mercredi 20 juin 2012

Eternal Summers




En vérité ce qui est bien avec  ce qui est bien, c'est qu'on a rarement besoin d'épiloguer (à part quand on a du goût pour ça bien sûr). Par exemple pour parler de la musique d'Eternal Summers on n'a pas à se perdre en considérations: c'est du rock (ou de la pop peut-être; de toute façon qu'est-ce qui n'est pas de la pop de nos jours?) et c'est bigrement agréable. Tantôt pêchue, tantôt vaporeuse, la musique d'Eternal Summers est capable de trousser des morceaux d'une minute et demi qui gonflent à bloc ou des ballades qui posent une sorte de brume qui diffracte (au bas mot) les rayons du soleil sur tout ce qui nous entoure, ce qui a bien sûr pour effet la création d'une atmosphère particulière et addictive.


Comme l'été, leurs chansons donne parfois l'impression à qui les écoute d'être rempli de lumière et d'ondes positives; parfois, c'est un orage qui menace, ou un soir d'après la pluie. Rien de révolutionnaire bien sûr mais bon, on n'a pas toujours besoin de révolution non plus. En plus de quoi, mine de rien, Eternal Summers est capable de composer très nonchalamment des chansons qui commencent par envoûter complètement pour devenir au bout de deux écoutes des classiques instantanés. Il en va ainsi de "Pure affection" par exemple, une chanson qui accroche d'entrée de jeu et dont il est impossible de se défaire (faut dire qu'on n'a jamais cherché à, aussi).


Alors voilà, Eternal Summers c'est simple et en même temps c'est la quintessence de la pop.
C'était un duo au départ, maintenant ils sont trois. C'est donc un trio.
Ils viennent de Roanoke, en Virginie. Roanoke qui s'appelait Big Lick au départ, même que c'est vrai. Roanoke qui est un nom algonquien, comme Milwaukee, et puisque Milwaukee se prononçait "mill-i-wah-qui" on peut supposer que Roanoke se prononçait "Rou-a-nah-qui" mais c'est de la pure spéculation. D'ailleurs aujourd'hui l'économie de la Virginie repose bien plus que le secteur tertiaire que sur l'agriculture, ce qui est bien la preuve que le monde a besoin de pop efficace.




C'est pourquoi c'est une bien bonne chose qu'un groupe comme Eternal Summers existe. Ils ont déjà sorti un petit paquet d'EP et un LP, Silver; Leur deuxième album, Correct behaviour, sortira le 24 juillet prochain chez la chouette maison de disques Kanine Records[1]. Le 24 juillet est en été, Eternal Summers c'est l'été perpétuel, dès lors la boucle est bouclée et quand même, on n'a pas trop à se plaindre de quoi que ce soit.




[1]  C'est une chouette maison de disques parce que quand on leur commande des albums (ils pressent d’ailleurs de très classieux vinyles), ils envoient de chouettes sacs en tissu avec; c'est à ça qu'on reconnaît une chouette maison de disques

jeudi 7 juin 2012

Jean-François Stévenin, réalisateur


On a beau scruter les alentours avec infiniment d'attention, on ne trouve pas de figure cinématographique française aussi singulière que Jean-François Stévenin. Jugez plutôt: d'un côté, un acteur dont à peu près tout le monde connaît le visage, autant pour ses seconds rôles au cinéma (chez Truffaut, Blier, Deville…) que pour ses participations à de multiples téléfilms. De l'autre, un réalisateur excessivement méconnu, mais qui est cité comme une référence majeure par des gens comme Abdellatif Kechiche et Jim Jarmush, pas moins. Rajoutons à cela que l'homme semble être d'une humilité sans borne et qu'il s'emploie, pour paraphraser l'exergue de son dernier film en date, à suivre "son petit rythme", et, vraiment, nous  aboutissons à une certitude: Jean-François Stévenin est une baleine blanche. Le genre de cinéaste qui ne suit aucun courant, qui semble agir en parfait franc-tireur. Le type qui a construit son langage cinématographique en faisant fi des modes et des normes, et qui a donné naissance à une oeuvre jusqu'ici très réduite (trois films en 35 ans), mais profondément marquante. Autant il est normalement sain de s'employer à distinguer l'admiration que l'on porte à un artiste à celle que l'on porte à un individu, autant avec Jean-François Stévenin c'est extrêmement compliqué: cet homme est profondément aimable, voilà.


