jeudi 25 avril 2013

Hors la mort


"Parler comme seul un poète peut parler."

Maurice Pialat est alors mort trois mois plus tôt. Sans doute son fantôme est encore là, omniprésent. Et Depardieu se fait medium et parle pour lui, comme seul un poète peut parler. Il raconte, il pleure, il rit, et c'est drôle. Et c'est beau surtout, sept minutes à peine, et une sorte de vérité absolue de chaque instant, lumineuse, qui éclate. Toutes les fausses limites sont abolies, c'est de l'humanité tangible qui parle du cœur et touche au cœur.

Quand quelqu'un meurt on s'aperçoit comme ça qu'il suffit de dire les choses simples et que rien d'autre ne compte et que la vie dans sa plus pure expression d'enfance nue perpétuelle est ce qu'il y a de plus beau, de plus indépassable, que rien ne lui arrive à la cheville. Surtout pas le cinéma.

On est hors la mort, c'est à dire hors la vie régie par des lois conventionnelles qui reposent sur du vide. On est hors la mort, c'est à dire au cœur des choses, où le langage exprime les vérités premières qui éclairent et qui réchauffent. Savoir s'il y a quoi que ce soit de plus beau que cette expérience, non, sans doute pas.

jeudi 18 avril 2013

Requiem pour un massacre ("Va et Regarde")

Alors que nous nous préparions il y a quelques semaines à revoir Requiem pour un massacre (grâce au super chouette festival Hallucinations Collectives), nous songions que ce film aurait pu être parfait n'eût été sa fin maladroite. Or, la revoyure nous a fait prendre conscience que notre mémoire était bonne à foutre aux orties et qu'un malencontreux malentendu nous avait fourvoyé dans notre jugement1. Dès lors, force est de reconnaître que Requiem pour un massacre est le meilleur film de guerre de l'histoire cinématographique (aussi fou que ça puisse paraître, même un Kubrick est balayé en deux secondes), et même que c'est un film parfait. Ça arrive. Il faut donc chanter ses louanges sur la terre comme au ciel, même si la tâche est ardue car il faut bien admettre que ce film ne se plie guère à l'exercice puisqu'il ne se plie guère à quoi que ce soit.


S'il faut commencer par le début, il faut parler d'Elem Klimov, réalisateur. Enfant, il a vécu la bataille de Stalingrad, ce qui doit un peu marquer une mémoire. Le plus simple est de lire ce qu'il a à en dire: « Le gosse que j'étais, naturellement, avait vécu les bombardements. Et la traversée de la Volga, l'exode vers l'Oural. Maman, le frérot tout juste né... Dans la nuit, cette traversée de la Volga à Stalingrad, au mois d'octobre 1942, sur le bac, dans la cabine. Stalingrad est, entièrement sur la rive droite, une ville interminable, déjà 60 km de long à l'époque. Et après, les collines, la steppe. (...) D'un mot, une ville comme un boyau. Eh bien, la ville entière brûlait. Et le fleuve brûlait, de l'eau qui brûle sur une largeur d'un kilomètre et demi. Des réservoirs avaient été bombardés, le pétrole s'en était échappé, tout s'était déversé dans le fleuve. Il brûlait. Sans compter qu'on nous bombardait aussi. Autrement dit, les explosions faisaient de surcroît bouillonner le fleuve. Nos mamans nous faisaient un écran de leurs corps, elles jetaient sur nous des couvertures, des oreillers, et se couchaient par-dessus. Moi bien sûr je sortais le nez dehors pour bien voir tout. » Cette expérience fondatrice fait que Klimov, sa vie de réalisateur durant, sait qu'il doit réaliser un film sur la guerre, que c'est un devoir. Ce sera d'ailleurs son dernier film, comme si sa carrière entière tendait en réalité vers cet aboutissement.


