prenaient alors forme... Koralnik parvient à faire entrer dans son cadre tout ce qu'une société en pleine ébullition peut proposer d'audaces, de créativité, et de kitscheries aussi, il faut bien l'admettre. Mais tout cela est filmé avec tant de bonne volonté que plutôt que de devenir risibles, ces spécificités finissent par apporter autant de suppléments d'âme à l'ensemble. En plus de quoi des personnalités de l'époque passent parfois faire coucou, et quand il y a dans un film Eddy Mitchell ET Marianne Faithfull, le film est déjà à moitié réussi. C'est ainsi.

Comme si ça n'était pas suffisant, il y a par là-dessus la musique de Gainsbourg. Sa musique et ses paroles, et son influence sur l'ensemble du projet. Koralnik avait en réalité profité du fait que Gainsbourg, en pleine déroute sentimentale, soit venu s'installer chez lui. Il travaillait alors déjà sur ce projet, mais Jean-Loup Dabadie devait écrire les paroles de la comédie musicale, tandis que la musique devait être composée par Antoine Duhamel. Koralnik, en loucedé, avait donc proposé à Gainsbourg d'écrire un ou deux thèmes musicaux pour le film; cela ayant été fait, il était évident que la musique de Gainsbourg ne collait pas avec les paroles de Dabadie. Koralnik l'a alors mis au pied du mur: il fallait que Gainsbourg compose les thèmes et qu'il écrive les paroles, c'était le seul moyen pour que l'ensemble tienne la route. Ce qui fut fait, et l'empreinte de Gainsbourg se porta jusque sur le scénario, puisque sa cohabitation avec Korlanik pendant l'élaboration de ce dernier avait créé une sorte de perméabilité entre les chansons et le récit d'ensemble.


Et alors la musique, parlons-en. Gainsbourg est alors au sommet d'une période de grande créativité (il vient de sortir Confidentiel et Gainsbourg Percussions, excusez du peu), mais il a aussi envie de rouler en Rolls, de devenir populaire, d’avoir du succès auprès du public, et non plus auprès d’un cercle d’initiés. Il lâche alors les chevaux, grandement aidé en cela par la présence de Michel Colombier à la direction musicale, et entre de plein pied dans la musique rock des années 60. Il s'amuse à tâter de la musique psychédélique et des sonorités nouvelles post-LSD. Quand il s'agit d'écrire des musiques pour les chansons, il élabore un son qu’il perfectionnera ensuite, celui de "Ford Mustang", d'"Initials B.B.", de "69 année érotique" et même d'Histoire de Melody Nelson[1] dans ce mélange de rock et de culture classique, ce goût pour que chaque instrument sonne de manière unique, qu'on prenne son pied grâce à un simple riff de guitare, un break de batterie, le goût du détail absolu couplé au sens de l'effort d'ensemble. Du grand art. Même les chanson les plus dépouillées sont des travaux d'orfèvre. Là-dessus se posent tantôt la belle voix parfaite d'Anna Karina[2], tantôt la voix catastrophique (il est le premier à l'admettre) de Jean-Claude Brialy. Du coup, on entend parfois Gainsbourg venir lui prêter main forte, en douce, histoire d'harmoniser un tant soit peu la chose. Tout cela transforme la bande-originale d'Anna en un des meilleurs albums de Gainsbourg, ni plus ni moins, et fait à nos yeux d'Anna la meilleure comédie musicale française, ce qui n'est pas excessivement compliqué en même temps puisqu'à part Jacques Demy et, plus proche de nous, Christophe Honoré (et en attendant avec impatience l’éventuel  premier long-métrage de Nicolas Engel), ça n'est pas non plus la concurrence qui l'étouffe.