Pourquoi donc alors? Peut-être bien parce qu'en trois films il a su créer un univers spécifique, presque un langage cinématographique à part entière, le tout avec une discrétion d'une grande élégance . Il nous paraît préférable d'entretenir une certaine distance avec la sacro-sainte politique des auteurs, qui bien souvent empêche de prendre chaque film comme un tout et de conserver une certaine objectivité, mais les films de Stévenin nous mettent face à une évidence: l'auteur existe. S'il dédie son premier film aux Indiens, c'est son œuvre entière qui est marquée par l'idéal qu'ils représentent, une forme de liberté absolue, de nomadisme qui n'est pas un reniement de soi mais au contraire une forme d'accomplissement dans l'exploration des possibles, dans la volonté de prendre les chemins de traverse qui font se rencontrer les autoroutes et les chemins forestiers.


C'est précisément le point de départ de son premier film, Passe Montagne: Serge, le personnage qu'il incarne, s'éloigne un instant de sa campagne qui semble vivre hors du temps, ouvre une barrière cadenassée et se retrouve sur une aire d'autoroute où il rencontre Georges (Jacques Villeret dans un de ses plus beaux rôles). Ces deux personnalités se tournent autour, s'apprivoisent, puis accomplissent un voyage qui les (et nous) mène aux frontières du monde tel qu'on le conçoit, aux frontières de leurs vies, dans une sorte d'avancée poétique qui ne ressemble à rien de familier. Le spectateur suit le même chemin, il perd progressivement le fil pour entrer dans un domaine inconnu et profondément beau où il ne s'agit plus tant de comprendre où en sont les personnages que de ressentir avec eux la force d'une expérience hors cadre. Quelque chose qui va au-delà du langage humain, mais aussi du langage cinématographique: en travailleur obsessionnel du son, Jean-François Stévenin cherche à mettre en branle un voyage qui nous mène à aborder des rivages étranges où ce qui sort des hommes est, davantage que des dialogues de cinéma classiques, ce qu'il qualifie de "musique humaine", une sorte de chant universel. Stévenin opère un détour pour mener ses personnages, son film et ses spectateurs hors des voies balisées, vers quelque chose de nouveau et de profondément poétique. Passe Montagne date de 1978, époque où se termine un courant cinématographique essentiellement américain qui raconte les errances de personnages à la marge. La différence c'est qu'on s'ennuie ferme aujourd'hui devant l'Epouvantail ou Five easy pieces, tandis que l'expérience qu'est Passe Montagne est d'une fraîcheur encore intacte. Parfois on se demande s'il ne s'agit pas là du plus beau film français des années 70; on évite de répondre oui à cette question par peur d'être péremptoire, mais on a quand même notre petite idée. Tant de grâce, tant de rêves qui bougent grisants, c'est tout de même très rare, et il suffit qu'on entende « Aujourd'hui ça va être une belle journée. » pour avoir des frissons.


