mercredi 30 octobre 2013

Alain Gomis - Petite Lumière

Au début de l'année est sorti Aujourd'hui (Tey), dernier film en date d'Alain Gomis. La fin de l'année approche et nous n'avons pas encore trouvé de film capable de disputer à ce dernier le titre de plus belle chose vue depuis des lustres. Il est alors d'autant plus regrettable que sa sortie n'ait pas suscité davantage de réactions, et ce malgré son triomphe au dernier Fespaco. Mais joie, réjouissance et trépignements d'aise parce qu'Aujourd'hui vient de sortir en DVD et qu'on peut donc organiser une (ou quinze) séance de rattrapage. Et ce qui est encore plus chouette c'est que dans les bonus de ce DVD se trouve Petite lumière, un court-métrage réalisé par Alain Gomis en 2002, et qu'à l'image de son cinéma ce film une sorte de prouesse humble. Alors nous nous permettons de mettre ce court-métrage en ligne ici1 pour en faire une sorte d'introduction au cinéma d'Alain Gomis, dans lequel il est urgent de s'immerger.


Petite lumière met en scène les questions que se pose Fatima sur le fait d'exister et sur le rapport que l'on entretient avec le monde. Dit comme ça ça a l'air assez nébuleux, mais ce qui fait justement la grâce du cinéma d'Alain Gomis, c'est sa capacité à traiter des sujets profondément métaphysiques sans aucune lourdeur intellectuelle. Pour ce faire il fait une chose finalement assez rare: il fait confiance à son art.


Plutôt que de développer un discours ou un symbolisme appuyé indiquant au spectateur ce qu'il faut comprendre de telle ou telle image, Gomis semble donner de très légères indications, puis faire en sorte que s'épanouisse un ressenti qui mènera le spectateur à évoluer, par le biais du film, vers ses propres réponses. Ce ressenti naît de l'utilisation de la technique cinématographique dans toute sa richesse. Ici par exemple, l'usage réfléchi et astucieux d'éléments aussi fondamentaux que le son ou le hors-champ nous font soudain prendre conscience que 95% des films que l'on voit ne sont pas marqués par leur appartenance au cinéma, qu'ils sont le travail de réalisateurs qui ne semblent pas conscients de ce que leur outil leur offre.


Plus concrètement, et c'est là la beauté de la chose, ce qui fait la grande valeur de Petite lumière, c'est que sur le papier tous les obstacles sont réunis pour donner naissance à un film boursouflé, bancal, tiraillé entre des aspirations philosophiques et des principes esthétiques. Mais c'est le contraire qui se produit: tout ça est d'une grâce, d'une légèreté et d'une élégance totales. Des interrogations extrêmement précises sont formulées, mais les réponses qui leur sont apportées se défient du langage, comme si ce qui était le plus à même de répondre à la métaphysique était le ressenti, ou en d'autres termes l'expérience de la vie en elle-même.


C'est là l'une des plus grandes réussites du cinéma d'Alain Gomis: le travail d'identification qu'il suscite n'est pas de ceux, assez malsains, qui font qu'on s'attache à un personnage bien précis qui nous laisse comme orphelins une fois le film terminé. Non: le cinéma d'Alain Gomis, par le biais de ses personnages, nous aide à reprendre contact avec notre nature profonde d'être vivants, avec l'expérience concrète et entière que nous avons de la vie. On pourrait dire d'une certaine manière que c'est un cinéma qui nous libère du cinéma pour nous faire apprécier le réel, soit l'antidote à la production cinématographique de masse qui nous coupe de la vie et nous dégoûte de ce que nous sommes en nous excluant de ce qui nous est montré, en faisant de notre statut de spectateur un poste d'observatoire passif et honteux d'où l'on regarde avec envie les aventures de quelqu'un qui vaut mieux que nous puisqu'il est le spectacle et que nous sommes les mateurs. Dit comme ça c'est un peu confus, mais l'expérience des films d'Alain Gomis s'explique par elle-même, il suffit d'y aller.