Mais le film alors? Parce que c'est bien joli pleins d'éléments disparates, mais ça ne fait pas un film cohérent et chargé d'émotions pour autant. Eh bien mine de rien Anna, entre deux chansons et deux scènes psychédéliques, parvient à représenter de manière assez juste les dérives des sentiments quand ils se trompent de cible. A bien y réfléchir, la démarche n'est pas rare qui consiste à vouloir figer une personne et à n'aimer que cette représentation d'elle, inamovible et sans surprises. On n'aime alors plus la personne, mais l'image d'elle qu'on a créée. C'est exactement ce qui arrive au personnage de Jean-Claude Brialy: n'aimer qu'une image de quelqu'un, c'est s'empêcher de connaître cette personne et passer irrémédiablement à côté d'elle (et de la vie, accessoirement). On peut aussi voir là-dedans une réflexion sur le statut de femme-objet, concept à l'opposé de ce qu'est le personnage d'Anna Karina dans le film, tant il est vrai (pour parler comme un journaliste sportif) qu'on n'avait pas l'habitude de voir un personnage féminin si indépendant et spirituel dans la fiction télévisuelle française d'alors.
 
Anna c'est donc tout ça, c'est un monde en mutation qui est saisi dans ce que cette période a de plus exaltant, c'est une époque artistique embrassée dans son ensemble, c'est la figure d'un génie qui se dessine progressivement au grand jour[3], c'est Jean-Claude Brialy qui parle à son verre, c'est Anna Karina qui est, et elle n'a besoin de rien de plus... C'est beau, c'est drôle, c'est émouvant, ça swingue, ça fume, ça boit, ça rit, ça pleure, parfois les deux en même temps, au fond Anna c'est une certaine idée du bonheur qui n'est pas toujours gai et de la mélancolie qui n'est pas toujours pesante: légèreté et gravité qui dansent ensemble, poésie en roue-libre, on chante dans la rue, on danse au travail... C'est de la liberté, voilà.


[1] Car oui, le gainsbourophile reconnaîtra par exemple dans « Je n’avais qu’un seul mot à lui dire » des mouvements qui réapparaîtront ensuite dans « L’hôtel particulier ».
[2] Car tout est indiscutablement parfait chez Anna Karina, c’est écrit dans la bible.
[3] On peut d’ailleurs penser que c'est le succès de "Sous le soleil exactement", chanté par Anna Karina dans le film, qui a véritablement ouvert à Gainsbourg les portes des producteurs des chanteuses yéyé.

mercredi 4 mai 2011

Micah P. Hinson



Ça se passe sur une péniche, une petite salle de concert. Il y a suffisamment de monde pour que ce soit compact devant la scène, sur laquelle il y a un batteur et une fille derrière des claviers. On attend. Un petit homme traverse la salle et progresse vers la scène, puis grimpe dessus. Il est tout frêle, il a de grosses lunettes, il ressemble à quelqu'un qui a du en baver au lycée. Quelques regards échangés avec les deux autres musiciens, et la musique éclate. Pour de vrai. On a l'impression que des digues viennent de céder, et sans rien comprendre on se retrouve K.O. debout alors que le concert a commencé depuis trente secondes. A la fin du morceau, une fille du public crie "It's too loud!" Micah P. Hinson lâche un laconique "I bet it is..."[1] ; l’on se dit alors qu'on est rudement content d'être là.


Micah Paul Hinson, c'est déjà un nom qui sonne plutôt bien. C'est une sorte de paradoxe sur pattes, un gringalet qui a une voix d'outre-tombe, un type dont un regard mal luné peut provoquer un sentiment de profond malaise accompagné de fuites urinaires chez son vis-à-vis, mais qui ne perd jamais une occasion de dire à sa femme (la fille derrière les claviers ce soir-là) combien il l'aime. Un accent texan à couper au couteau, une musique parfois brute, mais une sensibilité et une finesse qui font songer à un poète romantique anglais qui laisserait libre cours à ses élans tout en voulant donner  tort à Q-Tip[2]. Un physique de jeune homme pour quelqu'un qui a connu les bas de quinze vies (drogue, prison, addiction à une femme qu'il a ensuite surnommé "la veuve noire", faillite, vie dans la rue, etc.) et qui a rapporté des enfers un talent gigantesque. A bien y réfléchir, il y a fort à parier que Micah P. Hinson a passé un pacte avec le diable, mais qu'il a ensuite été assez finaud pour baiser la gueule au maître ténèbres.


