lundi 31 janvier 2011

Comment tu t'appelles? (Vol. 2)

Profitons de ce dernier jour de janvier pour mettre en ligne la compilation du mois. Elle fait écho à une première tentative autour de chansons liées aux prénoms, mais attention, cette fois-ci c'est beaucoup mieux.
Le choix des morceaux s'est fait un peu tout seul, et de manière amusante tout ça a fini par devenir une sorte de condensé de l'humanité. On y croise le folklore écossais et le militantisme sud-africain, un prince peul et un peintre espagnol, un personnage de conte arabe chanté par une chorale allemande, une icône hollywoodienne célébrée par un chanteur-écrivain-politicien japonais... C'est donc un voyage dans l'espace et le temps à peu de frais.


On peut trouver la compilation ici, et en voici la composition:

1 Tu t'appelles comment?
2 Ali Farka Touré & Toumani Diabaté - Samba Geladio
3 Duncan Browne - Alfred Bell
4 Nervous Cabaret - Mel Gibson
5 Frànçois & the Atlas Mountains - Holly Golightly
6 A Tribe Called Quest - Steve Biko (Stir it up)
7 Born Ruffians - Kurt Vonnegut
8 Pentangle - Willie O'Winsbury
9 Serge Gainsbourg - Pamela Popo
10 Cake - Frank Sinatra
11 The Modern Lovers - Pablo Picasso
12 Belle and Sebastian - Seymour Stein
13 Aaron Neville - Hercules
14 The Comedian Harmonists - Ali Baba
15 Bill Callahan - Jim Cain
16 Tom Waits - Buzz Fledderjohn
17 Dominique A - Barbara de Kalvalid
18 Akiyuki Nosaka - Marilyn Monroe, no return

mardi 25 janvier 2011

L'Armée Brancaleone

Mario Monicelli est mort le 29 novembre dernier à l’âge de 95 ans. Il s'est défenestré de la chambre d'hôpital où il agonisait d'un cancer en phase terminale. Genou à terre et chapeau à la main, saluons la prestance du geste. Pour parler de sa carrière, les médias français ont presque constamment cité deux films: le Pigeon, et Mes chers amis. C'est une vision réduite de sa filmographie, et qui exclut surtout un grand film assez méconnu de ce côté des Alpes, l'Armée Brancaleone. Ça tombe bien, c'est de celui-là dont nous  allons parler aujourd'hui.


Pour commencer on peut précisément se demander pourquoi cette absence d'intérêt pour un film si réussi. Peut-être que la raison vient du fait qu'il ne colle pas à la norme « comédie italienne » dont se repaît le journaliste en mal d'inspiration. C'est une chose assez répandue que le recours facile à une appellation globale, un peu comme quand on parle d' « humour anglais »[1]. La « comédie italienne » est un genre censé observer la société avec un mélange de cruauté et de bienveillance, où qui aime bien châtie bien. Le Pigeon et Mes chers amis rentrent à peu près dans ce cadre, youpi. En plus de ça le premier collectionne les grands noms d'acteurs (Gassman, Mastroianni, Cardinale…), et dans le deuxième il y a Philippe Noiret, les Français parlent aux Français, etc. On persiste ainsi à mettre l'Armée Brancaleone de côté alors que, soyons péremptoire, ce film est plus réussi et plus inventif que les oeuvres citées plus haut.


L'Armée Brancaleone raconte comment de minables voleurs ayant dépouillé le cadavre d'un chevalier renommé se trouvent en possession d'un parchemin accordant au dit chevalier le gouvernement d'une petite ville des Pouilles, ainsi que la jouissance des richesses qui l'accompagnent. N'étant pas chevaliers, ils en cherchent un qui accepterait d'endosser ce parchemin, puis de partager avec eux le butin. Leur choix se porte sur Brancaleone da Norcia, un branque qui se rêve en héros noble et lyrique. 