Presque naturellement il choisit d'adapter une nouvelle du romancier Ales Adamovitch dans laquelle est raconté le parcours d'un adolescent biélorusse dans la guerre. Il doit pour cela trouver un interprète, un acteur débutant qu'il va plonger neuf mois durant dans le chaos d'un tournage qui ressemblera à l'apocalypse (les tirs de mitrailleuse filmés sont des tirs à balles réelles par exemple, tout comme sont réelles les explosions d'obus, et le jeune acteur a manqué de se noyer à plusieurs reprises lors de l'incroyable scène du marécage). Plonger dans cette expérience un adolescent qui n'a pas "le métier pour le protéger" comme le dit Klimov, c'est presque à coup sûr lui ouvrir grand les portes de l'asile psychiatrique. C'est Alexeï Kravtchenko qui sera Fiora, et voyant que le jeune homme est prêt à tous les excès pour fournir le meilleur travail possible (il jeûnera pendant huit jours, passés à courir et à faire du vélo, afin de maigrir autant que possible pour mieux incarner son personnage), Klimov le soumet à des séances d'hypnose afin qu'il puisse se construire des défenses psychologiques, et tout simplement qu'il survive au tournage. À l'écran, l'effort de Kravtchenko est saisissant: on a l'impression de voir l'adolescent naïf du début du film se transformer en vieillard à mesure que son expérience de la guerre avance. Quant au titre d'origine, Va et regarde (autrement plus beau que l'assez putassier Requiem pour un massacre qui sera imposé au film lors de sa sortie française), il est issu de l'Apocalypse de Saint Jean. La préparation du film est extrêmement chaotique, traîne pendant des années, les producteurs essayent d'écarter Klimov du projet mais Adamovitch n'en démord pas: ce film doit être réalisé par lui, ou ne pas être. Finalement la détermination paye et le réalisateur peut faire le film comme il l'entend. Il décide de ne pas tout montrer, car il y a des choses que le spectateur ne pourrait pas voir, mais il fait ce film avec un respect primordial pour son sujet, « un sujet trop sacré pour mentir, pour "faire du cinéma" ».


Et alors le film. Déjà, sa force première apparaît dès l'ouverture: on ne sait jamais ce qui va se passer, voire ce qui se passe sous nos yeux. Ainsi, la première scène montre un vieux fou qui semble embêter des enfants qui jouent, mais on comprendra plus tard qu'en vérité il cherche à les protéger de leur naïveté et de ce vers quoi elle les mène. Le film va constamment reposer sur ce sentiment d'incertitude, très rare au cinéma finalement. Le spectateur ne sait jamais ce qui va se passer dans les dix secondes suivantes, ce qui contribue à faire d'un visionnage de Requiem pour un massacre une expérience éprouvante (mais ô combien salutaire et bouleversante): on en sort complètement lessivé, épuisé comme jamais. Et sans doute faudrait-il qu'il en soit ainsi avec tous les films de guerre, si seulement ils étaient faits avec honnêteté et discernement.


Le principe du récit ensuite, celui de faire parvenir au spectateur une vision de la guerre à travers le regard d'un enfant naïf, est d'une puissance folle. C'est une histoire de perte d'innocence, d'entrée dans l'âge adulte, mais ça va bien au-delà. La seule autre œuvre de laquelle on pourrait rapprocher ce film, c'est Voyage au bout de la nuit. Comme Bardamu, Fiora part se battre par bravade et s'aperçoit bien vite que la guerre n'a rien à voir avec ce à quoi il s'attendait. Mais c'est déjà trop tard, non seulement elle détruit tout sur son passage, à commencer par les êtres humains, mais elle détruit aussi leur passé et s'attaque à l'humanité de chacun, laissant les survivants dans une sorte de vide métaphysique absolu. Cela dit, l'expérience de Klimov enfant se perçoit également à travers le travail visuel phénoménal dont bénéficie le film (on devrait dresser immédiatement devant chaque salle de cinéma une statue à la gloire d'Alexeï Rodionov, son chef opérateur), et notamment à travers la beauté terrible mais fascinante de ce qu'est concrètement un combat. Là encore on pense à Céline: les traits de lumière que font les balles de mitrailleuse qui sifflent dans l'air, le bruit formidable des explosions, c'est terrifiant et beau à la fois. A cela s'ajoute une virtuosité de la caméra (qui fait beaucoup penser au style d'un autre grand Russe, Mikhaïl Kalatozov) qui fait que bien souvent, quand on essaye de comprendre comment un plan séquence a été tourné, on finit par baisser les bras. De toute façon, le côté sublime de la chose nous empêche d'y réfléchir posément, on s'ébaubit plutôt bien vite devant la force de ces images.