En 2004, âgé de tout juste 23 ans, il a sorti de nulle part Micah P. Hinson and the Gospel of Progress, qui met alors une baffe assez phénoménale à ses auditeurs. Un premier album débarrassé de tous les tics du premier album, de la volonté de se situer, de rendre hommage aux anciens, de jouer de ses maladresses. Il y a là-dedans une maîtrise et une assurance qui inspirent une confiance immédiate, un mélange de rugosité et de douceur, tout ça sent la poussière chauffée à blanc, la désillusion, une prise de contact avec le chaos précoce, mais aussi la victoire sur les  démons du passé, et l'envie d'en découdre avec ceux qui arrivent.


A compter de cet album, il ne va pas se passer un an sans que Micah P. Hinson ne vienne donner de ses nouvelles, tantôt par album, tantôt par E.P., mais toujours de manière rassurante: ce premier album n'était pas un coup de chance, c'était le travail de quelqu'un qui n'a pas de temps à perdre et qui sait ce qu'il veut. A une époque où il se trouve cloué au lit et gavé d'anti-douleurs à cause d'un dos salement en vrac, il enregistre Micah P. Hinson and the Opera Circuit, et on n'arrive toujours pas à comprendre comment, dans cet état là, il a pu sortir de sa carcasse un chant si habité, si vaste. Cette voix si particulière, on a parfois l'impression que c'est elle qui le tire vers l'avant. Qu'il a en lui des cris qui cherchent une bouche, et que c’est pour ça qu’il chante.


Musicalement, Micah P. Hinson a une science de l'arrangement assez phénoménale, et en progression constante (exception faite du mineur mais bon quand même Micah P. Hinson and the Red Empire Orchestra). Partant de bases classiques, il a étoffé son univers en faisant appel à un vaste ensemble de sonorités marquées en général par toutes les musiques qui ont pu être produites dans le vaste sud des États-Unis. Et puis est arrivé son plus récent album, Micah P. Hinson and the Pioneer Saboteurs. Il offre avec ce disque une sorte de voyage épique dans un monde en plein chaos, qui se reconstruit et s'organise dans une violence exaltante. Il y a là des chœurs qu'on croirait surgis de galères antiques, des chansons qui tiennent sur un souffle puissant, dont on suit la progression sans jamais savoir jusqu'où elles iront, comme si un Ulysse bravache changeait la donne en ne cherchant pas à rejoindre Ithaque mais simplement à provoquer encore et encore les dieux de l'Olympe. Les rythmiques semblent parfois être des tremblements de terre, le monde une sorte de boule d’argile secouée entre éruptions volcaniques et levers de soleil rougis par la poussière. Et Micah P. Hinson est seul maître à bord.


On n'est alors même pas étonné d'apprendre qu'il a du sang indien; il flotte là-dedans une odeur de colère inassouvie. Et c'est ainsi que Micah P. Hinson est grand, qu'il semble naviguer à vue dans un monde qu'il rejette et réinvente en même temps, conservateur à outrance qu'il est dans son propos, et novateur dans sa démarche. Quand tout ça se cassera la gueule, je ne serais pas étonné de le voir chevaucher au devant du néant qui s'ouvrira sous nos pas, poing tendu, et criant rageusement que cette apocalypse est minable, et qu’il en faudra plus pour le faire disparaître. Parfois, il saisira les rênes de son cheval entre ses dents, histoire d’arracher aux derniers cactus leurs dernières fleurs, pour les offrir à sa femme. En attendant, Micah P. Hinson réinvente la figure du poète badass, et il le fait comme personne.



[1] Soit, en français :
- Le son est trop fort !
- J’en doute pas…
[2] Dans le morceau "What?", d'A Tribe Called Quest, Q-Tip lance un lapidaire: "What is a poet? All balls, no cock"; assurément, Micah P. Hinson échappe à cette définition.