vendredi 26 octobre 2012

Darondo




Qui diable est Darondo? On serait bien incapable de le dire puisque rarement une seule et même personne s'est vue prêter tant de vies possibles. Pour donner une idée du bazar il suffit de dire que, selon les versions, Darondo peut être présenté comme un ancien maquereau ou comme une sorte de médecin miraculeux qui a fait marcher à nouveau plusieurs personnes que la médecine avait condamnées à passer le restant de leur vie dans un fauteuil. Entre le mac et le demi-dieu se trouve donc la véritable personnalité de Darondo. On peut ajouter à ça qu'il a tenu l'antenne de plusieurs émissions télévisées locales en animant des sortes de pastilles allant du gentiment décalé au totalement foutraque. Mais la vraie question est de savoir si on a besoin de savoir qui est Darondo. La réponse est non. Mais alors quoi?


Alors une voix. Une bête de voix de puta madre capable de couvrir une surface phénoménale, allant des tréfonds gutturaux à des aigus incroyables, qui préfigurent d'ailleurs complètement le style vocal qui fera la gloire de Prince dix années plus tard. Car c'est dans le courant des années 70 que Darondo a exercé son talent. Après avoir chanté dans un groupe d'adolescents dans sa prime jeunesse il enregistre quelques chansons que l'on a longtemps cru perdues, joue en première de James Brown à quelques reprises, rencontre des problèmes avec son label qui décide d'empêcher la parution des morceaux enregistrés et puis s'arrête aussi sec. C'est qu'il a une Rolls Royce blanche à conduire (dont il aime à raconter comment elle faisait l'admiration de Frank Sinatra) et un vaste monde à parcourir. Là encore, difficile de discerner le vrai du faux et le pourquoi du comment mais le fait est qu'après des débuts excessivement prometteurs, Darondo a tout plaqué du jour au lendemain. Il refera surface quelques années plus tard dans son rôle de thérapeute physique miraculeux et tout aurait pu se terminer ainsi.


Mais voilà qu'un DJ défricheur de la BBC met un jour la main sur un single enregistré par Darondo, intitulé "Didn't I"[1]. La force du morceau le transforme immédiatement en tube à retardement (environ 30 années se sont écoulées entre sa parution et son succès) et Ubiquity Records se jette sur l'occasion de publier à nouveau des chansons dont la parution a l'époque avait été  sabordées comme expliqué plus haut. C'est ainsi qu’en 2006 paraissent le LP Let my people go et l'EP Legs, qui permettent de situer Darondo dans la musique américaine des années 70 en lui donnant la place qu'il mérite : une très bonne.


Et puis en 2011 paraissent enfin avec Listen to my song: the Music City Sessions les morceaux qui constituent le Graal des admirateurs de Darondo, et que l'on a longtemps crus disparus à tout jamais. Et là la grâce de Darondo explose complètement: non seulement sa voix est toujours aussi sublime, mais cette fois on perçoit le soin tout particulier apporté aux arrangements et au choix des musiciens. On se trouve alors face à quelques pépites de la musique noire américaine qui en représentent une forme de quintessence, entre la recherche de transe et la charge fondamentalement sexuelle (peut-être qu'on a enterré les chansons de Darondo pour éviter d'aggraver la surpopulation de la planète; c'est en tout cas une théorie à prendre en considération).

Il n'y a pas grand chose d'autre à en dire, il est trop urgent de danser là-dessus. Sinon une chose quand même: l'Histoire est ce qu'elle est et ses voies sont impénétrables, mais si elle avait traité Darondo un peu mieux, on est tenté de penser qu'il serait aujourd'hui une référence incontournable, un vrai Papa. Et le plus beau de l'affaire c'est qu'aujourd'hui encore Darondo, même s'il doit en être conscient, a l'air de s'en foutre éperdument.


[1] que nous vous proposions d'ailleurs ici-même il y a deux ans déjà, c'est fou ce que le temps file dites donc…

vendredi 19 octobre 2012

Philippe Jaccottet



« Il paraît qu’on n’a plus le droit d’employer le mot beauté. C’est vrai qu’il est terriblement usé. Je connais bien la chose, pourtant. »


La poésie contemporaine est un vaste sujet (et elle remonte à la plus haute antiquité, dirait Vialatte). Et, il faut bien l’admettre, souvent nous nous laissons aller à une bonne vieille sentence tranchée épais, du style : « De toute façon, la poésie, aujourd’hui… »
(Ah oui, c’est du jugement qui va loin.)
Et puis on se met à lire Philippe Jaccottet, qui n’est certes pas un lapin de six semaines, et l’on s’aperçoit qu’avant de dire que l’eau est trop froide, la moindre des choses c’est quand même d’y tremper le pied.

