vendredi 6 février 2015

Henri Laborit - Éloge de la fuite

Nous n'avons pas bien l'habitude de parler neurosciences ici, mais il y a des livres comme celui-là qui méritent que l'on s'y colle, quitte à tomber parfois à côté de la plaque. Nous nous efforcerons donc d'y aller en marchant sur des œufs. Mais bon, si Henri Laborit était avant tout neurobiologiste, son Éloge de la fuite nous emmène bien au-delà de ce domaine même si c'est dans l'étude du système nerveux que cette réflexion prend sa source.


Pour essayer de la faire simple, il faut avant tout définir le socle sur lequel s'appuie le comportement humain selon Laborit. En (très) gros, un être humain construit son comportement et sa lecture du monde en s'appuyant sur l'apprentissage qu'il tire de ses actes (qui sont le point de rencontre entre ses pulsions et les codes socio-culturels qui régissent la vie du milieu dans lequel il évolue) et de leurs conséquences positives ou négatives, gratifiantes ou néfastes pour soi, et surtout pour l'image que l'on a de soi. À un niveau immédiat, quand on met sa main dans le feu, ça brûle, et on ne reproduit pas l'expérience: c'est un processus d'apprentissage qui repose sur les informations que nous transmet notre système nerveux, et sur la mémorisation qu'il permet. 
Voilà, maintenant on devrait pouvoir commencer pour de vrai. Mais d'abord, une photo d'Henri Laborit en vacances, histoire d'arriver détendus.


Éloge de la fuite c'est d'entrée de jeu un titre qui semble étrange, puisqu'est ancrée en chacun l'idée que la fuite c'est l'abandon, la lâcheté et tout ce genre de choses. Seulement voilà, Laborit a une manière particulière de voir les choses.

« Rester normal, c'est d'abord rester normal par rapport à soi-même. Pour cela, il faut conserver la possibilité « d'agir » conformément aux pulsions, transformées par les acquis socio-culturels, remis constamment en cause par l'imaginaire et la créativité. Or, l'espace dans lequel s'effectue cette action est également occupé par les autres. Il faudra éviter l'affrontement, car de ce dernier surgira forcément une échelle hiérarchique de dominance et il est peu probable qu'elle puisse satisfaire, car elle aliène le désir à celui des autres. Mais, à l'inverse, se soumettre c'est accepter, avec la soumission, la pathologie psychosomatique qui découle forcément de l'impossibilité d'agir suivant ses pulsions. Se révolter, c'est courir à sa perte, car la révolte, si elle se réalise en groupe, retrouve aussitôt une échelle hiérarchique de soumission à l'intérieur du groupe, et la révolte, seule, aboutit rapidement à la suppression du révolté par la généralité anormale qui se croit détentrice de la normalité. Il ne reste plus que la fuite. »

Derrière cette fuite il y a une nuance que nous verrons apparaître plus tard; en attendant, Laborit s'emploie dans sa réflexion à réévaluer toutes les valeurs fondamentales sur lesquelles repose la survie de l'espèce humaine. Et ça pique.

« Affectivement, je me moque bien de l'avenir de l'espèce, c'est vrai. Si l'on me dit que c'est pour mes enfants et les enfants de mes enfants que je souhaite un monde différent, et que cela est « bien », je répondrai que ce n'est alors que l'expression de mon narcissisme, du besoin que j'éprouve de me prolonger, de truquer avec la mort à travers une descendance qui ne présente pour moi d'intérêt que parce qu'elle est issue de moi. Ne vaut-il pas mieux alors rester célibataire, ne pas se reproduire, plutôt que de limiter les « autres » à cette petite fraction rapidement très mélangée et indiscernable de nous-mêmes ? Sommes-nous si intéressants que nous devions infliger notre présence au monde futur à travers celle de notre progéniture ? Depuis que j'ai compris cela, rien ne m'attriste autant que cet attachement narcissique des hommes aux quelques molécules d'acide désoxyribonucléique qui sortent un jour de leurs organes génitaux. »

C'est assez punk. Et avant l'heure même (le livre date de 1976). Mais c'est aussi énormément troublant, comme si soudain quelqu'un nous prenait par les épaules et nous obligeait à regarder, vraiment, des millénaires de châteaux de sable s'effondrer en silence, sans que la rotation de la planète n'en soit affectée. Tout ce pour quoi on est prêt à monter sur de gros dadas, Laborit le démonte avec la rigueur de l'esprit scientifique.