Co-écrit par le tandem Age & Scarpelli ainsi que par Monicelli, le scénario se plait à tendre des perches vers quelques figures de la littérature chevaleresque: Brancaleone est un Don Quichotte sans le supplément d'âme, il monte une espèce de carne jaune[2] qui renvoie à la jument de d'Artagnan, etc. Mais le film ne se contente pas de parodier un genre littéraire, puis cinématographique. Il donne aussi dans le comique absurde, trivial, grand-guignolesque (vous avez aimé le coup du canari dans Bernie? Son origine, consciente ou non, est dans l'Armée Brancaleone), en un mot c'est du grotesque parfait, un mélange entre un style habituellement noble et un traitement extrêmement frondeur. C'est sûr que ça irait plus vite de dire « comédie italienne »...

Même après avoir longuement fouillé dans une mémoire cinématographique toute relative, il est difficile de trouver un prédécesseur à ce film, une comédie médiévale déglinguée antérieure. Des successeurs oui, et à foison, en premier lieu desquels le Sacré Graal des Monty Python, qui présente d'ailleurs un nombre de similitudes assez intriguant avec le film qui nous  intéresse. Mais puisque ces derniers n'ont jamais évoqué ce film, faisons leur confiance, et arrivons-en à une conclusion plus plaisante: Monicelli et les Monty Python sont, dans cet exercice de relecture d'un genre, des sortes de cousins germains britannico-italiens. 


Une des similitudes les plus frappantes, c'est l'attention portée à la direction artistique. Il s'agit d'une comédie, ce qui sous-entend souvent qu'en dehors du scénario et de l'interprétation, on n'a pas à se soucier de grand chose. A part que si, Monicelli sait faire de chiadées images, réfléchir à la valeur de ses plans, et il porte une attention toute particulière aux costumes qui sont d'une extravagance faisant parfois songer à un Jodorowsky rigolard, rien de moins.

Ce qui est appréciable également dans ce film, c'est le fait que Monicelli est attaché au médiévalisme du contexte dans lequel il situe son récit. Il semble se demander quels films auraient été faits si le cinéma avait existé au Moyen-Âge. On ne doute pas un seul instant que lui et ses coscénaristes aient une certaine connaissance de l'art médiéval, qui nourrit la représentation. Il y a même un passage, où les personnages s'interrogent sur le sens à donner à un événement, qui ressemble beaucoup à une parodie de débat philosophique époque Renaissance. Mais toutes ces considérations nous éloignent de la force majeure de ce film, à savoir qu'est-ce qu'on se marre les aminches!


Le grand Vittorio Gassman, acteur de formation tragique, s'en donner à coeur joie en interprétant un chevalier qui se voudrait héroïque mais n'est que risible. Ses grandes envolées lyriques qui tombent à plat sont des moments de génie. En parlant de génie, il faut évoquer un personnage inoubliable, celui de Zénon, un prêtre menant ses ouailles (lépreux, meurtriers, coureurs de jupons) aux Croisades. Ce personnage est interprété par Enrico Maria Salerno, un acteur dont on aurait aimé profiter du talent comique plus souvent. Le voir glapir des cantiques d'une voix de fausset et chercher partout la main de Dieu va au-delà de l'humour, on est tellement abasourdi par sa force comique que rire ne suffit plus: c'est une révélation, voilà le mot. 


Les personnages bénéficient tous d'un même souci du détail, L'Armée Brancaleone est un exemple d'écriture, aucune place n'est laissée à la facilité. Il n'y a pas de volonté de connivence, à aucun moment on ne sent de clin d'oeil vers l'époque contemporaine. En revanche, Monicelli touche à l'universel en racontant l'histoire de ce chevalier pouilleux qui n'arrive pas à comprendre que le monde ne ressemble pas à ses romans de chevalerie. La différence entre Brancaleone et Don Quichotte, c'est qu'il manque au premier la folie du deuxième, cette folie qui permet à l'hidalgo de pervertir la réalité avec son imagination. Brancaleone est banal, il voudrait que tout le monde l'admire et le craigne, et il ne comprend pas qu'il en aille différemment. Au fond c'est un héros moderne, enfermé dans une conception rêvée du monde, croyant toujours que les choses vont tourner à son avantage par la grâce d'une tendance naturelle de l'univers à l'happy ending. La nouveauté apportée par l'Armée Brancaleone vient peut-être de ce regard critique sur la représentation cinématographique et idéalisée d'une époque, représentation faussée que Monicelli et ses coscénaristes jouent à traîner dans la boue. C'est fin, surtout quand ça se cache derrière la grossièreté et la trivialité, et par-dessus tout c'est drôle, très. Il serait donc temps de sortir l'Armée Brancaleone de l'oubli dans lequel la critique française l'a confiné[3].