A la fin de son précédent long-métrage, Andalucia, le personnage principal (interprété de manière magistrale par le grand Samir Guesmi) semblait soudain sortir d'une longue nuit. Il s'élevait alors au-dessus du sol, comme détaché du principe même de gravité, et semblait jouir du simple fait d'être là, dans le paysage. Quand on sort de voir un film d'Alain Gomis, on se sent un peu pareil: on a assisté à un spectacle esthétique complet, discrètement nourri d'une réflexion profonde, et qui nous a remis en contact direct avec l'intense beauté qu'il y a à être au monde.



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1 Même s'il va sans dire que nous n'en possédons pas les droits etc. mais que promis juré craché nous n'en tirons aucun profit. Et même au contraire. Ce blog nous coûte extrêmement cher ne serait-ce qu'en chauffage. Parce qu'il est très mal isolé et que le prix du fuel, n'est-ce pas.

mardi 22 octobre 2013

Les esprits dansent au plafond

« Les esprits dansent au plafond

Il est mort dans un autobus
Dans une haie d'aubépines
Dans un wagon de deuxième classe
A l'arrière d'une carriole
Sous les roues d'un monospace
Dans les cales d'un cargo
Sur une barricade électrifiée
A côté d'un magasin spécialisé dans l'outillage de précision
Cinq fois avant une date anniversaire
Quatre fois en ne sachant pas quoi faire d'autre
Trois fois alors que des enfants jouaient à chat
Deux fois par inadvertance
Une fois par esprit de contradiction
Il est mort sous la pluie
Il est mort au soleil
En chantant
En pleurant
En se demandant ce qui se passe
Il est mort et puis il a dormi.
Dormi et dormi.
Il a dormi et il s'est éveillé.
Il s'est éveillé et il s'est élevé.

À présent il fait
tout autour de lui
le bruit d'un ruisseau. »

 Raymond Graveur, extrait d'Ultramers (éditions du Phalanstère)


Pour bien comprendre il faut cliquer ici. On se trouve alors en présence de:

01 Entrer en matière
02 Michael Yonkers - Nevermore
03 Gérard Souzay - L'invitation au voyage
04 Mark Hollis - The gift
05 Max Roach -  Onomatopoeia
06 Sufjan Stevens - We won't need legs to stand
07 Hans-Joachim Roedelius - Étoiles
08 Vincent Gallo - Was
09 Rien - Stare Mesto
10 Molly Drake - Do you ever remember?
11 The Unicorns - Tuff ghost
12 Caetano Veloso - Michelangelo Antonioni
13 Samson François - Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir (Debussy)
14 Charles Trenet - Verlaine

Par temps brumeux c'est encore mieux.



vendredi 4 octobre 2013

Maurice Pialat - La Maison des Bois

"Mon ami z'il est à la guerre..."
 
En 1971 Maurice Pialat a derrière lui l'expérience d'une douzaine de courts et d'un long-métrage quand il se lance dans la réalisation de la Maison des bois, une série télévisée en 7 épisodes. Après diffusion cette œuvre tombe tranquillement dans l'oubli avant que d'être rediffusée sur le câble au début des années 2000 et désignée par Pialat lui-même comme étant ce qu'il a fait de meilleur. Quand on sait la sévérité qu'a Pialat lorsqu'il juge son propre travail, on se dit qu'il y aurait sans doute intérêt à aller voir de quoi il s'agit. Et on n'est pas déçu du voyage.



