vendredi 13 mars 2015

Le cinéma de Rob Zombie

On va prendre un peu le temps, vous voulez bien ?
Il y a pas bien longtemps était projetée dans une salle de cinéma tout ce qu'il y a de respectable la bande-annonce de the Voices, le nouveau (et recommandable) film de Marjane Satrapi, qui se trouve être une sorte de comédie jouant avec des codes du cinéma d'horreur; or, alors qu'on pensait le débat dépassé, voilà-t-y pas que le public présent a de manière presque unanime soupiré ou ricané sur le thème du « Oh, ça c'est du cinéma pour gens dérangés. » ou « Soyons sérieux deux secondes voulez-vous? » On s'est donc repris dans les dents cette sempiternelle séparation, si vive dans l'esprit du spectateur lambda, entre cinéma dit "normal" et cinéma de genre. La critique semble avoir passé ce cap (enfin disons qu'elle admet qu'un film de genre puisse mériter son attention), mais beaucoup reste à faire. Non pas pour satisfaire un quelconque esprit de chapelle, mais simplement pour le bien commun.
Parce que, bien sûr, personne n'est tenu d'aimer le cinéma d'horreur par exemple, mais en le tenant à une distance dégoûtée (ou effrayée a priori) ceux qui ne le prennent pas en considération se privent de beaucoup. Ils vont ignorant la grâce troublante de l'Halloween de John Carpenter ou l'apothéose poétique portée par duende furieux qui vient couronner ce sommet d'hystérie malsaine et éblouissante qu'est la dernière partie de Massacre à la tronçonneuse. Ne nous lançons pas sur la mélancolie profonde qui vient habiter certains films d'Hideo Nakata (peu de drames bouleversent autant que Dark Water) ou de Juan Antonio Bayona (l'Orphelinat), preuves parmi d'autres que le cinéma d'horreur est également un exutoire idéal aux crève-cœurs inconsolés de l'enfance aussi bien qu'aux insurmontables tristesses de l'âge adulte.
Pour étayer ce propos on pourrait se pencher sur un nombre faramineux de films ou d'auteurs, mais pour des raisons que, vous allez voir, elles vont pas tarder, c'est de Rob Zombie que nous avons envie de parler aujourd'hui. Peut-être parce que, après avoir été porté haut dans l'estime collective comme "le Tarantino du film d'horreur" (beurk beurk beurk l'erreur), il semble aujourd'hui comme conspué, et de manière très injuste si vous voulez notre avis. Alors, Rob Zombie, essayons d'en parler avec tout le câlin qu'il nous inspire.



Rob Zombie entre en cinéma (il avait avant ça une solide carrière de musicien metal) avec la Maison des 1000 morts (un groupe de jeunes gens s'égare dans un patelin paumé et reçoit l'hospitalité d'une famille un peu étrange), et son premier geste c'est de semer la trouble. Parce qu'il faut être honnête: quand au début on voit le film s'installer dans une esthétique assez plate, un humour un peu poussif, quelques références lourdement incontournables, on se dit que bon, pas de quoi mouiller sa liquette. Seulement voilà, les personnages se posent progressivement, le regard du réalisateur se dévoile, et l'on s'aperçoit bientôt que ce ne sont pas les "héros" du début du film (des ados attardés attirés par l'horreur sous un angle second degré et immature) qui intéressent Zombie.Sur eux il fait alors tomber, au terme du premier tiers du film, le couperet de son rapport, assez sain au fond, à la violence: qui s'y frotte s'y pique. À trop chercher l'horreur de masse, le faux frisson, les personnages finissent par rencontrer le vrai dérangeant et s'avèrent bien évidemment inaptes à lui faire face : ils pensaient se jouer des normes, mais leur conformité les rattrape.




Cette mise au point s'accompagne de la révélation, assez inattendue à ce stade, d'une maîtrise la mise en scène qui explose soudain au tournant du film, où l'on voit que Zombie n'est pas un rigolo mais un styliste qui cherche l'élégance tranchante du geste. Il œuvre à la construction d'une ambiance qu'il s'emploie ensuite à faire voler en éclat. En un très long plan figé où un homme tient la vie d'un autre entre ses mains et laisser flotter le doute quant à son sérieux, quant à sa relation avec sa propre violence, Zombie rend soudain très clair le fait que son cinéma n'a rien d'adolescent. De manière plus générale, à mesure que le film avance et se caractérise mieux comme une sorte de cauchemar carrollien, on perçoit un goût pour le rite et pour ce qu'on considère encore à ce stade comme un mélange des genres, autant d'éléments assez intrigants pour donner envie de voir la suite. 