« En résumé, la liberté, répétons-le, ne se conçoit que par l'ignorance de ce qui nous fait agir. Elle ne peut exister au niveau conscient que dans l'ignorance de ce qui meuble et anime l'inconscient. Mais l'inconscient lui-même, qui s'apparente au rêve, pourrait faire croire qu'il a découvert la liberté. Malheureusement, les lois qui gouvernent le rêve et l'inconscient sont aussi rigides, mais elles ne peuvent s'exprimer sous la forme du discours logique. Elles expriment la rigueur de la biochimie complexe qui règle depuis notre naissance le fonctionnement de notre système nerveux.
Il faut reconnaître que cette notion de liberté a favorisé par contre l'établissement des hiérarchies de dominance puisque, dans l'ignorance encore des règles qui président à leur établissement, les individus ont pu croire qu'ils les avaient choisies librement et qu'elles ne leur étaient pas imposées. Quand elles deviennent insupportables, ils croient encore que c'est librement qu'ils cherchent à s'en débarrasser. »1

S'attaquant à tout ce système de représentations, Laborit en profite pour porter sa réflexion critique sur l'époque; il en résulte un portrait d'une d'une lucidité assez rare.

« Nos sociétés modernes ont supprimé l'imaginaire, s'il ne s'exerce pas au profit de l'innovation technique. L'imagination au pouvoir non pour réformer mais pour transformer serait un despote trop dangereux pour ceux en place. Ne pouvant plus imaginer, l'homme moderne compare. Il compare son sort à celui des autres. Il se trouve obligatoirement non satisfait. Une structure sociale dont les hiérarchies de pouvoir, de consommation, de propriété, de notabilité, sont entièrement établies sur la productivité en marchandises, ne peut que favoriser la mémoire et l'apprentissage des concepts et des gestes efficaces dans le processus de la production. Elle supprime le désir tel que nous l'avons défini et le remplace par l'envie qui stimule non la créativité, mais le conformisme bourgeois ou pseudo-révolutionnaire. »
(...)
« On devine ainsi la tromperie que peut constituer ce qu'il est convenu d'appeler la démocratie. L'opinion « politique » d'un individu n'exprimant le plus souvent que sa satisfaction ou son insatisfaction en fonction du niveau qu'il a atteint dans l'échelle hiérarchique, suivant l'image qu'il s'est faite de lui-même, l'opinion d'une « majorité » n'est jamais le fait d'une connaissance étendue, à la fois globalisante et analytique des problèmes socio-économiques, mais le résultat de l'intégration d'innombrables facteurs affectifs individuels et de groupe, qui trouve toujours un discours logique ensuite pour valider son existence. »

Cela dit, il ne faut pas croire que la démarche de Laborit est nihiliste, ou destructrice par goût. Ça brûle au début mais progressivement on s'aperçoit que ce que cherche Laborit, c'est à susciter une prise de conscience qui, par définition, s'effectue au prix d'une perte d'illusion (mythe de la caverne, tout ça). On comprend alors que, derrière son apparence immédiate froide et désincarnée, c'est peut-être bien à une réflexion profondément humaniste que nous avons ici affaire.