P.S.: On allait presque oublier un argument massue pour la défense de ce film: Barbara Steele y fait une apparition d'environ quatre minutes. Comme tout cinéphile le sait, un film avec Barbara Steele vaut ne serait-ce que par la présence de Barbara Steele. C'est écrit dans la Bible.

P.S. bis : le grand succès du film en Italie a mené Monicelli à en réaliser une suite, Brancaleone aux croisades. S’il n’atteint pas le même niveau comique que son prédécesseur (ils ont changé d’acteur pour le rôle de Zénon, hérésie !), ce film vaut le détour pour une autre raison : sa capacité impressionnante à se rapprocher de l’état d’esprit médiéval que l’on retrouve dans la littérature ou la peinture d’époque. A un point tel qu’on se sent parfois mal à l’aise face à des scènes d’une crudité très éloignée des normes actuelles, mais qui sonnent profondément juste, foutrement moyenâgeuses.


[1] Honnêtement, si vous trouvez que Benny Hill, les Monty Python et P.G. Wodehouse pratiquent le même humour, vous serez bien aimable de nous écrire : comme disait l’autre, vous avez gagné un bilboquet.
[2] Dont le cri, entre le hennissement et le braiement, vaut le détour pour lui seul
[3] D'autant plus que ma VHS commence à se faire vieille et qu'aucune édition DVD n'existe pour l'instant…

jeudi 20 janvier 2011

Matt Berry

A propos de Matt Berry, deux ou trois choses :

De ce côté de la Manche, Matt Berry est moins connu que, disons, Thierry Lincou. C'est proprement inacceptable.

Matt Berry est anglais. Il est essentiellement acteur. Mine de rien, il a entre autres participé à plusieurs des meilleures séries de la décennie passée. On l'a vu dans Garth Marenghi's Darkplace, The Mighty Boosh, Snuff Box ou encore The IT Crowd. Excusez du peu.

A travers ces séries, il s’est façonné un personnage de pseudo-romantique arrogant et sûr de son pouvoir de séduction. Matt Berry a une capacité impressionnante à jouer ce cliché sans marquer de distance. Pas de clin d’œil vers le public pour lui dire « Je joue un crétin, mais en vrai je suis intelligent. » Il semble être dépourvu d'ego, ou alors pourvu d'un ego que le commun des mortels ne pourra commencer à déchiffrer que dans un ou deux siècles.

C’est ainsi que Matt Berry se consacre avec un masochisme admirable à se rendre ridicule en accentuant les défauts de sa silhouette (replète), de son visage (taillé dans une patate), de son regard (possiblement bovin) et de sa voix de crooner (de supermarché).

Car oui sa voix. A plusieurs reprises Matt Berry s'est amusé à pousser la chansonnette :
- quiconque a regardé Garth Marenghi's Darkplace garde un souvenir ému de « One track lover »



- Berry a composé la musique (simili post rock psychédélique) d’un opéra rock parodique sur la nativité, AD/BC, où il tenait le rôle principal : celui de l’aubergiste qui logeait les parents du petit Jésus dans son étable.

- dans Snuff Box son personnage s'exprime à plusieurs reprises en chansons, toujours écrites et composées par lui-même. Officieusement, son morceau sur le suicide est une des plus belles choses sur terre (on notera au passage que dans chacune de ces vidéos figure l'également grandiose Richard Ayoade, dont nous aurions tout autant de bien à dire).

A chaque fois il parvient à allier le comique de la chose au sérieux qu'exige la composition et l'écriture d'une chanson qui tient la route. Comme les choses sont bien faites, il s’est décidé à mettre cette capacité à l'œuvre dans un album étrangement réussi, Opium.