En 1986 vient Double Messieurs, l'histoire de deux hommes tant bien que mal établis qui se recroisent, longtemps après leurs enfances communes, et qui essayent avec beaucoup de maladresse de retrouver leur univers d'alors. Le constat est sans appel, ils vont d'échec en échec, et pourtant il n'y a rien de plombant là-dedans. Simplement deux adultes mal grandis qui font effraction dans une maison puis dans un monde auquel ils ne comprennent pas grand chose (bien aidés en cela par un sens du détail dans les décors qui frôle souvent le message subliminal) et qui frottent leurs corps de quarantenaires et leurs esprits d'enfants à des circonstances qui les poussent à agir sans bien savoir pourquoi ils font ce qu'ils font. Si tout semble chaotique, imprévu, on est pourtant mené vers l'accomplissement absolu de l'envie qui semble pousser ces personnages: retrouver le décor de leur enfance pour y renaître ou y périr peut-être, mais ne plus jamais revenir à leurs vies accomplies. Si ce film est moins ouvertement fulgurant que Passe Montagne, on ne peut s'empêcher d'être profondément admiratif devant son immense liberté, sa tendance majeure à laisser du champ à l'imprévu pour finir par ne plus filmer que ça, donnant du même coup l'impression que le film s'écrit à mesure qu'il avance alors que tout a bien sûr été longuement élaboré et réfléchi par son auteur en amont. Donner une impression d'improvisation et d'hésitation à un récit parfaitement structuré, c'est un des aboutissements du cinéma, et c'est la cour de récréation de Jean-François Stévenin. Il y a là-dedans un jeu avec le temps, avec le sens, qui donnent parfois l'impression de nager dans une sorte de science-fiction réaliste. Tout passe par le ressenti des personnages, et une soirée donne l'impression de durer quatre jours, le récit part de la chronique pour passer au drame intime puis à l'histoire policière avant de devenir une romance déchirée... C'est du très costaud. Tout cela reste incarné par la figure de Jean-François Stévenin lui-même, qui prouve à l'égal d'autres réalisateurs jouant dans leurs propres films (on pense à Berri, Truffaut, ou plus récemment à l'étonnant HPG) qu'un bon acteur n'est pas un acteur qui joue naturel ou juste, mais un acteur qui perçoit la musique du film et joue en harmonie avec elle. Non pas en la respectant à la note près, mais en la connaissant suffisamment bien pour pouvoir au contraire partir dans des directions imprévues qui lui donnent de l'ampleur et la mène vers des territoire inenvisagés. On est dans le ressenti, dans une sorte de transcendance par l'inattendu, en somme c'est du free-jazz.


Et puis vient en 2002 Mischka, dernier film en date de Jean-François Stévenin (pour plus très longtemps, on espère), où les lignes tracées dans ses deux précédents semblent trouver leur Nord. C'est l'histoire de personnages un peu perdus, pour différentes raisons, qui finissent par se rencontrer et se trouver. Si Passe Montagne et Double Messieurs se construisaient sur des individus isolés qui fuyaient la communauté ou ne parvenaient pas à la créer, tout semble ici être plus apaisé, profondément lumineux, solaire. Le réalisateur donne du poids à cette sensation en donnant certains rôles à des membres de sa famille, mais aussi en semant dans le film des références à l'Europe en construction qui, selon les générations des personnages, ressemble tantôt à un mariage forcé, tantôt à une manière apaisée et humaine d'envisager les temps à venir. Si le récit semble plus évident que dans les deux films précédents, plus linéaire, on retrouve la grande capacité de Jean-François Stévenin à faire soudain apparaître une forme de chaos dans ce qui est raconté. D'une scène à l'autre on retrouve les personnages et leurs histoires, mais un fourmillement de détails est là pour nous désarçonner, nous faire douter de ce qui se passe. Mais sans discours ni dialogues, uniquement avec ce qu'offre le cinéma. En distillant cette sorte de mystère dans un récit profondément ancré dans le réel, Jean-François Stévenin donne corps au désir sur lequel semble être construit ce film, une sorte d'envie éclatante de légèreté, de chaleur humaine, une volonté d'atteindre à plusieurs un but qui semblait inaccessible à ces personnages isolés au départ. Il y a toujours ce goût pour les êtres qui ne sont pas finis, que l'on peut voir comme des marginaux mais qui sont finalement une forme d'incarnation de l'humanité dans ce qu'elle a de plus pur. Et c'est aussi cela le cinéma de Jean-François Stévenin, des films qui, de son propre aveu, ne sont "pas finis", mais qui émeuvent énormément parce que cet aspect là est une marque de leur désir d'aller vers quelque chose d'autre, d'inattendu. C'est un cinéma qui n'est pas figé, un des rares cas où l'on n'a pas l'impression de revoir les mêmes films quand on les regarde à nouveau.


