samedi 2 juin 2018

Patrick Wang - les Secrets des autres

Il y a des expériences de la vie, c'est comme une boucherie et ça n'a rien de spectaculaire. Au-dedans comme au-dehors c'est silencieux. Qu'est-ce qu'il y a à exprimer de ça? Vouloir en faire un spectacle serait comme piétiner un dialogue entre soi et l'Inconnu. Ça serait tout prendre de haut et ça serait à chier.


Patrick Wang ne semble pas avoir le souci du spectaculaire. Les Secrets des autres n'a absolument rien de spectaculaire, autant être prévenu. Mais Patrick Wang est de ces cinéastes qui savent raboter le spectacle pour arriver à la vérité de leur propos, et en termes cinématographiques c'est une voie directe vers le Beau.

Mieux vaut ne rien savoir de ce que raconte les Secrets des autres (dont la traduction exacte du titre original, le Chagrin des autres, aurait été autrement plus à-propos, même que c'est à n'y rien comprendre). Mieux vaut n'en rien savoir parce que c'est quand même aussi bien de pouvoir se faire son idée de quelqu'un qu'on rencontre sans avoir le jugement parasité par trop d'informations préalables. Pourquoi et comment en parler alors?


Pourquoi, parce qu'on a le sentiment que ce film est un des plus beaux qu'il nous ait été donné de voir, mais en toute simplicité; sortir des mots qu'on épuise à force de les réveiller pour un oui ou pour un non ça n'est pas leur rendre service. Et puis peut-être que "beau" c'est mieux que "sublime" parce que "beau" ça te tend la main alors que "sublime" ça s'en fout un peu de ta main qui cherche, c'est loin au-dessus et ça jouit de soi étant loin au-dessus. Pourquoi, donc, parce que c'est beau jusqu'à l'os, ou plutôt jusqu'au cœur.


Comment, maintenant. Peut-être en disant que d'un point de vue purement critique les Secrets des autres est l'antithèse et l'antidote à un cinéma états-unien qui se proclame indépendant (ce qui devrait signifier extérieur aux sentiers battus) et qui n'est que gros sabots hollywoodiens recouverts d'un vernis caca qui tire exactement les mêmes cordes auto-satisfaites que n'importe quel film fait pour rien avec rien dedans (exemple récent: l'ultimement débile Three billboards, dont la bêtise crasse insondable semble passer crème grâce à une complaisance amoureuse de son ventre à en vomir). Pour ne pas tomber dans la défense de Jacques par l'accusation de Jean-René, relevons par exemple ceci: les Secrets des autres évite ce dans quoi une immense majorité de films tombe, à savoir des personnages qui en quelques sortes se savent personnages et se savent regardés. Des personnages qui font les beaux en somme, ce qui crée immanquablement une distance infranchissable dès lors qu'on a un tant soit peu la nausée quand on nous sert de la connivence à tous les repas.


Les Secrets des autres aime ses personnages. Il ne cherche pas à les rendre aimables aux yeux des autres: il les aime et nous les présente sans chercher à nous faire penser quoi que ce soit puisque son sentiment à leur égard est solidement ancré, confiant. Inutile alors d'en faire des héros super cools; ils sont là, ils ont leurs défauts, leurs gestes incompréhensibles, et ils sont regardés à hauteur d'humain avec une bienveillance qui n'est jamais complaisante. En d'autres mots ils ne sont pas l'expression d'un amour de soi à travers des artefacts. Il leur arrive des choses, ils essayent de faire avec, parfois ils merdent, et parfois ils sont très chics. On s'attache à eux parce qu’ils sont humains, et des personnages humains au cinéma mine de rien ça n'est pas toujours facile à trouver.


De cinéma parlons-en: la réalisation de Patrick Wang n'a absolument rien d'ostentatoire, la justesse de l'image est à la hauteur de la justesse du propos. Un exemple: on voit deux personnages de dos filmés en contre-plongée, on ne devine rien d'eux, et puis on s'aperçoit que ce sont deux enfants. On s'aperçoit ensuite de deux choses: pour faire exister des personnages d'enfant hors de toute information ou de toute attente préalables, Wang les filme ainsi; ce sont des enfants mais ils méritent d'être pris en considération comme des adultes parce que ce qu'ils vivent est au moins aussi fort que ce que vit quelqu'un qui a plus de clés pour comprendre ou formuler. Et puis autre chose: quand en contre-plongée Wang filme deux enfants qui marchent dans la rue on voit le ciel au-dessus de leur tête, et on s'aperçoit alors que bien souvent le cinéma choisit de filmer les enfants à hauteur d'enfant, pour sembler plus proche peut-être, mais que ce faisant il les prive de la possibilité d'un ciel au-dessus de leurs têtes et les écrase dans un monde fait d'une horizontalité sans issue.


Il y a néanmoins un effet de style que Wang choisit d'utiliser, celui de la surimpression (visuelle comme sonore). La surimpression lui sert à faire exister un personnage à travers différents espaces et différentes temporalités et à faire connaître de ce personnage des choses qu'il aurait été très fastidieux et lourd de lui faire dire, d'une part, et d'autre part elle sert précisément à ne pas exiger de lui qu'il se livre; faire connaître du personnage ce qui le travaille, ce qui le rend triste, ce qui le hante, ça c'est la tâche qui revient au cinéma. Le personnage ne devrait jamais avoir à cracher son morceau sous la contrainte d'un manque d'imagination du cinéaste qui le fait exister. Le cinéma est là pour ça, pour nourrir notre connaissance de ce qui se passe sans forcer les aveux ou les dévoilements. Les surimpressions sont alors aussi bien une manière pour le spectateur de mieux connaître et comprendre le personnage qu'un moyen pour Wang de les faire exister autant que possible sans avoir à les brusquer.


En se refusant ainsi à toute indélicatesse, Patrick Wang crée dans les Secrets des autres une histoire d'une profondeur simple mais exacte. Le dernier plan est doublement fixe, il se passe dans une cuisine; les personnages préparent quelque chose, sortent, et la surimpression vient faire exister sous nos yeux ce qui se passe pour eux. Pour un temps ils sont seuls au monde et trouvent enfin une manière de résoudre le problème nodal de leur histoire. On assiste à cela sans avoir le sentiment d'être intrusifs, d'envahir leur espace et leur expérience de ce qui se passe. Et puis le monde extérieur s'invite dans la surimpression, signe que la messe a été dite, et tout s'achève par l'ouverture d'une porte qui laisse enfin entrer la lumière. On nous a donné à voir une histoire discrètement ample et sensible, on nous a fait connaître des personnages qui font tout pour s'aimer parce que c'est la seule chose à laquelle ils aspirent, et cet amour a irrigué le film jusqu'à nous faire entrer dans sa lumière. Et ça c'est beau.