Qui plus est, un travail d'une grande subtilité est fait lorsqu'il s'agit de représenter les personnages. Klimov travaille sur deux régimes:
  • pour filmer l'ennemi, il s'attache d'abord à filmer le vide. Pendant plus d'une heure et demi (à une rapide exception près) on ne voit pas d'où viennent les balles, qui commet les crimes, et ça n'est que très progressivement que des silhouettes se détachent dans la brume et prennent un visage. Auparavant, il n'y a qu'une menace imprécise, diffuse, mais omniprésente et mortelle.
  • pour représenter les civils, Klimov s'attache régulièrement à filmer ses personnages de face. Dans un premier temps, l'incroyable expressivité des visages de ses acteurs a pour effet de donner une charge dramatique rare à ce que vivent ces personnages (y compris ceux incarnés par les figurants, qui font preuve d'un engagement total d'autant plus troublant que l'on sait que beaucoup des vieilles personnes filmées ont vécu elles-mêmes ces combats). Qui plus est, cette manière d'adresse à la caméra finit par impliquer véritablement le spectateur qui devient témoin. Il n'est alors plus dégagé de toute responsabilité, mais entièrement impliqué. Les personnages deviennent donc des icônes qui nous interrogent, qui nous poussent à aller et à regarder (d'où la subtilité du titre d'origine) et qui nous donnent une responsabilité en tant qu'êtres humains. L'expérience est totale.


D'autant plus totale qu'à la maîtrise absolue de la mise en scène s'ajoute progressivement un travail subtil et formidable (au sens premier du mot) de la bande sonore. Savant mélange de bruits de fond exacerbés, de musiques extra-diégétiques, de nappes sourdes et oppressantes, le fond sonore finit par s'affirmer comme l'expression de la vie intérieure des personnages, et notamment du héros. Comme eux, travaillé par cet accompagnement permanent, assourdi par les explosions, le spectateur finit par être débordé et perdu face à l'inconcevabilité de ce qu'il voit et le bruit du monde, les voix, les paroles, tout disparaît derrière la clameur chaotique de l'âme qui se tord et lutte pour survivre face à la cacophonie inhumaine à laquelle elle ne peut pas échapper2. Ce dont prend acte le travail sonore de Requiem pour un massacre c'est purement et simplement la mort du discours, rendu inopérant par ce à quoi il est confronté. À l'égal des personnages, le spectateur est plongé dans le chaos, les explosions, l'incompréhension, l'ébahissement, jamais la guerre n'a été filmée comme ça, jamais on ne l'a ressentie si précisément par le biais d'un écran, et comme ceux qui courent à l'écran pour essayer de s'extirper du chaos on finit par perdre la parole.
Par n'être plus capable de rien analyser.
On fait corps.
On perd le langage.
 












A la fin on reste seul dans la forêt. La lumière se rallume. On sort de la salle. Personne ne parle.

_____________________________________________________________

1 Une précision s'impose sans doute, MAIS IL EST FORTEMENT RECOMMANDÉ DE NE PAS LIRE CE QUI SUIT AVANT D'AVOIR VU LE FILM. Non pas que ça soit un film à twist final, mais tout de même. Donc, nous pensions que la fin était ratée car nous avions oublié que lorsque Fiora tire sur le portrait d'Hitler, les images d'archives qui se déclenchent alors étaient diffusées à rebours. Nous pensions qu'elles étaient montées normalement et que c'était maladroit puisque dès lors cela aurait signifié une intervention trop tirage de manche du réalisateur. Or donc il n'en est rien, les images sont diffusée à l'envers, pour remonter des crimes de guerre du nazisme jusqu'aux origines politiques de l'ascension du parti, puis jusqu'au début de la vie d'Hitler. Fiora se trouve alors face à une image d'Hitler bébé et se pose la question: doit-il tirer une dernière balle sur cette image, sur cet enfant? Et il retient son coup. Dès lors le message est clair: aussi insupportable que ce soit, tout cela est affaire d'êtres humains, l'inhumanité est affaire individuelle et chacun est maître de son navire. Tirer reviendrait à tomber à son tour dans l'inhumanité. Au fond s'ajoute la forme, parfaite, puisque Klimov retravaille ces images d'archives et fait à partir de de ce matériau historique un travail concret de remise en question personnelle. On notera au passage que c'est le genre de réflexion dont est incapable cet épais bourrin de Tarantino quand il essaye de faire la même chose (ce qui est d'ailleurs son fond de commerce) dans Inglourious Basterds.
2 On pense à ce propos à la définition magistrale de la chose que donne Nìkos Kokàntzis dans son très beau Gioconda: « en s'efforçant de croire qu'il était humainement impossible d'aller plus loin, on oubliait, tout simplement, que c'était inhumainement possible. »