Alors voilà, en seulement trois films Jean-François Stévenin est parvenu à créer un style cinématographique unique, mais profondément humble aussi. C'est peut-être le secret le mieux gardé du cinéma français, mais on aimerait bien qu'il en soit autrement. Peut-être avec le prochain film, qui sait... Il y a ce projet qu'il porte en lui depuis 1969 et qui nous empêche de dormir parfois, cette envie qu'il a d'adapter Nord, de Céline. Adapter Céline au cinéma c'est une des plus grandes arlésiennes de l'histoire des arlésiennes cinématographiques, les plus grands (Fellini, Leone, Godard...) s'y sont cassé les dents. Mais à la réflexion, s'il y a un réalisateur capable d'amener l'univers célinien au cinéma, c'est bien Jean-François Stévenin. Parce que comme Céline il est venu à l'art presque par hasard (ou par un inexplicable et profond sentiment de nécessité, ce qui n'est peut-être pas très éloigné), et parce que comme lui il sait se saisir d'une forme d'expression établie et la mener vers des espaces inexplorés jusqu'alors. Le cinéma sensoriel, physique, tout en ressenti et en poésie du chef indien Stévenin, voilà qui se marierait bien avec l'univers de Céline. En attendant, Jean-François Stévenin nous a déjà fait cadeau de trois films absolument inclassables et libres, et c'est bien aimable à lui.

vendredi 1 juin 2012

Un pied dans la culture de masse: Mad Men


Avant tout une précision: il est juste et bon d’œuvrer pour tenter de mettre en lumière des outsiders malchanceux, et nous sommes convaincus que cette B.A. nous ouvrira grand les portes du paradis. Pour autant, il arrive fréquemment que notre cœur saigne en voyant des créations culturelles de qualité un tant soit peu populaires être mal aimées, au sens d'aimées pour de mauvaises raisons, et dès lors déconsidérées.
Parce qu'avant d'aller donner son foie à un clochard il faut savoir serrer la main à son voisin de palier, nous inaugurons donc une nouvelle rubrique dont le but sera d'observer et de réfléchir avec (espérons-le) un peu plus d'acuité qu'à l'accoutumée des œuvres qui, certes, connaissent un certain succès, mais qui trop souvent ne sont pas considérées à leur juste mesure pour autant. Bicoze il faudrait voir à ne pas mettre sur un même pied tout et n'importe quoi au prétexte que ce mélange aboutit à une culture de masse lisse d'apparence.

Et pour inaugurer cette rubrique, commençons par du grand beau avec Mad Men. Quiconque s'intéresse un tant soit peu à ce qui se fait a entendu parler de cette série. Beaucoup savent à peu près de quoi il retourne: ça parle des publicitaires pendant les années 60, tout comme Guerre et Paix parle de la Russie si l'on en croit Woody Allen et sa méthode de lecture en diagonale. Mais ce qu'il y a d'intéressant avec Mad Men c'est que même si l'on en parle beaucoup compte tenu de son maigre succès public, c'est une série qui est bien souvent aimée ou critiquée pour de mauvaises raisons. En essayant de ne pas tomber dans le très classique travers de l'amoureux qui est le seul à comprendre et connaître l'objet de son affection, essayons d'établir les principales raisons pour lesquelles les autres c'est tous des cons.