Elle arrive avec the Devil's reject, deuxième volet du diptyque, qui suit la cavale de la famille meurtrière. Cette fois-ci Zombie prouve d'entrée de jeu que visuellement il n'a plus besoin de se cacher derrière un faux-semblant: scène d'ouverture, assaut d'une maison, immédiate montée d'intensité, K.O. technique au premier round. Plus généralement, il ne joue plus au rigolo et oriente plus immédiatement son récit sur ce qui semblait l'intéresser le plus dans son précédent film: la monstruosité objective de ses personnages (qui se trouvent donc surnommés "rejetons du diable"), qui est regardée avec une certaine forme d'empathie.




Ce mariage des contraires se révèle être la signature du cinéma de Zombie, qui a quelque chose d'hybride et de brut, de réfléchi et de brutal. Réfléchi par exemple en ce qu'il ne se permet pas de jouer avec ses personnages et de les prendre de haut ; il est honnête dans sa manière les représenter. Ici, de toute évidence, il les aime. C'est irrationnel mais c'est comme ça, c'est eux contre le monde entier et Zombie les préfère au monde entier. Pour autant il n'y a pas de recherches de circonstances atténuantes ni d'adoucissement, mais une sorte d'attachement inexplicable (les raisons du cœur, vous savez ce que c'est). Et tout ça s'apothéose dans un baroud d'honneur plein de bruit et de fureur, où Zombie confirme son sens de la réalisation en aboutissant à une scène esthétique et puissante qui nous fait penser à Peckinpah.




Parce que oui, le nom est lâché: s'il fallait chercher un père spirituel au cinéma de Rob Zombie il serait inutile d'aller fouiller dans le genre ou la série B, c'est bien vers ce vieux dérangé de Samuel Peckinpah qu'il faudrait se tourner. Dans ce choix de magnifier la représentation de l'ignoble pour voir un peu si ça ferait pas des étincelles d'appuyer là où ça fait mal, dans cette foi en l'obscurité, dans cet attachement puissant à l'ange dans le diable, Rob Zombie nous apparaît comme l'unique descendant digne de ce nom de l'auteur de la Horde Sauvage et de Pat Garret et Billy the Kid. D'ailleurs c'est pas compliqué: dans la représentation sacralisée de la violence et la maîtrise du grand chambard aussi bien méta que physique qu'elle provoque (et avec quelques intermédiaires que nous ne prendrons pas le temps de sortir du placard aujourd'hui) nous posons une filiation le Caravage → Sam Peckinpah → Rob Zombie.





Pas étonnant alors qu'il convainque son monde et que les frères Weinstein fassent appel à lui quand l'idée leur vient de mettre sur pied un remake de l'Halloween de Carpenter. Et Zombie accepte. Et tout le monde se dit que c'est une gigantesque connerie (certains en sont tellement convaincus qu'ils le détestent depuis lors, sans même s'être donné la peine d'aller voir ce que ça donnait), parce que toucher au grand œuvre du maître Charpentier ne saurait être justifié.




Seulement voilà, Zombie n'est pas idiot, et révèle bientôt ce qui l'intéresse dans le projet en centrant l'origine du récit sur Michael Myers, et en faisant de son sentiment de rejet, d'inadaptabilité et de violence le cœur du personnage. Il n'est plus l'étranger qu'il était chez Carpenter, mais l'incompris. On se dit alors que le cinéma de Rob Zombie va peut-être bien choisir de tourner autour de la question de ce qui fait d'un homme un monstre, et vice versa. Avec comme corollaire la question de ce qui rend la norme acceptable, de ce qui fait qu'adhérer à celle-ci rend humain aux yeux du monde alors même qu'elle est d'une valeur relative.




Pour autant, il n'y a une fois encore aucune tentative de rachat ou de justification du personnage : Myers est incompris car objectivement incompréhensible. Il n'est pas aimable et, dans l'absolu, pas sauvable. Il est de l'autre côté de la ligne, et c'est ce qui semble intéresser Zombie ; pas par fascination, mais par véritable sens de l'autre. Ce qui aboutit à se demander si l'humanisme véritable peut avoir une limite, s'il n'est pas contradictoire d'en dessiner les contours en fonction de ce qui semble socialement acceptable. D'autant plus qu'en face le genre humain n'a pas grand chose d'aimable. Il est même assez insupportable avec cette manie qu'il a de tout feindre au point sans doute de ne plus savoir comprendre la véritable souffrance; voire, et c'est bien le pire, de ne plus même être capable de la ressentir, par manque d'âme. Parce que chez Zombie l'âme n'est pas immédiatement et exclusivement donnée aux enfants de Dieu, et ce renversement des valeurs révèle un sens certain du carnavalesque. Le vrai, le médiéval qui consiste à laisser enfin la folie s'exprimer pour se libérer un temps de tout ce que l'adhésion (nécessaire pour conserver la paix civile) aux codes sociaux peut étouffer en nous de pulsions de vie déroutantes et dérangeantes1.