La Maison des bois, pour faire simple, raconte l'histoire de garçons perdus. Plus spécifiquement, durant la première guerre mondiale on suit la vie de trois enfants, Hervé, Michel et Bébert, dont les parents ne peuvent s'occuper (pères au front, mères au travail ou absentes) et qui sont hébergés par Jeanne et Albert, sortes de parents universels qui habitent dans une maison dans les bois, non loin d'un petit village. De ce point de départ extrêmement simple, Pialat tire matière à ce qu'il sait faire de mieux, un cinéma du réel qui à force d'épuiser ce dernier finit par en faire rejaillir les éclats, lumineux ou sombres. "Cinéma" même si on est à la télévision, puisque de toute évidence Pialat ne fait aucune différence entre les deux médias (ce en quoi il est foutrement en avance, même si des réalisateurs comme Rossellini s'étaient déjà prêté à l'exercice télévisuel avant lui). On sent d'une part que l'idée de pouvoir raconter une histoire en six heures et quelques lui permet de laisser vivre et respirer son sujet et ses personnages mieux que ne le fait le cinéma. Le spectateur a le temps de découvrir l'univers du récit et de s'habituer au style de Pialat, pour finir par faire corps avec les personnages, par développer une sensibilité à leurs histoires rarement (jamais?) ressentie devant un programme de télévision1. D'autre part on a le sentiment que pour son œil de peintre la taille de l'écran importe peu. Pialat n'est pas un esthète de chaque instant, mais de l'irruption de plans composés comme des tableaux (dont le plus saisissant demeure celui d'environ trois minutes montrant un soldat qui monte la garde auprès d'un avion écrasé dans une plaine), de mariages de couleurs et de lumières saisissants, ou de thèmes hantés (voir l'épisode presque entièrement consacré à une partie de campagne sur lequel planent les ombres, et surtout les lumières, de Renoir père et fils).


Mais Pialat n'est pas que l'ancien peintre, il est aussi et surtout le cinéaste. Travail avec les acteurs et choix de réalisation sont déjà parfaitement au diapason,et tout le dispositif de mise en scène est orienté vers la recherche d'une émotion entière, intacte, pure. C'est ainsi par exemple que sa science de la durée du plan se révèle déjà phénoménale. Il ne s'agit pas de chercher la maestria visuelle consistant à faire passer la caméra partout sans couper juste pour se faire reluire, non: il s'agit de laisser vivre le sujet, de laisser les choses s'installer et de faire jaillir l'émotion réelle d'un dispositif cinématographique par essence artificiel. Il y a par exemple cette chose très troublante quand on voit comment Pialat parvient à faire évoluer en un seul plan des acteurs amateurs d'abord maladroits qui, à force d'être immergés dans le plan et dans le déroulement dramatique de ce que s'y produit, finissent par être d'une justesse désarmante. Un exemple vaudra un discours.



Dans un autre ordre d'idée, Pialat s'attache à filmer les enfants, exercice casse-gueule par excellence. Ici c'est bien simple, on se demande parfois si ces enfants sont conscients qu'il y a une caméra. Quand ils parlent entre eux on ne peut pas imaginer qu'ils disent un texte établi par avance, les choses semblent jaillir d'elles-mêmes. D'une manière générale on n'a jamais l'impression que Pialat filme un scénario, mais bien davantage qu'il s'emploie à faire exister les entre-temps des événements qui constitueraient le récit d'un film traditionnel. En s'intéressant à l'absence d'événements, Pialat représente avec une acuité bien supérieure ce qui fait l'essence même de son récit. A la manière d'un Bresson qui s'emploie à faire exister ce qui est tu, Pialat semble chercher à filmer ce qui n'est pas écrit, ce qui se passe après le cinéma, quand les acteurs ne jouent plus la scène, qu'ils ont fait le travail qui leur était imposé et qu'ils se retrouvent seuls avec leurs personnages. Ils n'ont alors plus rien de précis à faire, sinon exister dans cet état parallèle, être acteurs pour de bon, ne plus réciter quoi que ce soit, simplement être quelqu'un d'autre dans l'expression la plus pure, la plus nue de ce que peut être l'incarnation de cet autre.