Commençons pour ça par le reproche majeur qui est fait à Mad Men ici et là, à savoir (en substance) « Lol y se passe rien. » Si l'on regarde Mad Men comme on regarderait n'importe quelle série télévisée alors, effectivement, on peut avoir l'impression que rien ne se passe. Mais si l'on décide de ne pas être spectateur passif, force est d'admettre que chaque minute de Mad Men est pleine jusqu'à la gueule de drames, de tensions psychologiques, de conflits, etc. Seulement, cette série ne joue pas sur le même terrain que les productions télévisuelles classiques, ses codes visuels notamment sont très différents. On repense à ce que David Simon disait de the Wire[1]: si l'on considère que la télévision a pour but unique de divertir, alors cette série n'est pas de la télévision. Même si l'on ne peut pas mettre sur un même pied la lecture sociologique affûtée de Simon et Burns et les heures méandreuses de Don Draper, force est d'admettre que Mad Men n'est pas une série qui se regarde pour le suspense, pour se changer les idées, ou pour quoi que ce soit de ce goût: on regarde Mad Men un peu comme on lit un essai, pour trouver un point de vue et des éléments de réponse sur une question qu'on arrive parfois à peine à formuler. Dès lors, s'il n'y a effectivement pas de grands coups de théâtre narratifs et putassier comme c'est le cas dans bon nombre de série, c'est en vérité dans chaque creux, dans chaque flottement qu'on trouve ce qui fait la sève de Mad Men. Et ça n'a rien de glamour.


Car venons-en aux louanges hors-sujet qui pullulent à propos de cette série, au premier rang desquelles « La reconstitution est magnifique, ça rend nostalgique de voir une époque où tout le monde s'habillait bien, où les hommes se levaient de leur chaise quand une femme entraient dans une pièce, etc. » En entendant ce genre de considération, on repense à une réplique lancée par Joanna Preiss à Romain Duris dans le très chouette Dans Paris de Christophe Honoré: « Tu auras beau enfiler des chemises bien blanches aux cols impeccablement repassés, je peux t'assurer que tu es aussi élégant qu'un tas de merde, mon lapin. » Non seulement l'élégance indéniable de la reconstitution et des costumes ne doit pas être prise pour argent comptant, mais encore elle est une sorte de piège dans lequel beaucoup tombent[2]. L'univers visuel de Mad Men est éminemment respectable en ce qu'il est conçu avec un soin considérable, bien plus proche du cinéma que de la télévision, mais avec pour finalité de n'être que de la poudre aux yeux. Il est là pour inviter à regarder au-delà. Au premier rang de ces tromperies, la plus grande: Mad Men ne parle pas des années 60, il s'agit en vérité de parler de notre époque, de savoir comment nous en sommes arrivés là. Mais avec beaucoup de finesse.


Tout est en vérité établi dès les premières secondes du premier épisode, quand s'affiche sur l'écran l'explication suivante:
« MAD MEN: appellation créée à la fin des années 50 pour décrire les cadres publicitaires de Madison avenue[3].
C'est eux qui l'ont créée. »
Ce qu'on prend alors pour une simple anecdote est en vérité le fond constant de cette série: nous sommes face à des hommes qui cherchent à créer leur propre mythologie. L’on se demande alors pourquoi se créer une mythologie, et comment? Au fond, il n'y a rien dans Mad Men qui ne tourne pas autour de ces interrogations issues de l’insatisfaisant constat que la vie n’est pas ce qu’elle devrait être. Quand on entend "mad men", on pense à une horde sauvage, à une troupe de Vikings, à des guerriers en somme, et certainement pas à des hommes en costume qui passent leurs journées au bureau et dont le sort dépend d’un bilan compta. C'est pourtant bel et bien ce que font les personnages de cette série, seulement voilà: ils ont le pouvoir de décréter (et de faire croire au reste du monde) que le mode de vie qu’ils promeuvent est le bon, que ce sont eux qui détiennent les clés du bonheur. Qu’importe si leur vie ne leur apporte que de la frustration, il faut donner le change puisque la réussite n’est pas dans le sentiment d’accomplissement personnel, mais dans ce qu’on donne à voir à autrui.


