Ma Betty chérie,
nous sommes quelque part entourés d'eau et il fait noir. Nous
n'avons rien vu d'autre que nous depuis des jours, des semaines, et
cette nuit au loin vers l'avant des lumières brillent. Certains les
voient rouges, d'autres bleues. Nous allons vers elles, ou peut-être
qu'elles nous attirent, et nous ne savons pas si nous les rejoindrons
ou si le jour se lèvera avant et nous laissera à nouveau face à
rien. Il n'y a peut-être rien. Il n'y a jamais eu aucun signe de
quoi que ce soit sur les vagues, pourquoi soudain quelque chose
apparaîtrait?
("Tu as
l'intention de rester longtemps en mer?" m'avait demandé le
capitaine. "Non Monsieur", j'avais répondu, "pas
moi." Il n'avait pas réagi. "Et le si le bateau prend
l'eau?", il avait ajouté. Bah...
Le mieux c'est encore de ne
pas y penser.)
On s'habitue vite à
l'endroit où on vit; la dernière fois que je suis descendu à terre
je ne reconnaissais plus mes jambes ni les pas qu'elles faisaient. Il
y avait trop d'espace pour mes mouvements, pas assez pour mes yeux.
Tout ce que je ressentais en regardant autour c'était le poids du
passé accumulé, et moi au bout de la chaîne qui ne savait pas quoi
faire de tout ça. Comme si tout ce qu'il y a dans le dur et dans le
vent me disait "C'est pour toi que nous sommes là." et moi
je n'en demandais pas tant. D'ailleurs je ne demande jamais rien à
personne.
Ça m'a fait mal à
la gorge que pour que moi je sois vivant, il ait fallu qu'un nombre
incalculable de gens soient morts. Pour que je fasse mes lacets, pour
que j'achète un sandwich... Des centaines de milliers de kilos de
poussière sous mes pieds et dans l'air. Et moi au bout, avec ma
chemise froissée et mes cheveux collés par la sueur, qui ne fais
pas grand chose au bout du compte.
Je pensais à ça
parce qu'il y avait quelque part une porte grande ouverte, et devant
des gens qui se parlaient vraiment, qui s'embrassaient. Je suis
entré, c'était une grande salle avec au bout de hautes bougies
allumées autour d'un cercueil. Je ne l'ai pas vu tout de suite, mais par une trouée qui s'est faite entre les gens qui se pressaient calmement
autour. On n'entendait pas grand chose à part le bruit des
respirations, des paroles chuchotées, du claquement des bras dans le
dos de ceux qui se consolaient entre eux. Je me suis approché autant
qu'il m'a paru raisonnable de le faire. J'avais peur que quelqu'un me
demande qui j'étais, ou qui était le mort pour moi.
Je me suis assis un
peu à l'écart du halo des bougies et j'ai attendu là. Dehors
c'était la nuit et l'air était étouffant, ici on respirait mieux.
Petit à petit sans m'en rendre compte je me suis endormi. Comme si
j'étais un bébé et que le mort à quelques mètres de moi était
venu me chuchoter "Laisse-toi aller, mon petit gars, tu es en
sécurité ici, je monte la garde et ceux qui t'empêchent de dormir
je ne les laisserai pas approcher."
À
présent ces lumières au loin et moi qui t'écris parce que je ne
sais pas quoi faire d'autre. Parce que tout ça ne me fait rien.
L'horizon vide sans signal de quoi que ce soit au loin, ça me va.
Aller nulle part, ça me va.
Toi tu es en train
de dormir, de travailler, de manger, de lire le journal, de laver tes
cheveux, et j'imagine que parfois tu dois penser à moi mais au fond
je n'en sais rien. Peut-être qu'il a suffi de quelques jours pour
que tu ne remarques plus mon absence. Il y a bien des choses qui
remplissent le vide que je laisse, d'autres personnes à aimer et de
qui se faire aimer. Ou peut-être que quand tu n'es pas à côté de
moi tu n'existes pas, et que rien de moi n'existe pour toi quand je
ne suis pas là. J'ai des souvenirs,
et le reste c'est des histoires de toi que je me raconte; tantôt
elles me font sourire tantôt elle me tordent le ventre, j'ai comme
une boule qui s'y serre alors et parfois je me dis que c'est de la
mort qui s'installe. Parfois je me dis que je suis trop con.
Le capitaine n'en
mène pas large alors les marins ne savent pas quoi faire. Moi je
laisse mes idées naviguer entre ces lumières au loin et ce que j'ai dans la tête. Pour
l'instant ce sont deux choses bien distinctes mais si ça devait se
rencontrer alors plus rien n'aurait d'importance. Tout peut advenir,
j'ai passé mon temps à être dedans la vie et c'est la seule chose
que je sais à peu près faire. »
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