vendredi 27 septembre 2013

Général Alcazar / Arlt - Outsiders

Demandez un peu à l'homme de la rue ce qu'il pense des reprises: s'il ne vous colle pas son poing en travers de la gueule, il vous vomira sur les chaussures (dans respectivement 54 et 42% des cas selon les dernières estimations du CERN1). Et pourtant, si une bonne majorité des réinterprétations s'avère effectivement insupportable, il faut bien admettre que parfois on assiste à un étrange phénomène qui a tendance à inverser l'ordre des choses et alors c'est beau. La preuve par un.




Dans un premier temps, un morceau du Général Alcazar, contrebandier de la chanson française et proche du Grand Pirate en chef Pascal Comelade. Dans son album de 2007 "Les Singulières", le Général nous raconte une histoire d'immigration clandestine à hauteur d'individu, sans factualisation excessive ni pathos, et trace un parallèle entre ce fait d'actualité traité à tort et à travers sur tous les toits et une forme d'aventure qui renvoie aux voyages incertains des pionniers. Musicalement, c'est une sorte d'orchestre de poche qui accompagne le récit de manière chaloupée et dégingandée, et c'est fichtrement réussi. On est bien loin de la chanson à thèse, de la chanson à message, on est dans une forme de récit humain poétisé juste ce qu'il faut. C'est bien.




Mais voilà qu'arrivent les deux membres d'Arlt qui décident, épaulés par quelques alcoolytes (car oui, des canettes de bière vides en guise de percussions, il doit y avoir du liquide à feu intérieur derrière tout ça), de reprendre ledit "Outsiders" pour une session absolue du chouette webzine L'Oreille absolue2. Et on est tentés de parler de magie.

On commence par le fond ou par la forme? Les deux sont imbriqués mais commençons par la seconde. Plus d'orchestre de poche, mais une guitare, puis une basse, puis des percussions improvisées donc, une deuxième guitare qui s'invite parfois et sonne comme un piano de bar en arrière-plan, et puis des chœurs qui semblent naître inopinément de la floraison de la chanson qui se crée à nos oreilles comme par miracle. Le côté extrêmement dépouillé du squelette est à peine habillé par la voix presque soufflée d'abord, puis progressivement plus assurée de Sing Sing et celle, évanescente comme pas possible, fantomatique comme perdue dans la brume, d'Eloïse Decazes, dont on croit ne recevoir que quelques échos comme si le reste se perdait dans le vent. La musique s'incarne progressivement, se voit pousser une rythmique qui lui donne du poids et dégage progressivement un paysage imaginaire où l'on croit voir un groupe de naufrageurs ayant perdu la raison au contact sans destination de l'océan répéter sans cesse un même couplet, qui à force finit par ressembler à un mantra halluciné.


Et c'est là qu'intervient le fond et qu'on touche à quelque chose de l'ordre de la beauté: plutôt que de garder intact le texte du Général Alcazar, Arlt décide (si décision il y a eu) de n'en garder qu'une infime partie et de le dégager de tout ce qui peut le rapprocher d'un ancrage précis, dans l'actualité comme dans l'inconscient collectif. Il n'est plus question ici d'immigration clandestine mais de personnages qui partent on ne sait où, et qui restent en mouvement. Il n'y a plus d'objectif au voyage, seule l'errance compte et nourrit les voix. C'est peut-être l'entrave à la portée poétique du texte d'origine: il y a des points d'ancrage. Ici on est dans une sorte de flottaison au gré des courants, où rien n'est au bout de rien. La chanson en elle-même semble naître ainsi : elle est lancée comme au hasard puis progressivement se donne naissance à elle-même, se révèle à ceux qui la créent et se donne sa propre nature, un peu comme si ça n'était pas les parents qui faisaient des enfants, mais les enfants qui font des parents. Le périple pourrait aussi bien être métaphorique, métaphysique, ou dieu sait quoi encore. On quitte pour de bon la terre ferme. On songe à Aguirre perdu et fou sur son radeau de massacrés qu'envahissent progressivement les cris de singes, à la démence d'un voyage qui engloutit le voyageur mais qui, peut-être, le fait entrer dans une sorte de nouvel ordre sensible.


La répétition finale de « Nous étions tous vivants » donne l'impression que ceux qui chantent à cet instant sont des fantômes qui ont fait le Voyage et ont décidé d'errer dans un entre deux mal dessiné où l'impalpable et l'indéfini sont maîtres. Tout semble suspendu comme par miracle à un fil malingre mais ça tient ferme et, comme tout ce que fait Arlt, c'est infiniment précieux.


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1 Les 4% restants sont bien évidemment les sourds, qui se contentent de dédaigneusement hausser les épaules avant de reprendre leur route.
2 On retrouve d'ailleurs ce morceau sur cette compilation, déjà téléchargée 3500 fois et élue présidente du Yémen.