Ces Mad Men qui se voudraient chevaliers ne sont jamais que des mâles blancs frustrés par nature, qui confondent dans le même mouvement leurs aspirations profondes et intrinsèques (l'espoir que chacun porte en soi d'être heureux) et un mode de vie qui les en prive puisqu’il situe ce bonheur dans ce que l’on ne possède pas encore, frontière sans cesse repoussée. Il faut imaginer un corps souffrant qui révélerait contre son gré la vérité profonde de sa souffrance et son inaptitude à aller contre elle. Voilà ce que sont ces personnages: des individus qui se renient par adhésion irréfléchie à une idéologie de masse grandissante, et qui se noient progressivement dans le dégoût d'eux-mêmes que leur inspirent les standards de cette norme[4] et leur incapacité naturelle à ne pas pouvoir s’y conformer.

Le titre Mad Men prend alors bien sûr toute sa mesure. Ces hommes sont effectivement des fous, au sens pathologique d’abord, qui fonctionnent sur un schéma parfaitement subjectif en laissant le réel, et en premier lieu l'Histoire, leur glisser dessus. Si le monde tourne autour d'eux, eux ne bougent pas; ils parviennent pourtant à faire rouler l'économie de marché, ce qui est pour le moins édifiant. Ce sont de plus des fous qui se donnent un rôle, tel l'aliéné qui se prend pour Napoléon dans les BD comiques, afin de (se) faire rêver et de tenter d'oublier que le mode de vie qu'ils défendent ne parviendra jamais à satisfaire qui que ce soit, et certainement pas eux.


Dès lors, regarder Mad Men  parce que c’est classe ou glamour, c’est être le dupe d’une série qui a peut-être bien un côté sadique, et c’est passer à côté de son intérêt premier. En revanche, on peut trouver dans cette série matière à réflexion, à émotions aussi bien sûr, mais une émotion qui tourne souvent autour du dégoût ou de la claque dans la gueule. Une émotion salutaire en somme, qui ne nous conforte pas dans nos habitudes mais tend au contraire à nous rendre plus lucide. Si Mad Men n'est pas une série d'époque, c'est en revanche une bonne grille de lecture de notre époque. Tout ce qui fait notre société est en germe dans la conception du monde de ces quelques personnages, dans leur absence de doute, dans leur incapacité à remettre quoi que ce soit en cause. Anti-nostalgique au possible, cruellement lucide, très peu moralisatrice mais prompte à susciter la réflexion, Mad Men ne devrait pas être prise comme une série télévisée parmi tant d’autres, mais peut-être comme une entreprise de salubrité publique : elle nous met face à la chute d’un modèle qui n’a que la science de sauver les apparences, et c’est en somme la chronique d’une défaite annoncée.


P.S. : on ne peut faire qu’une présentation très succincte de la chose si l’on décide de s’en tenir aux grandes lignes de cette série, l’idéal serait de pouvoir analyser chaque épisode et chaque personnage en profondeur, pour aborder la question de l’évolution de la condition féminine notamment, mais il faudrait un blog entier pour ce faire. Cela étant, impossible de ne pas souligner la qualité de jeu des acteurs, en tête desquels le grand Jon Hamm. Non content de donner à Don Draper toute la profondeur qui sied au personnage, il s’emploie parallèlement avec subtilité à démolir cette image glamour derrière laquelle tant d’autres courent, en jouant une merde sur pieds formidable dans le très bon Mes meilleures amies par exemple, mais surtout en interprétant un rôle de domestique dans une série joyeusement foutraque, the Increasingly poor decisions of Todd Margaret, dont nous ne dirons rien ici pour ne pas gâcher l’intelligence fulgurante en action derrière l’écriture de ce personnage.


