jeudi 10 avril 2014

Last Exit to Brooklyn

« Du matin au soir ils sont détruits. Sans qu'on y prenne garde ils périssent pour toujours. Le fil de leur vie est rompu; ils meurent avant d'avoir acquis la sagesse. »
Job 4: 19-21
(Cité en exergue de « Bout du monde »)



« Et puis - il n/y avait jamais personne à qui parler pendant lhiver. Personne ne venait s/asseoir. Ne fût-ce que quelques minutes. Et aussi, les hivers sont si longs. Si solitaires. Toute seule dans ses 3 pièces pleines de meubles, reliques des jours anciens, assise à la fenêtre à regarder les branches des arbres dénudées frissonner dans le vent; les oiseaux cherchant pitance sur le sol nu et gelé; les gens marchant le dos au vent comme le monde entier lui tournait le dos à elle. En hiver la haine de tous était mise à nu pour qui savait regarder. Elle voyait la haine dans les stalactites de glace qui pendaient de sa fenêtre; elle la voyait dans la bouillasse de neige fondue qui couvrait les rues; elle l/entendait dans la grêle qui griffait sa vitre et lui mordait le visage; elle la voyait dans la tête baissée des passants qui se hâtaient vers la chaleur du foyer... oui ils baissaient la tête et la détournaient en passant devant Ada et Ada se frappait la poitrine et s/arrachait les cheveux et elle criait à Jéhovah le Seigneur d/avoir pitié et d/être miséricordieux et elle se griffait le visage jusqu/à avoir des lambeaux de chair sous les ongles et du sang ruisselant sur ses joues, se cognant la tête contre la vitre jusqu/à ce qu/elle se couvre d/ecchymoses et que des gouttelettes de sang rose tachent lhumidité de son mur des lamentations, les bras encore dressés dans sa supplication à Jéhovah demandant pourquoi elle était châtiée, implorant miséricorde, demandant pourquoi les gens se tournaient contre elle, se frappant la poitrine et implorant miséricorde de son Dieu qui avait donné les Tables à Moïse et guidé ses enfants à travers le désert brûlant »

Last Exit To Brooklyn, paru en 1964, deux millions d'exemplaires vendus, procès pour obscénité, censure ici et là, culte subséquent... On n'a pas non plus affaire à un livre oublié. Mais voilà que paraît une nouvelle traduction qui s'attache à rendre les torsions que Selby a infligées à la langue et, d'une certaine manière, on a l'impression de redécouvrir le roman.


Paradoxe: Selby rend physique l'expérience de la lecture, il sait essouffler l'esprit du lecteur voire, parfois, lui faire détourner les yeux du livre parce que ce qui y est écrit est proprement insoutenable. La fin de « La reine est morte » laisse dans un état partagé entre le malaise profond et une tristesse grande comme ça, celle de « Tralala » donnerait la nausée si seulement on respirait encore, « La grève », n'en parlons pas, bref, c'est une lecture qui brûle. Et pourtant il n'y a rien de putassier là-dedans. En dépit de tout ce qu'il y a de plus que sombre dans ces récits, ce qu'on lit c'est le regard d'un homme qui a passé une bonne partie de son existence à faire des aller-retour entre la vie et la mort, et qui a tout bonnement refusé de mourir, plusieurs fois.
Quelle que soit la misère que Selby décrit, les tréfonds inexplorés de l'âme qu'il arpente en vieux routier, Selby a choisi la vie, il ne faut jamais l'oublier.
En 1964, quand on lui demande de décrire Last Exit to Brooklyn, lui qui n'y a jamais vraiment réfléchi répond que ce sont « les horreurs d'une vie sans amour ».

Si l'on recontextualise un peu, le roman paraît après les œuvres majeures de la Beat Generation (Howl, le Festin nu, Sur la route pour ne prendre que celles-là), et il y a là-dedans une complémentarité en ce que si Kerouac par exemple raconte l'errance sans but défini sinon la jouissance du sentiment de liberté et de l'instant, Selby peint au contraire ce qui se passe quand on se sédentarise, saisissant en quelque sorte le négatif de l'extase béate. Et ce qui se passe quand un Américain se sédentarise se résume en deux possibilités: être le dupe de l'American way of life, c'est-à-dire vivre comme un mort, ou en être le rebut à cause d'un fond d'humanité qui subsiste et contredit les principes normatifs de ce mode de vie. Parce que Last Exit to Brooklyn a aussi des allures de déclaration de guerre. Et le décor, c'est l'Amérique.

