dimanche 23 juillet 2017

Quelques souvenirs de "du Côté d'Orouët", de Jacques Rozier

Alors voilà: on écoute cette chouette émission consacrée à Bernard Menez, on est en juillet et il fait gris, et on se met à penser à du côté d'Orouët, de Jacques Rozier, et soudain on se dit qu'il est impératif de revoir ce film. Mais on ne peut pas; on a beau être dans une époque où on peut tout avoir tout de suite, parfois on ne peut pas (et puis on n'a pas le temps, c'est qu'on a du travail aussi). Seulement il reste les souvenirs, et finalement c'est déjà pas mal. Ils sont imprécis, certains sont même peut-être faux, mais allons-y quand même.


De mémoire au début il y a trois filles qui sont collègues (ou au moins deux d'entre elles) et qui voudraient partir en vacances. On est chez Rozier donc il y a forcément des vacances, parce que les vacances c'est quand on enlève un peu ses chaussures pour marcher dans le sable et alors on voit comment d'habitude la vie avance sans nous, mais avec nous dedans, et on voit que quand ce mouvement s'interrompt soudain alors on se trouve face au cœur de quelque chose d'autre ; on n'est pas habitué à marcher en dehors de nos chaussures. Et donc ces filles veulent partir en vacances mais elles n'ont pas trop de possibilités et, sauf erreur, c'est là qu'intervient Menez, qui travaille dans le même bureau et qu'elles n'apprécient pas plus que ça (pas qu'elles ne l'aiment pas, mais il les agace parce qu'il fait le joli cœur), mais qui offre la possibilité d'aller passer quelques jours/semaines dans une maison du côté d'Orouët, donc. Et elles acceptent parce que c'est mieux que rien.

Après ça, des souvenirs fugaces et quelques souvenirs précis:
- une scène où Menez se débat avec des anguilles devant des filles rigolardes, ou peut-être un peu apeurées, c'est difficile de se souvenir.

- cette scène des anguilles est a priori de peu d'importance mais elle montre un Menez empêtré, il voulait marquer le coup en apportant des anguilles et en fait il a l'air un peu benêt, et ça c'est un peu l'histoire du film: un gars fiérot qui emmène des filles en vacances en espérant pouvoir les séduire, à part que ces filles n'en ont ni envie ni besoin, que ce qu'elles veulent surtout c'est passer de bons moments ensemble et qu'au fond, qu'il soit là ou pas... Et ce qu'il y a d'intéressant c'est que peu à peu Menez se plie à ces exigences parce qu'il n'a pas le choix. Parce qu'il a face à lui un groupe de filles et que soudain il semble prendre conscience que non seulement les filles il n'y connaît rien, mais surtout que face à ces filles il ne peut rien faire. Elles sont volontiers moqueuses et il doit faire avec, jusqu'au moment où il ne peut plus et alors il s'énerve. Et là ça fait penser à une scène d'Adieu Philippine (de Rozier, toujours) dans laquelle il y a un garçon et deux filles dans une voiture. Le garçon va bientôt partir pour l'Algérie, où c'est la guerre, et sans doute il a peur. Ces filles le mènent doucement en bateau (de mémoire toujours), et ça l'énerve, et ils sont dans une voiture et une des filles finit par lui dire "Mais je t'aime, Michel..." Et soudain Michel s'énerve parce que lui est dans une situation où il ne peut pas se satisfaire de quelque chose comme ça, d'un jeu distancié d'avec les sentiments. Et le personnage de Menez qui s'énerve dans du Côté d'Orouët c'est un peu pareil: au début il se plie de bonne grâce aux railleries, peut-être parce qu'il espère malgré tout arriver à ses fins, mais soudain il voit que ces filles ne sont pas ce qu'il croyait, qu'elles lui échapperont toujours et à tous points de vue, et alors peut-être qu'il a peur et il s'énerve, pas parce que son orgueil est froissé, mais parce que tout ça fini par contredire l'idée que peut-être il pourrait y avoir une fille qui pourrait bien l'aimer.

- Parce qu'il y a ça aussi de marquant dans ce film: ces filles sont complices et on s'aperçoit soudain que cet homme dans un groupe de filles complices reste comme par définition à quai. Elles ont leurs blagues, leurs non-dits, et elles échappent en permanence à ce que le personnage de Menez pourrait croire comprendre. Un peu comme des anguilles. Et alors on se dit que c'est rare de voir un film de cette époque (et même tout court) comme ça où les personnages principaux sont des filles qui font ce qu'elles veulent et qui ne se soucient pas de savoir si le garçon qui est avec elle marche ou pas. Oui la colère de Menez c'est peut-être aussi celle d'un homme qui comprend soudain que ça n'est plus lui qui distribue les cartes.

- Et puis il y a quelque chose de plus précis qui est une image que, pour le coup, on a sous la main:
Et cette image a quelque chose de tranquillement obsédant. Déjà parce qu'il y a beaucoup de douceur dedans, et puis parce que l'océan est comme violet, et semble être au pied de la fenêtre, et alors ça donne un peu un sentiment assez spécial de rêverie. La lampe est complètement anachroniques et deux amies mangent un yaourt en contemplant l'océan, et nous l'océan on ne le voit que de plus loin, derrière elles, derrière les barreaux. Elles, elles le voient vraiment, tel qu'il est, et elles en savent plus long que nous.

- Et puis enfin il y a ce souvenir de la fin: les filles et le garçon sont rentrés à Paris, ils ont en quelque sorte remis leurs chaussures et la vie de tous les jours a repris son cours. Elle n'est pas détestable la vie de tous les jours, elle est même très enviable si on pense aux gens qui meurent sous les bombes. Mais il y a quelque chose qui ne va pas et ne dit pas son nom, et l'une des filles se met à pleurer. Elles sont à la terrasse d'un café et elle pleure sans qu'on sache pourquoi (en tout cas au début).
C'est comme quand on est enfant et qu'on ne connaît pas encore beaucoup de mots, mais on ressent quand même les choses, très fort. Alors on pleure sans bien savoir pourquoi. Ici c'est un peu pareil, il n'y a rien de flagrant dans les raisons de sa tristesse, simplement il y a quelque chose qui pleure trop fort en elle, voilà. Et en souvenir, ces larmes portent la même force à la fois touchante et désarmante que les larmes de la petite fille à la fin du Husbands de Cassavetes. Au fond ces larmes étaient peut-être là, tout au long du film, mais on ne faisait que les sentir à peine, un peu plus loin, sans vraiment les connaître. Soudain elles se présentent à nous et c'est comme si on "comprenait" vraiment les choses, alors même qu'on serait infoutu de dire exactement ce qui se passe.

C'est peut-être une des forces principales du cinéma de Rozier, ce sentiment que rien n'est grave mais qu'on a quand même en soi une sorte de tristesse qui coule comme à travers le sang, et qui est là parce que la joie est là et qu'on n'a pas l'un sans l'autre. Cette tristesse on la dit moins, on la montre moins, et parfois elle sort. Cette tristesse c'est comme le cinéma de Rozier, ça vient du dedans, c'est discrètement profond, mais c'est pas trop grave et ça fait du bien.