« En cette nuit,
en cet instant de cette nuit,
je crois que même si les dieux incendiaient le monde,
il en resterait toujours une braise
pour refleurir en rose
dans l’inconnu.

Ce n’est pas moi qui l’ai pensé, ni qui l’ai dit,
mais cette nuit d’hiver,
mais un instant, passé déjà, de cette nuit d’hiver. »


Rongés par l'acidité de l'air, on est toujours tentés d’affirmer que la poésie sur la nature, c’est bon quoi, on en a peut-être fait le tour. Et puis on se met à lire Philippe Jaccottet et on a le sentiment qu’il nous dit « Tu es sûr que tu as déjà vraiment regardé une fleur ? » On est bien obligé d’admettre que non.

« Avant que n’approche la pluie, je vais à la rencontre des pivoines.


Elles n’auront pas duré.


Approchées, même pas dans la réalité de telle journée de mars, rien que dans la rêverie, elles vous précèdent, elles poussent des portes de feuilles, de presque invisibles barrières. On va les suivre, sous des arceaux verts ; et que l’on se retourne, peut-être s’apercevra-t-on que l’on ne fait plus d’ombre, que vos pas ne laissent plus de traces  dans la boue »


« ARBRES III

Arbres, travailleurs tenaces
ajourant peu à peu la terre


Ainsi, le cœur endurant
peut-être, purifie »



«      Une part invisible de nous-mêmes se serait ouverte en ces fleurs. Ou c’est un vol de mésanges qui nous enlève ailleurs, on ne sait comment. Trouble, désir et crainte sont effacés, un instant ; mort est effacée, le temps d’avoir longé un pré. »
 


Dans une époque de suffisance et de sacro-saint second degré[1], à quoi bon lutter ? C’est beaucoup plus simple de baisser sa garde, de toute façon qu’est-ce qui pourrait bien mériter qu’on tombe le masque ? Et puis on se met à lire Philippe Jaccottet et on reçoit de plein fouet un état d’esprit presque extra-terrestre : celui d’un homme qui semble ne pas encore s’être habitué au fait d’être en vie, d’être au monde. Il s’émerveille humblement, de manière mesurée mais entière pourtant, du fait d’exister et de côtoyer tout ce que le monde porte de vie.


« Tout cela n’est que trop visible, criant. Tellement exhibé, d’ailleurs, crié si haut que beaucoup s’y habituent, que chacun risque de s’en accommoder. Toutefois, avec ce qui peut vous rester, miraculeusement ou niaisement, de l’autre regard, on voit, on aura vu inopinément, à la dérobée, autre chose. On a commencé à la voir, adolescent ; si, après tant d’années - qui font, vécues, cette durée infime -, on le voit encore, est-ce pour n’avoir pas assez mûri, ou au contraire parce qu’on aurait tout de suite vu juste, de sorte qu’il faudrait inlassablement, jusqu’au bout, y revenir ? »



« Pour qui n’aime plus personne,
La vie est toujours plus loin. »



Même quand la douleur s’invite, plutôt que d’essayer de la chasser, il semble l’accueillir comme une sœur. Non pas chercher à l’étouffer ou à l’abrutir, mais au contraire, décider de la prendre à bras-le-corps et faire la route avec elle jusqu’à tant qu’elle se soit plié à son pas et qu’elle n’entrave plus sa marche. Au fond, accorder la même considération et le même soin à la jouissance qu’au tourment, être à ce que la vie de l’instant impose pour être au cœur du ressenti.



« Plus aucun souffle.

Comme quand le vent du matin
a eu raison
de la dernière bougie.

Il y a en nous un si profond silence
qu’une comète
en route vers la nuit des filles de nos filles,
nous l’entendrions. »




« Déjà ce n’est plus lui.
Souffle arraché : méconnaissable.

Cadavre. Un météore nous est moins lointain.

Qu’on emporte cela.

Un homme (ce hasard aérien,
plus grêle sous la foudre qu’insecte de verre et de
     tulle,
ce rocher de bonté grondeuse et de sourire,
ce vase plus lourd à mesure de travaux, de souvenirs),
arrachez-lui le souffle : pourriture.