Sisyphe qui serait condamné à devoir, en plus, courir derrière son rocher quand il dévale l'autre versant de la colline, voilà la vie que mènent les personnages de Selby. Ils courent derrière ce qu'ils ne sont pas et ne seront jamais, derrière ce qu'ils n'ont pas et n'auront jamais, s'éloignant ainsi toujours plus d'un possible salut. Tous ont des images plein la tête, des aspirations qui ne leur appartiennent pas, qui n'appartiennent à aucune forme de vie concrète, et qu'ils s'étonnent et souffrent de ne pas assouvir. Ils se cognent contre leur réalité dont la violence, partagée avec le lecteur, est celle du ressenti autant que celle des faits. Encore qu'on finisse par en douter, car le talent de Selby, c'est d'aller au-dedans des choses et des corps, et de dire le sentiment plus que l'expérience1.

« Tout était sans fin dans toutes les directions jusqu/à ce que surgissent des murs qui semblaient se déplacer suspendus à quelque tringle semi-circulaire et les murs se rapprochaient les uns des autres, roulant toujours en demi-cercle et Harry tournait toujours en rond et les murs se rapprochaient les uns des autres et Harry courait jusqu/à ce qu/il se heurte à un mur et se retrouve au milieu d/un espace qui se réduisait et qu/il sente la douceur d/ardoise des murs au contact de ses bras, de sa nuque, de son nez, et que le mur l/écrasait lentement
             et ses yeux roulaient en rebondissant au flanc de la colline et Harry les suivait en titubant cherchant à les retrouver, ramassant des pierres, des cailloux, des bogues et tentant de les fourrer de force dans les orbites vides et il recrachait les pierres et hurlait quand les bogues déchiraient ses orbites déjà sanguinolentes et il continuait à gravir la colline en titubant et de temps en temps ses yeux s/arrêtaient et s/entre-regardaient dans un écarquillement gigantesque et attendaient que Harry soit presque à les toucher puis se remettaient à rouler à flanc de colline et Harry se fourrait deux nouvelles bogues dans les orbites avec un cri aigu quand elles lui déchiraient les paupières et son cri devenait de plus en plus fort tandis qu/il remuait les bogues en tous sens pour essayer de les extraire, ses mains ensanglantées l/empêchant de les saisir fermement et encore plus fort jusqu/à ce qu/il finisse par crier pour de bon et se jeter à bas du lit comme un ressort et qu/il ouvrait les yeux et attendait pendant des années que le mur et la commode soient reconnus. »

En définitive, Selby est l'écrivain de l'emprisonnement de l'âme. Il a les pieds en enfer mais, pour une raison rouge et lumineuse, il croit au ciel. Ou au moins à la possibilité d'un ciel, mais sans le chanter sur les toits. On ne le voit pas, mais il est là, quelque part, et peut-être se cache-t-il derrière la prise de contact avec la vérité. Peut-être que Selby répond à Sartre que l'enfer c'est les autres dans soi (quelque chose nous dit en tout cas que Selby en sait plus long que Sartre, sur tout). Peut-être que c'est autres chose. Un roman comme celui-là a le chic pour faire perdre tout repère, on ne sait plus très bien si c'est désespéré ou lucide, où est la frontière entre les deux, et est-ce qu'il faut se laisser dompter comme ça par des mots hallucinés sur du papier, et on perd le Nord au point de douter qu'il y ait jamais eu un Nord, mais s'il existe alors est-il vraiment là où on le dit? Et par où on sort? Cette dernière sortie vers le bout du monde, on ne sait pas par où on y arrive, et s'il faut la comprendre comme la fin du voyage, ou le début d'autre chose. On aurait plus vite fait de chercher un brin de paille dans une botte d'aiguilles.

Il faut bien admettre que c'est difficile de mettre des mots sur ce qu'on ressent quand on lit Selby, et analyser tout ça semble encore plus vain. Alors on tourne les mots dans tous les sens, on abandonne, on reprend, on tire la langue et on tombe par hasard sur cette phrase: « Parfois on a la certitude absolue qu'il y a quelque chose à l'intérieur de nous de si hideux et de si monstrueux que si on cherche à le débusquer on sera incapable de le soutenir du regard. Mais c'est quand on est disposé à rencontrer la bête qu'on se retrouve face l'ange. »
C'est bien sûr signé Selby, Hubert Jr. Amen.




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1 Sur ce point on saurait trop conseiller la lecture de son roman d'après, La geôle, qui est la descente à l'intérieur d'un esprit malade la plus perturbante jamais lue (va manger tes morts et choquer les vieilles dames Bret Easton Ellis).