« Quand les sociétés fourniront à chaque individu, dès le plus jeune âge, puis toute sa vie durant, autant d'informations sur ce qu'il est, sur les mécanismes qui lui permettent de penser, de désirer, de se souvenir, d'être joyeux ou triste, calme ou angoissé, furieux ou débonnaire, sur les mécanismes qui lui permettent de vivre en résumé, de vivre avec les autres, quand elles lui donneront autant d'informations sur cet animal curieux qu'est l'Homme, qu'elles s'efforcent depuis toujours de lui en donner sur la façon la plus efficace de produire des marchandises, la vie quotidienne de cet individu risquera d'être transformée. Comme rien ne peut l'intéresser plus intensément que lui-même, quand il s'apercevra que l'introspection lui a caché l'essentiel et déformé le reste, que les choses se contentent d'être et que c'est nous, pour notre intérêt personnel ou celui du groupe auquel nous appartenons, qui leur attribuons une « valeur », sa vie quotidienne sera transfigurée. Il se sentira non plus isolé, mais réuni à travers le temps et l'espace, semblable aux autres mais différent, unique et multiple à la fois, conforme et particulier, passager et éternel, propriétaire de tout sans rien posséder et, cherchant sa propre joie, il en donnera aux autres. »

La nature de cet essai se révèle alors peu à peu, et en partant de l'analyse à visage scientifique, Laborit finit par tranquillement remettre en cause ce qui fait le fondement de notre rapport (plus ou moins) malheureux à la vie, à l'Histoire et à l'Autre en montrant combien on ne se connaît pas soi-même, si égocentriques que nous soyons. C'est une nouvelle grille de lecture qu'il nous fournit, et si elle peut sembler parfois aride et rêche, elle est vérité toute tournée vers une recherche de lumière.

« Dans le geste le plus simple, nous permettant d'atteindre un objet avec notre main, imagine-t-on combien de corrections successives, réalisées grâce à des processus nerveux infiniment complexes intervenant dans le temps de la milliseconde, sont nécessaires ? Le moindre geste humain ou animal orienté est un processus raffiné et dynamique essayant d'atteindre un but. Mais sommes-nous sûrs que le monde idéal que nous voudrions enfermer entre nos doigts nous attendra, tel une image fixe, pétrifiée ? Sommes-nous sûrs que pendant le geste révolutionnaire que nous ferons pour l'atteindre il ne sera pas remplacé par un autre ? La trajectoire gestuelle non corrigée ne risque-t-elle pas de rencontrer le vide ? Nos pratiques révolutionnaires sont-elles capables d'autocorrections successives pour atteindre un but qui ne sera pas celui que nous avons imaginé, mais un autre qui ne sera déjà plus le même quand il deviendra objet de nos désirs ? Et finalement, n'est-ce pas souhaitable car la poursuite d'un but qui n'est jamais le même et qui n'est jamais atteint est sans doute le seul remède à l'habituation, à l'indifférence et à la satiété. C'est le propre de la condition humaine et c'est l'éloge de la fuite, non en arrière mais en avant, que je suis en train de faire. C'est l'éloge de l'imaginaire, d'un imaginaire jamais actualisé et jamais satisfait. »

Difficile de rendre ici justice à l'entière et ample mesure de la réflexion de fond menée par Laborit dans Éloge de la fuite, nous ne saurions donc trop vous conseiller d'aller y voir de plus près par vous-même. En plus de quoi ça fait naître des hypothèses d'équations un peu étranges, du style 
« Et si Laborit + Manchette = Houellebecq? »

Nous nous demandions ici-même il y a peu (c'est d'ailleurs la raison pour laquelle nous y sommes retournés) si ce livre était une lecture d'adolescence, une sorte de pseudo-cri de révolte risible et vain (c'est une critique qui lui est parfois faite) ; après relecture, il nous apparaît que non pas. Au fond, Éloge de la fuite est un essai parfois agressif dans le fond et rugueux dans la forme, mais fondamentalement bienveillant. Il nous met le nez dedans pour mieux nous inviter ensuite à relever la tête et, délestés ne serait-ce qu'un tout petit peu du poids de notre méconnaissance, à voyager plus léger et un peu moins immédiatement con.





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1 On ne peut s'empêcher, à la lecture de ce passage, d'entendre le personnage incarné par Gérard Jugnot dans l'éblouissant Calmos de Bertrand Blier: "Moi quand je vois des gens qui marchent, je suis. Je suis libre, c'est mon droit!"