Avec Halloween, Zombie montre aussi qu'il est capable d'adapter son style et son ton au projet, se délestant par exemple de toute recherche d'esthétisation de la violence. Parce qu'au fond la violence n'est pas la finalité du film. Halloween c'est par-dessus tout l'histoire d'un cri contenu depuis l'enfance et qui ne sort pas, l'histoire d'une douleur qui cherche un autre moyen de se faire entendre que le verbe, et le trouve dans la violence (qui n'est donc qu'un moyen, d'où l'absence d'esthétisation).
Quand au terme d'une montée en puissance redoutablement efficace l'ultime scène du film s'achève sur un hurlement qui exprime enfin toute l'horreur de la situation, c'est aussi bien l'expression d'un traumatisme (subtilement transmis d'un personnage à un autre qui, lui, a une voix) que celui d'une sensibilité qui peut enfin se faire entendre. Une condamnation ET une libération.

Seulement voilà, les Weinstein sont futés, et au vu de la réussite de ce projet casse-gueule, ils demandent à Zombie de remettre le couvert. Il a signé le contrat, il n'a pas bien le choix, il s'exécute et ça donne Halloween 2. Qui fait illusion au début, même si on devrait avoir la puce à l'oreille quand un personnage évoque sa scène préférée de Lee Marvin: celle dans Cat Ballou où, fine gâchette mais alcoolique au dernier degré, il tire sur une cible et loupe le bâtiment sur lequel ladite cible est accrochée; cette esthétique de l'échec est incomprise des autres personnages, et le spectateur ne se doute pas encore qu'il y a quelque chose comme un effet d'annonce là-dedans. Et quand plus tard Zombie fait intervenir Weird Al Jankovic dans son propre rôle, lançant du coup automatiquement un pont entre son film et l'univers ZAZ alors même que ce n'est franchement pas l'humour qui caractérise Halloween 2 jusque là, on sent que quelque chose se trame. Surtout, à mesure que le film avance et se perd, on sent que Zombie n'y est pas, qu'il n'a pas envie. On a le sentiment qu'il hésite entre complètement saborder son film et essayer, quand même, d'en faire jaillir quelques étincelles.




En tout cas c'est foiré. Et c'est ce que beaucoup attendaient pour lui tomber dessus, dont acte : volée de bois vert. Et quand sort quasi-simultanément le film d'animation The haunted world of "El Superbeasto", on n'est pas trop rassuré par cette pantalonnade potache qui joue pour de faux avec le mauvais goût et s'oublie aussitôt vue. On a même un peu peur pour Rob Zombie.

Mais le voilà qui revient trois ans après avec the Lords of Salem (Heidi, présentatrice de radio, ressent quelque chose d'étrange à l'écoute d'un disque parvenu on ne sait comment à la station où elle travaille), film qui s'annonce comme tournant autour de... la sorcellerie, c'est bien ça. Et qui y va franco d'entrée de jeu via une scène d'ouverture représentant un rite sorcier exactement tel que l'on se l'imagine (blasphèmes, chèvres, le grand jeu).




Et puis immédiatement après sa femme, nue. Et il faut ici s'arrêter deux secondes sur le fait que, depuis son premier film, Rob Zombie attribue à sa femme Sheri Moon Zombie un rôle aussi important que possible dans chacun de ses longs-métrages, la désignant ainsi comme muse de son œuvre. Il y a là-dedans quelque chose de décalé eu égard à l'univers du réalisateur, mais aussi de désuet et de touchant. Surtout, on va progressivement s'apercevoir que the Lords of Salem est un film pour Sheri Moon Zombie, une offrande où l'on a le sentiment que se joue quelque chose qui échappe au spectateur. Ce qui est évident en revanche, c'est que c'est un geste amoureux incontestable et entier, profondément romantique finalement.