mardi 9 avril 2013

Le Sucre

Puisque ce film est trop méconnu, de brèves présentations s'imposent: le Sucre, film de Jacques Rouffio réalisé en 1978, est une grande comédie et un grand film copain. Au départ c'est un livre écrit par Georges Conchon, homme assez fascinant, sans doute le seul secrétaire des débats au Sénat ayant en des vies parallèles multiples reçu le prix Goncourt, écrit pour le cinéma et interviewé Serge Gainsbourg. Ce livre, intitulé le Sucre donc, s'appuie sur un véritable scandale financier ayant eu lieu en 1974. Il raconte comment des magnats de la finance ont organisé une fausse pénurie de sucre afin de faire grimper le cours de cette denrée et de gagner encore un petit sou. Cette manœuvre a entraîné la ruine de nombreux petits spéculateurs et une crise financière et bancaire dont l'issue a été un sauvetage par l’État (et donc les citoyens/contribuables). Pour la rédaction de cet ouvrage Conchon a effectué un véritable travail d'investigation, et lorsqu'il s'est agi de l'adapter pour en faire un film avec Jacques Rouffio de nouveaux entretiens préparatoires à l'écriture du scénario ont été menés avec des spécialistes de la question. Autant dire que le résultat est documenté, au bas mot. Mais pas que.


Déjà les choses sont intéressantes dès le début : le film commence par un des prégénériques les plus réussis du cinéma français. Les noms des acteurs principaux, le titre, des photogrammes animés et des écrans noirs se succèdent très rapidement tandis qu'en fond sonore une rumeur se précise, mélange de bruits de croquement de sucre et de voix qui disent "Le sucre le sucre le sucre hmmmm c'est bon très bon c'est bon". Cette petite séquence assez déroutante est immédiatement suivie par quelques plans montrant la mâchoire d'une machine se saisir de betteraves et les projeter en tas dans un mouvement si peu mécanique qu'il fait penser à celui d'un fauve s'assurant que sa proie est morte aussi bien qu'à la voracité d'une bouche humaine qui essaye d'en avaler toujours plus. Une sorte d'absurdité et de violence sont alors posées comme contexte de départ et donnent le ton de la comédie à venir: ancrée dans le réel, mais tirant vers une forme d'excès.


Pour atteindre ce ton il faut des dialogues, et ceux de Georges Conchon sont d'une finesse, d'une inventivité et d'un mordant parfaitement jouissifs. Ils naviguent avec aisance d'un langage cru à une langue beaucoup plus formelle et bureaucratique, jouant constamment de ce déséquilibre pour caractériser les relations entretenues entre les différents personnages et leurs milieux sociaux respectifs. Au milieu de ce travail, Conchon s'amuse à fleurir son vocabulaire, à parsemer les répliques de rimes internes, à donner du goût à ses dialogues. Et ça marche, ô combien. Mais les dialogues c'est bien beau, si les acteurs ne sont pas à la hauteur ça ne sert pas à grand chose. Et on a ici affaire à une distribution en état de grâce. Piccoli est parfait dans son interprétation au bord de la folie d'un industriel qui parle de lui à la troisième personne, Carmet joue le naïf floué comme personne, Depardieu incarne avec la grâce qui est la sienne la noblesse déchue et dévoyée, Piéplu est réjouissant en haut-fonctionnaire désenchanté, et on pourrait s'amuser à prendre chaque acteur et chaque personnage, la conclusion serait la même: c'est de la dentelle.


Tout ça aboutit à un film passionnant car scénarisé avec soin par Conchon et Rouffio, de sorte que le spectateur le moins calé en économie aussi bien que le spécialiste de la question pourront jouir de ce récit où les détails les plus techniques passent en douceur. Au plaisir premier de voir un bon film s'ajoute alors celui d'apprendre le fonctionnement d'une machine financière obscure bien qu'omniprésente dans nos vies. Mais si le film fascine le spectateur contemporain, c'est surtout parce que ce qu'il raconte ne diffère en rien de la situation économique actuelle, et qu'il devient du même coup absolument prophétique. Voir des banques et des industriels trop gros pour tomber être sauvés des conséquences de leurs appétits morbides par un État complètement dépassé par le monde de la finance résonne notamment d'une manière bien particulière auprès du spectateur d'aujourd'hui, et laisse comprendre que le marasme contemporain n'est pas une affaire de circonstances, mais bien le résultat d'un système établi depuis belle lurette.


Finalement on est bien tenté de dire que le Sucre est une des meilleurs comédies que le cinéma français ait jamais produites, un film qui résiste au temps et qui devient même de plus en plus juste à mesure que la situation financière s'enlise. Cela étant le film a l'élégance de présenter cette histoire édifiante où le sucre mène au lucre sans jamais se prendre au sérieux ni se transformer en film à charge ou en grand discours moralisateur. C'est drôle, élégant, juste, bien écrit, bien interprété... Et pourtant bien trop méconnu, ce que nous ne parvenons pas à nous expliquer. Une édition DVD de haute tenue existe, il est donc urgent de se ruer sur le Sucre, film qui rend moins bête et plus joyeux.