Album autoproduit, diffusé par ses propres moyens et aujourd'hui quasiment introuvable[1], Opium est autant le disque de Matt Berry que celui du personnage qu'il s'est créé. Il est baigné dans la lumière orangée des plages de Floride telles qu’elles étaient représentées dans les mauvaises séries américaines des années 80. Il faut imaginer un disque qu’aurait enregistré un personnage bellâtre de Santa Barbara, par exemple. Encore eut-il fallu que ce personnage fût talentueux. Heureusement pour nous, Matt Berry l’est, et Opium est un album qui mérite le détour.



Pour commencer, c’est à notre connaissance le seul album dont la première phrase évoque le décalottage[2]. Mais c'est finalement ainsi que se présente Opium, comme une sorte de long coït avec l'imagination d'un homme.


En un seul disque, Matt Berry couvre un territoire psychologique d’une grande étendue en faisant s’exprimer le latin lover de Bromham, Bedfordshire auquel il a donné naissance. Un homme capable de présenter une nuit avec une prostituée alcoolique et miteuse comme un acte d'amour véritable (« Lay your love on me »), un homme qui montre l'étendue de son romantisme en chantant en français (« Je rêve de faire l'amour à vos lapins / Le papillon est mort et elle attend » ainsi que d'autres phrases incompréhensibles dans « White Hood »), mais aussi un homme avec une sensibilité qui souffre de l'inconstance des femmes (« Love is a fool »).


Avec l'ultime morceau, « One more hit » on a le sentiment de voir ce personnage déambuler sur une plage, nœud papillon défait, au petit matin, à l'heure des vérités. Comme une prise de conscience d'un loser qui se voudrait magnifique et qui finit en quelque sorte par le devenir, par la grâce de cette assurance jamais perdue.

Voici donc un disque amusant dans le principe, et intriguant quelques secondes pour qui s'intéresse au personnage qu'est Matt Berry. Seulement voilà, il y a un élément de poids qui change la donne: le fait que même s'il s'agit de faire un disque pour rigoler, Matt Berry le fait avec sérieux. Les arrangements et structures d’ « Opium » ou de « One more hit » par exemple peuvent rendre rêveur pas mal de chanteurs sérieux. On navigue entre une musique piochant allégrement dans tout ce que le mauvais goût a pu produire, et dont le côté excessif colle à merveille au personnage, et une science du rythme et du détail propre à un musicien chevronné. Le tout savamment dosé, de sorte que jamais le côté marrant de la chose n’empiète sur sa solidité intrinsèque, et vice-versa.

C’est au fond la force de Matt Berry (et de bon nombre d’humoristes anglais, en vérité) : il est conscient que l’amusement doit être celui du public, et pas de l’amuseur. Ce dernier est là pour suer, se donner du mal, et être considéré comme un rigolo dans le dos de qui l’on tape. Un tel renoncement force le respect, surtout quand il donne lieu à de si belles réussites.
Matt Berry se prépare à remettre le couvert puisque paraîtra en mars son deuxième album, Witchazel.
Nous trépignons d’impatience et considérons désormais que l’avenir du monde passe par Matt Berry.


[1] à moins d’être prêt à se séparer d’un rein; heureusement, internet est là
[2] plus précisément : "I pull back my skin and push forward with triumphant vigour." Oh ja.

lundi 10 janvier 2011

Le Dossier 51

Autant l’admettre d’entrée de jeu : quand on porte un regard d’ensemble sur le cinéma français, on ne s’appesantit pas sur le film d’espionnage. Déjà parce que les succès publics qu’il a connus concernent essentiellement des parodies (des Barbouzes de Lautner aux OSS 117 d’Hazanavicius en passant par le diptyque du Grand blond d’Yves Robert). Mais surtout à cause d’une sorte de malentendu : il y a de grands films d’espionnage français, mais leur succès est essentiellement d’estime. Force est d'admettre par exemple qu' Espion(s), de Nicolas Saada, Les patriotes, d'Eric Rochant, La sentinelle, d'Arnaud Desplechin ou encore le trop méconnu Il faut tuer Birgit Haas, de Laurent Heynemann, ont su aborder et réinventer ce genre avec subtilité, audace et/ou profondeur, mais  sans jamais parvenir à déplacer les foules. 