Qui se venge, et de quoi, par ce crachat ?

Ah, qu’on nettoie ce lieu. »


Inutile d’en dire plus ; à part qu’on aimerait bien que Philippe Jaccottet soit déclaré père universel.

« (Si les visages de ces ombres qui passent ici sont pareillement tristes,
serait-ce d’être devenus aveugles à ce qui ne peut se voir ?) »


N.B.: les citations reproduites ici sont extraites des recueils Cahier de verdure, Après beaucoup d'années et Poésie (1946-1967).


[1] qui continuera à nous dissocier du langage et à faire parler d’autres à travers nous-mêmes jusqu’à tant que l’on s’aperçoive qu’on risque d’y laisser nos Os.

lundi 8 octobre 2012

Le Mans - Lucien, ou "l'Espagnole est russe" (et lycée de Versailles)



 
 


Décor: le déroulé d'une soirée édifiante. Le socle c'est une guitare qui trébuche dans son ascension mais qui repart à l'attaque, toujours.
Peut-être l'espoir déçu sans cesse, mais sans cesse renouvelé.
Ou bien, au contraire, un mouvement entamé qui n'aboutit jamais et ne fait que se répéter dans son intention stérile.
 Peut-être.
Ça n'est pas gai mais l'album s'appelle Saudade, on sait à quoi s'en tenir: de la lumière sombre.
« Intentando olvidar (…) la tristeza de un día normal,
y tal vez a mí. »[1]
La voix se pose sur la guitare en boucle du début, elle aussi est lancinante. 

 C'est peut-être une complainte.

 C'est peut-être une prière.
 Une prière pour qu'enfin quelque chose se passe. 

 Ou alors non, on est dans le temps d'après la prière.

 « Tú sonries en sueños y yo, te digo adiós. »[2]

 Que manque-t-il pour que les cloisons tombent enfin?

« Miro a mi alrededor y me apena marcharme de aquí. »[3]

Qu'enfin une lumière entre, n'importe laquelle: une lumière.

« Si tuviera el valor de poderte explicar
si pudiera hacerlo mejor, lo haría por ti. »[4]
 C'est triste mais c'est tout ce qui semble rester alors comme déclaration.

C'est sûr que c'est plus facile de chanter quand il fait beau...

Et puis elle ne part pas. Elle n'ose pas.
 Est-ce qu'on peut alors l'imaginer heureuse malgré tout, comme on peut imaginer Sisyphe heureux?

Sur la guitare qui se répète inlassablement viennent s'accoler des accords souples, qui cherchent la sortie sans cesse, tissent des routes qui semblent ne mener nulle part mais sur lesquelles on prend plaisir à avancer au hasard.
 Et peut-être que tout est là au fond: on a le sentiment du surplace, mais il y a un coeur derrière tout ça, toujours un coeur en mouvement, ou bien une âme: quelque chose d'irréductible qui rappelle que peut-être, sans doute, ça vaut le coup, quoi qu'il arrive.
 Un bateau, une destination, une voie empruntée, autant explorer à fond ce que l'on s'est (ou ce qui a nous a été) attribué.
C'est ce que fait la guitare, celle qui ne tient pas bien en place, qui semble toujours sur le point de décrocher mais qui n'arrête pas son mouvement pour autant: il y a le socle inamovible mais elle parvient à évoluer autour, à en faire ressortir tout ce qui est caché sous ses airs figés.
C'est le chant de l'impossibilité du mouvement, qui fait mine de ne pas pouvoir faire un pas plus loin, et qui pourtant ne fait rien d'autre que donner vie à cet entrelacs d’envies, une chanson qui se contredit en s'affirmant.
Et elle s'appelle "Lucien", et on ne sait rien de ce Lucien qui est pourtant la raison de tout et son contraire, de l'envie de partir et de son impossibilité.
 Il y a des cinéastes, comme ça, qui savent faire exister pleinement un personnage qui n'est présent que deux minutes à l'écran. Le Mans c'est un peu du cinéma en mieux: pas besoin d'images, juste des guitares, une voix, un absent, et voilà l'automne qui commence.






[1] Te reposer pour rêver et essayer d'oublier la tristesse d'une journée normale,
et peut-être moi.
[2] Tu souris à ton rêve et moi, je te dis adieu.
[3] Je regarde les alentours et j'ai de la peine à partir d'ici
[4] Si j'avais le courage de pouvoir t'expliquer,
Si je pouvais mieux faire, je le ferais pour toi.