On pourrait passer des heures à s'extasier de la puissance du discret travail formel de Pialat, mais le fond mérite aussi qu'on s'y arrête. Si l'on cherche à caractériser ce récit, à lui donner une appartenance, on pensera dans un premier temps être face à une chronique naturaliste où petites histoires et grande Histoire se côtoient. Pialat s'emploie à faire exister sa période historique aussi bien par l’évidence de la guerre (qui n'est cela dit jamais représentée que du point de vue de l'arrière, et jamais de celui du front) que par l'angle plus subtil de l'éducation que reçoivent les jeunes personnages à l'école, qui n'est qu'un endoctrinement visant à faire d'eux "de bons soldats", autrement dit de la chair à canon quand tous leurs aînés y seront passés (le fait que Pialat s'attribue alors le rôle de l'instituteur sévère mais juste ne manque pas d'ironie). Mais de ce récit réaliste Pialat tire progressivement la substance, et c'est bien d'un récit d'amour et d'abandon qu'il s'agit, de l'histoire de petits et de grands garçons perdus dans un contexte qui les dépasse et qui tiennent le coup tant bien que mal. Pour les enfants, et surtout pour Hervé (que n'importe quel spectateur a envie d'adopter au bout d'un épisode), la défense face à la violence de la vie consiste à l'aimer encore plus, à s'attacher aux gens, à se construire sa propre famille. Les garçons petits et grands de la Maison des bois jouent à la guerre, plus ou moins pour de faux, se blessent, font les bravaches, mais le fond de la chose demeure: tout ça parle de gens qui ont besoin d'aimer et d'être aimés. La vie est chaotique et cahoteuse mais cette soif demeure et elle est ce qui dirige leurs existences.




C'est ainsi qu'en partant d'une chronique réaliste, la Maison des bois finit par prendre une autre dimension et quand un personnage se voit offrir un roman de Charles Dickens (comme par hasard), alors la vérité éclate soudain à nos yeux: derrière ses atours réalistes, le film de Pialat est en vérité un mélodrame d'une grande pureté, détaché de toutes les scories qui transforment trop souvent ce genre noble (si si, ceux qui pensent que mélodrame = dégoulinements n'y connaissent rien) en mélasse dégoûtante. On est dans l'émotion nue, intacte, préservée de tout enrobage artificiel, de toute duperie. Les sept épisodes de la Maison des bois constituent un film profondément et dignement sentimental où la vie est rythmée par la mort et où les enfants sont doux et cruels.


De ce tournage Pialat déclarait qu'il l'avait « forcé à regarder les autres.» Quelle que soit la dureté des événements racontés, quelle que soit la tristesse qui habite ces personnages abandonnés et la colère et le désespoir qui flottent toujours dans les alentours, on sent en œuvre cette naissance à l'empathie qui rend ce film terriblement touchant. Même si la télévision française semble progressivement se mettre à la création de séries de qualité, on peut affirmer sans mal que pour l'instant, en terme d'émotions véritables sur petit écran, la Maison des bois reste la plus belle chose qui soit.


 N.B.: nous ne nous sommes pas arrêté ici sur les acteurs; inutile de préciser qu'ils sont tous parfaits et que la rencontre plus qu'improbable entre l'éternel élégant Fernand Gravey et Pierre Doris (qui se trouve du coup l'auteur du plus grand écart cinématographique du monde puisqu'il aura aussi bien joué chez Pialat que chez Jean-Louis Van Belle dans l'inénarrable et épuisant Bastos, ou ma sœur préfère le colt 45), au-delà de la preuve qu'elle apporte de l'absence totale de snobisme chez Pialat, montre également qu'il savait transformer n'importe quel acteur comique cantonné aux secondes zones en comédien le plus émouvant du monde (à ce sujet voir aussi Hubert Deschamps dans la Gueule ouverte).


1Car oui, pour paraphraser les propos de Jean-Patrick Manchette sur l'Aventure de Madame Muir, ce que je sais de plus important sur la Maison des Bois, c'est qu'à la fin toujours je vais pleurer.