Mais s’il ne fallait en choisir qu’un, tranchons net en nous penchant sur Le Dossier 51, de Michel Deville. Ce film apparaît d’abord comme un travail formel autour du thème de l'espionnage au cinéma. On pourrait s’amuser à en décortiquer chaque scène pour en tirer la substantifique moelle. On aboutirait alors à des considérations sur l’espionnage, la nature humaine et le cinéma, et ces considérations feraient à leur tour naître pléthore de nouvelles questions (ce qui est après tout le propre d’un grand film).


Mais commençons par rendre à César ce qui est à César: Le Dossier 51 est l'adaptation du roman éponyme de Gilles Perrault, construit comme une suite d'extraits de dossiers, de notes techniques, de mémos, etc. L'originalité formelle était donc déjà présente dans le matériau de départ. Cela étant, le passage à l'image d'un tel livre a du être une jolie partie de casse-tête. Que Deville a gagné, haut la main.

L'histoire du Dossier 51 pourrait se résumer ainsi : un certain Dominique Auphal, qui sera désigné par le numéro 51, est nommé à la tête de la délégation française à l’ODENS (Organisation pour le Développement des Echanges Nord-Sud). Une entité difficilement identifiable, Jupiter, charge alors une de ses branches, Mars, de recueillir toutes les informations possibles sur 51, dans le but de pouvoir contrôler ce dernier. On fait donc vite le tour de l’argument initial, et ce pour une raison simple : ce qui compte dans ce film, c’est la manière ; manière de mener cette tâche à bien, et manière de représenter cette mission. Avec cette matière de départ, Deville choisit de se débarrasser du glamour qui entoure d’ordinaire l'activité d'espionnage au cinéma afin de mieux mettre en avant la froideur et la lourdeur administrative d'une telle entreprise. 

Le film est construit comme un agencement de différents types d'images, et de mises en scène: succession de photographies, projection de films agrémentés de commentaires, comptes-rendus de missions, réunions avec différents services... Tous ces éléments ont pour point commun d'être présentés en caméra subjective, on suit les points de vue de différents agents. Deville choisit donc de nous situer du côté de celui qui agit dans l'ombre, du manipulateur qui a la conscience de ce qui arrive à 51[1]. Le spectateur a donc toujours un ou deux temps d'avance sur ce personnage central, ou du moins c'est ce qu'il est amené à penser. La réalité du film est plus complexe et Deville nous fera comprendre que l'erreur de l’entreprise menée par Mars (et celle commise par le spectateur) est de négliger le fait que derrière le numéro 51 se cache un homme et sa sensibilité, imprévisibles par nature.


Toute l'idée de Jupiter cherchant à prendre contrôle de 51 est d'apprendre à mieux le connaître, allant jusqu'à rencontrer et interroger ses proches sous divers prétextes, pensant pouvoir faire pression plus aisément sur lui en sachant ses zones d’ombres. L'intelligence dramatique du récit vient alors de ce que le spectateur a l'impression de suivre une sorte de biographie filmée construite pas à pas comme un suspense, avec des coups d'éclats, des énigmes, etc. Mais la réalisation est subtilement conçue, de sorte à nous faire comprendre que l'on ne voit jamais vraiment ce que l'on voit. Le pouvoir manipulateur des images et de leur agencement est mis à nu. Le jeu consiste par exemple à représenter des choses ou des personnes en les traitant de manière anodine, puis à montrer plus tard comment elles sont, en vérité, porteuses de sens. On ne peut dès lors plus se fier à rien de ce que l'on voit ou entend, telle pourrait être la leçon. Mais on ne se défait pas de ses habitudes de spectateur si aisément, et comme toujours au cinéma, on recommence à croire dur comme fer à ce qui est dit et montré à l'écran. Ou comment la mise en scène a la capacité de faire exister ou non ce qu'elle nous présente. 