Précisions du 12 juin: alors que vient de se clore la 5ème saison, qui est sans doute la meilleure de toutes, deux choses à  ajouter et/ou à préciser (vu qu'y paraitrait que le diable est dans les détails, ce qui nous fait une belle jambe):
- déjà nous cherchions un peu une ascendance à Mad Men, des ancêtres. Nous n'en avons pas trouvé à la télévision mais en revanche une chose nous est apparue qui nous semble particulièrement intéressante: restons à l'époque de la série, mais traversons l'Atlantique. Cette observation minutieuse de la bourgeoisie qui se presse vers sa propre déchéance, cette traque constante du narcissisme, ce goût presque malsain pour la mise à nu des frustrations, cette capacité à faire rejaillir parfois l'âme d'un personnage, mais uniquement pour mieux souligner plus tard qu'il vit en totale contradiction avec elle, cette manière enfin de présenter l'homme comme un pantin ridicule soumis à la fois aux idéologies de son époque et à ses instincts les plus mesquins, les plus médiocres: Mad Men est en vérité le plus fidèle descendant de ce qu'on appelle pour faire simple la comédie à l'italienne. Tiens, (re)voyez donc les Monstres, Nous nous sommes tant aimés ou l'Homme à la Ferrari: ne retrouve-t-on pas dans l'écriture de la série cette capacité qu'avaient les scénaristes italiens d'alors à nous laisser démunis, à ne plus savoir si on peut encore avoir la malhonnêteté ou le cynisme de s'en divertir, ou si l'on ne ferait pas mieux d'en pleurer?
- seulement voilà qui nous amène à notre deuxième point. Les auteurs de ces comédies à l'italienne étaient souvent des iconoclastes purs et durs, des gauchistes ou des anarchistes qui dézinguaient la société qui se présentait à eux avec d'autant plus de virulence qu'ils sentaient que le combat allait être rude (d'où, derrière le rire mordant, la belle et douloureuse mélancolie de leurs films). Ce qui est embêtant avec Mad Men, c'est qu'au vu de l'enrobage commercial et publicitaire absurde de la chose (on peut tout de même sur la site de la série se créer un avatar doté des attributs visuels d'un personnage de la série, ou passer un entretien d'embauche virtuel pour voir quel poste on pourrait occuper dans la firme publicitaire de Don Draper), on est en droit de se poser la question: les auteurs savent-ils vraiment ce qu'ils font? Soit ils en sont parfaitement conscients, et font alors preuve d'un cynisme assez incroyable et en totale contradiction avec leur propos, soit, et c'est peut-être plus effrayant, ils ne se rendent pas vraiment compte de ce que dit la série. Un peu comme si les idées passaient clandestinement... On ne sait pas bien.
Quoi qu'il en soit, la 5ème saison (l'avant-dernière a priori) vient de s'achever dans un dernier épisode à son image: d'une beauté terrifiante.


[1] Dont on ne répétera jamais assez qu’il s’agit d’une des œuvres majeures du XXIème siècle.
[2] Au point qu'on a vu il y a deux ans une grande chaîne de magasins de vêtements sortir une collection Mad Men, inspirée par les costumes portés par les acteurs et les actrices de la série, ce qui prouve à la fois que ceux qui constituent la cible (au sens guerrier du terme) de cette série ne la comprennent pas, mais aussi, et c'est plus gênant, que ses créateurs ont un sens du compromis assez poussé ; en même temps nous sommes aux Etats-Unis, où les groupes punk finissent leurs concerts en disant qu’il y a des t-shirts à vendre près de la sortie.
[3] Contraction de Mad (pour Madison) et admen, publicitaires.
[4] à cet effet, le cinquième épisode de la saison en cours pose la question de la virilité avec une acuité et une puissance qui font grandement songer à Houellebecq et son Extension du domaine de la lutte.