Pourtant le film s'ancre dans un sentiment de malaise; pas quelque chose de malsain, mais un sentiment relevant du mal de l'époque. Via son émission de radio Heidi est ancrée dans un monde entré dans l'ère du ricanement qui contraste avec son mal-être progressif, ce qui permet de relever une constante chez Zombie: quand les gens plaisantent et rigolent, ça ne prend pas. On n'accroche pas. Ça n'est pas drôle. Au départ on se dit que son humour n'est pas terrible mais que ça n'est pas grave, puisque le reste est assez emballant, mais progressivement on commence à se demander si Zombie a en fait le cœur à rire avec son prochain, voire si cette constance de l'humour raté n'est pas une manière d'exprimer son sentiment d'altérité: quoi de plus triste que d'être seul à ne pas rire à ce qui amuse tous les autres?




C'est précisément avec the Lords of Salem que Zombie prend enfin pied dans cette tristesse qui nimbait jusqu'ici ses films de manière plus ou moins sensible. Ici l'attention est portée à la lumière, élégante et triste. Mais surtout, il n'y a rien d'ouvertement effrayant là-dedans : ça n'est pas vraiment un film d'horreur ou d'effroi, c'est un film spleenétique. Les éléments effrayants plus ou moins attendus sont là, et présentés durant le premier mouvement du film de manière plus classique que ce à quoi Zombie avait habitué, mais surtout ils sont là sans être vraiment le cœur de la chose. Ça ne fait pas peur, et c'est peut-être parce que là n'est pas le propos. Il y a d'ailleurs un désintérêt total vis-à-vis de l'efficacité qui fait l'essence du cinéma d'horreur tout-venant. À cette norme Zombie oppose un goût pour la lenteur, le non-choc de la mise-en-scène, l'installation d'une l'atmosphère, et la pesanteur. L'effrayant est toujours hors-champ, ou plutôt hors de la vision du personnage. Le spectateur le voit, mais si peur il y a il ne peut la partager avec Heidi, qui ne voit rien. Elle est ailleurs. De la même manière, son malaise à elle n'est pas exprimé, ou du moins pas vraiment expliqué. En somme Zombie installe un sentiment d'incommunicabilité douloureuse entre le spectateur et le personnage, qui semble elle-même ne plus se comprendre.




Et puis progressivement se dessine l'ampleur du projet de Zombie avec ce film. Tout à la fois exprimer une tristesse (dans les deux sens du terme: la verbaliser aussi bien que la faire sortir de sa chair) et la sublimer avec une fin qui prend la forme d'un geste complètement lyrique. Le sens du rite qui habitait jusqu'ici de manière diffuse l’œuvre de Zombie prend toute son ampleur et c'est comme dans un opéra que naît soudain une icône païenne (au son du « All tomorrow's parties » du Velvet Undergound, utilisé avec beaucoup de finesse et une conscience aiguë de ce que ce morceau a de sourdement menaçant et d’exaltant à la fois).




Le film se conclut ainsi dans une apothéose esthétique admirable, laissant en plan le spectateur en quête d'explications. 
L'accueil est donc très très tiède alors que Zombie, peut-être au prix de ce que les spectateurs attendaient, réalise son film le plus accompli dans le sens où il est le plus proche du ressenti qui traverse sa filmographie.


Parce qu'au fond c'est ce que nous essayons de dire depuis le début de ce long exposé : ce qu'il y a de touchant dans le cinéma de Rob Zombie, ce qui fait qu'on a envie de le défendre, c'est qu'il est d'une grande sensibilité. Il filme la monstruosité non pas par fascination malsaine, mais par empathie. Au départ (la Maison des 1000 morts et the Devil's rejects), ses monstres sont rigolos, et même sexy d'une certaine manière, jusque dans leur accomplissement spectaculaire. Mais à mesure qu'il se confronte à la question de ce que c'est que d'être humain, c'est une douleur et une mélancolie qui prennent le pas. Dans son dernier film son mal-être et son mal à l'humanité se dépouillent et trouvent leur exutoire dans la re-naissance d'une femme nouvelle qui opère enfin le renversement entre sacré et païen pour incarner le geste esthétique et libérateur qui caractérise le style de Rob Zombie : accomplir sa mélancolie dans le dépassement et la sublimation. 
Et c'est beau. On l'embrasse donc bien fort





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1Cela dit le carnavalesque du déguisement serait aussi une piste à explorer puisque c'est une constante absolue des films de Rob Zombie que de voir des personnages affublés de masques à un moment ou l'autre. Même qu'à froid comme ça on a du mal à déterminer si ces masques sont là pour cacher ou pour révéler, pour effrayer ou pour se défendre (ce qui n'est peut-être qu'un seul et même mouvement). En fait il faudrait idéalement qu'un anthropologue spécialiste du sujet se penche sur la question.