En faisant mine de créer son personnage sous nos yeux, Perrault (qui a remporté le César du meilleur scénario pour ce film) donne l'illusion au spectateur d'être partie prenante, d'assister à une découverte en temps réel. Et comme dans un bon policier, le spectateur ne peut s'empêcher d'émettre des hypothèses sur la nature profonde de 51, sur ses vérités cachées. On a un sentiment de navigation à vue, soutenu par la réalisation anti-spectaculaire de Deville, qui parvient à effacer la structure, pourtant très solide, du récit. Qui plus est, Deville a l'intelligence de ne pas trop baliser le terrain. Ainsi il s’amuse à parsemer un récit assez sérieux de gags plus ou moins perceptibles. Ce principe apparaît par exemple lorsqu'une certaine Sarah X est recherchée. Des agents interrogent alors des personnes susceptibles de la connaître, et Deville s'amuse à faire apparaître dans son cadre une forme de "X", que ça soit via un panneau routier, un agencement de saucisses dans une vitrine, du sparadrap sur une fenêtre, ou encore (chapeau bas !) un homme habillé en polytechnicien. On n'est alors pas loin du goût pour le gag de second plan cher aux ZAZ. Mais tous ces efforts participent sans que l'on  s'en aperçoive à une démarche précise: mettre en avant l'idée d’une mise en scène (au sens manipulatoire du terme) effacée, et pourtant bien présente. 

Car c'est là le fond du film. En essayant de ne pas trop gâcher la surprise, voici ce qui arrive: un entretien avec des psychologues, scène magistrale, mène soudain les agents, et le spectateur avec eux bien sûr, à comprendre qu’ils avaient sous les yeux un trait caché mais primordial de la personnalité de 51. Et qu’ils n’ont pas su le voir. Cette scène est exemplaire dans la manière qu'elle a de revenir sur tout un ensemble de choses rencontrées au cours du film, et de leur donner un sens nouveau et inattendu. On a le sentiment que le récit est analysé devant nous, et que le film que l'on a vu et celui qui nous est  raconté sont deux choses différentes. Autrement dit, la mise en scène a joliment manipulé le spectateur. On commence alors à se demander si au-delà de cette histoire d'espionnage, Deville ne nous parle pas plutôt de cinéma. On repense à ces images que l'on a regardées, d'abord en Noir et Blanc et muettes, puis sonores, puis en couleurs, d'abords figées puis en mouvement, et l'on comprend que Deville vient de nous raconter comment le cinéma, grâce à ses évolutions techniques, a su renforcer le pouvoir d'illusion sur lequel il s'appuie. Comment de spectacle marquant une claire distance entre le spectateur et ce qui est filmé de manière purement documentaire (les prises de vue Lumière, par exemple) il est parvenu à se transformer, par la mise en scène, en une sorte d'interlocuteur privilégié donnant au spectateur le sentiment qu'une histoire lui est racontée à lui seul, et pas aux dizaines d'autres personnes présentes dans la salle. Et ce faisant, comment n'importe quel faiseur habile peut transformer des images mises en scène en réalité à laquelle on croit dur comme fer le temps d’un film ou d’un reportage. 

Une fois cette astuce révélée, on assiste à l'une des scènes les plus fascinantes du film: l'entraînement d'un agent dont l'objectif sera de tendre un piège à 51, de le mettre face à son secret, et dès lors de l'affaiblir pour le rendre plus aisément contrôlable par Jupiter. De prime abord, on voit deux agents secrets se livrant à une sorte de jeu de rôle. Puis la voix d'un psychologue fait intrusion, donnant des indications à ces agents. On comprend alors que l'on assiste purement et simplement à la répétition d'une scène, comme au théâtre. Que dans un rapport humain qui devra sembler normal à 51, il y aura une mise en scène, de lui inconnue. Voire, par extension, que dans les rapports humains en général chacun peut décider de se mettre en scène pour arriver à ses fins. Chacun peut s'élaborer un personnage, peser ses effets, travailler ses coups d'éclat, et tout cela dans le but de manipuler son monde. 

L'on se dit alors que c'est rudement cynique. Mais a-t-on déjà précisé que Perrault et Deville sont rudement intelligents? Dans un coup de théâtre d'une grande brutalité, toute la construction élaborée par le service d'espionnage est réduite à néant, pour mieux révéler son erreur: elle n'a pas pris en compte le fait qu'elle s'attaquait ici à de la matière humaine, sensible et imprévisible comme dit plus haut. Elle paye ainsi le prix d'un cynisme sur le dos duquel elle s'est amplement nourrie. On resonge alors à ces moments du film qui semblaient exister en dehors de la dramaturgie, où l'on suivait Dominique Auphal dans des instants anodins de sa vie, accompagné par la sonate pour arpeggione et piano de Schubert. On s'aperçoit que ces instants volés représentaient la liberté d'Auphal, son libre-arbitre, sa capacité à s'évader d'une prison qu'il avait édifiée lui-même. Un mensonge sur lequel il avait construit sa vie. Un mensonge qui nous rappelle que lui-même avait construit son existence comme une mise en scène. 

Un mensonge qui fait que soudain, la boucle est bouclée, et que l'on s'aperçoit que Le Dossier 51, en plus d'être un grand film d'espionnage, est un film qui nous révèle à nous mêmes comme intrinsèquement manipulateurs, et de bon gré manipulés. Face à l'ampleur du mensonge auquel nous venons d'assister, et duquel nous venons de prendre conscience, on est pris d'un vertige mélancolique. On entend alors à nouveau la musique de Schubert, et l'on s'aperçoit que Deville a réussi son coup jusqu'à la dernière seconde, en travaillant l'humain qui a assisté à sa mise en scène pour lui donner une conscience plus grande encore de ce dont il vient d'être témoin. La conclusion du récit est froide, inhumaine, mais finalement on en est déjà loin. Deville a observé le spectateur, a cherché à comprendre les mécanismes qui l'animent, puis il en a fait une marionnette. Non pas pour se moquer de sa faiblesse, mais davantage pour lui donner une leçon d'humilité, assez douloureuse au fond, mais salutaire. Pour un instant, le spectateur a cru être du bon côté du manche. Puis il a compris qu’il n’en était rien. Deville l’a placé du côté des dieux pour finalement lui faire ressentir sa faible condition humaine : il est celui qui est dirigé par de mystérieuses entités, pas celui qui dirige. Il est le semblable d’Auphal, pas de Jupiter. Il lui reste cela dit un espace de liberté, la possibilité de ne pas vouloir jouer le jeu. Mais la conclusion du film situe cette liberté dans une zone dont l’approche nécessite un degré de volonté (ou de désespoir) avancé.


C’est courageux, cette volonté de remettre en cause le cinéma au cinéma. Et puis ça fait penser. On se dit que quoi qu’il arrive, le spectateur est en quelque sorte l’exploité du spectacle cinématographique. Bien sûr, il y a l’esprit critique ; mais ce dernier cède souvent sous le poids de l’émotion : face à un film bien fait, il est plus agréable de rire ou de pleurer que de chercher à tourner le dos à ces émotions en réfléchissant à leurs mécanismes. C’est la faiblesse humaine du spectateur qui est exploitée. Il est celui qui se fait manipuler, qui se fait avoir, quelles que soient les illusions dans lesquelles il est bercé. Il va reprendre du courage ou de l’espoir en allant au cinéma, pour mieux pouvoir oublier en sortant de la salle que rien n’a changé. Il est presque à la merci du réalisateur, dont il faut dès lors espérer qu’il ne soit pas méchant bougre, et que ses intentions soient humanistes. Par l’artifice de la mise en scène, on fait aimer ou détester quelqu’un au spectateur. On lui fait croire des choses qui n’existent pas, créant ainsi des attentes qui ne seront jamais concrétisées (il faudra un jour se pencher sur le vice en action dans toute comédie romantique). On crée chez lui des comportements, en jouant sur son instinct d’imitation. On joue avec sa sensibilité, ses émotions, et au fond on ne s’y prend pas autrement pour lever une armée. 

« En résumé, que je me suis dit alors, quand j’ai vu comment ça tournait, c’est plus drôle ! C’est tout à recommencer ! » 

C’est ce à quoi s’emploient des films comme Le Dossier 51. C’est honorable.




[1] On notera au passage que les organismes secrets ici présents (Jupiter, Mars, Minerve, Esculape…) sont affublés de noms de dieux romains, comme s’ils se voyaient en divinités naturellement autorisées à contrôler les humains et à diriger les cours de leurs vies.