lundi 27 septembre 2010

Aventuras de Kirlian

C'est pendant l'été 1985 que tout commence. Il y a un garçon, Ibon Errazkin, et une fille, Teresa Iturrioz. Ce garçon et cette fille sont dans une ville, San Sebastián. Cette ville est dans un pays, l'Espagne. Ce pays est dans un état d'esprit particulier, une envie de profiter de la liberté retrouvée. Dès lors il y a des jeunes gens et des jeunes filles qui ont envie de faire ce qui les rend heureux, sans se poser plus de questions. La Movida est là, qui n'a pour lors pas encore le souffle court. C'est une belle invention que cet été 1985.

Ibon joue de la basse, Teresa aussi, et ils décident de faire de la musique ensemble, en copains, alors Ibon se met à la guitare. Rien que de très habituel. Et puis en février 1986, peut-être parce qu'il fait un peu froid à deux, ils proposent à leur copain Peru Izeta, qui a une batterie et une guitare, et à leur copine Jone Gabarain, qui a une jolie voix, de venir les rejoindre. Ils forment alors un groupe, qu'ils nomment Aventuras de Kirlian. Ce sont quatre personnes tout juste sorties de l'adolescence, qui en matière de musique ne possèdent pas de connaissances techniques particulières. Seulement quand ils trouvent une sonorité, un tempo ou des accords qui sonnent bien, ils en font des chansons, parce que c'est agréable de faire des chansons avec des copains. Entre 1986 et 1988 ils font quelques maquettes et une quinzaine de concerts ici ou là en Guipuscoa; c'est géographiquement restreint, mais les membres d'Aventuras de Kirlian ne pensent pas à ce qui viendra après. Ils font ce qui leur plaît sans se douter qu'ils sont en train d'ouvrir une voie, et qu'ils vont être la pierre fondatrice de la pop indépendante espagnole des décennies à venir.
 

Pendant l'été 1988, un dénommé Alejo Alberdi, lui-même musicien, assiste à un concert d'Aventuras de Kirlian. Il aime ce son sobre et direct, ces chansons courtes qui disent tout ce qu'elles ont à dire sans esbroufe, cette mélancolie qui point parfois à travers l'attachement à la banalité et à l'évocation de ce qu'elle a coutume de taire. Il va donc discuter avec le groupe, et peu de temps après, un contrat est signé avec DRO, un label madrilène. De cet accord naît en 1989 un mini-album composé de neuf chansons, sorte de concentré de jeunesse gravé sur vinyle, qui s'appelle Aventuras de Kirlian. La critique est plutôt emballée, mais l'album ne trouve pas à proprement parler son public. Les invendus sont détruits au bout de quelques mois et le contrat avec DRO est résilié. Tout ça a l'air très triste. Seulement, si l'album est peu écouté, il l'est par des oreilles attentives et enthousiastes qui appartiennent à ceux qui feront la musique indépendante espagnole des années suivantes, et quelque part un journaliste écrit sur un coin de page "Sonido Donosti". Nous y reviendrons.


L'album d'Aventuras de Kirlian dure une grosse vingtaine de minutes, et c'est peu dire qu'il sent l'épure. Ibon Errazkin n'ajoute presque aucun effet à sa guitare, Peru Izeta joue sur un set de batterie sans cymbales ni toms basse, la basse de Teresa Iturrioz pose un rythme qui ne varie que rarement au cours d'une chanson, et la voix de Jone Gabarain refuse tout affect. Elle se pose simplement sur la musique sans chercher à faire dire aux paroles autre chose que ce qu'elles disent déjà. 

Pour autant, leurs chansons ne sont pas ternes, elles brillent d'un éclat particulier qui ne cherche pas à tout prix à se faire voir, mais dont on ne peut plus se passer dès lors qu'on l'a découvert et aimé. Et puis derrière l'apparente simplicité, il y a tout de même une intelligence créative en mouvement, une force qui fait qu'on attend le refrain d'« Un día gris » pour pouvoir y aller de notre "Pa pa ra pa". Ou comment la simplicité des compositions a pour avantage de donner à l'auditeur l'impression qu'il peut s'immiscer dans la chanson, qu'on l'y invite. C'est l'avantage du minimalisme, il rend la musique accessible, proche, il donne le sentiment que le groupe est là, dans la même pièce que celui ou celle qui l'écoute, et qu'il joue seulement pour lui ou elle. Le génie du minimalisme, c'est de cacher derrière un dépouillement de façade une véritable chaleur humaine, une volonté de tisser des liens à travers l'objet neutre et impersonnel qu'est le disque. Aventuras de Kirlian y parvient, on a le sentiment que c'est un groupe formé de quatre membres, plus celui qui les écoute. Si vous n'avez pas envie de faire "Pa pa ra pa" , je suis un peu triste pour vous. 

L'album est très bref, mais il parvient tout de même à proposer plusieurs paysages musicaux, plusieurs ambiances, du côté psychédélique de « Víctor », où la guitare semble suivre les mouvements de l'avion en papier du personnage, à l'atmosphère presque enfantine de « Pez luna », sorte de comptine sur un animal et ses couleurs. Le rythme est souvent soutenu, ce qui colle bien avec la structure brève des chansons. On a le sentiment de se faire tirer par le bras et d'être emmené dans un bel endroit où il faut jouir de tout, et vite: on n'a plus de temps à perdre. Comme si derrière l'enthousiasme et la simplicité juvéniles des compositions il y avait déjà bien présente la conscience que tout cela n'aura qu'un temps; de là aussi, peut-être, cette mélancolie qui se cache entre les accords et entre les mots. 

Pour ce qui est du texte, c'est Teresa Iturrioz qui s'en charge, en s'inspirant de tout et de rien. Plus de rien que de tout, en fait. Sans jamais l'évoquer de front, les chansons tournent souvent autour du spleen, ce dont il ne faut pas s'étonner avec un album qui s'ouvre sur une chanson intitulée « Un día gris ». Mais cet attrait pour la banalité (la fuite de l'affect, toujours) n'est pas triste pour autant. Il est aussi la recherche de l'émotion à portée de main, des « Maravillas » qui ne payent pas de mine. L'écriture de Teresa Iturrioz fouille la simplicité pour mettre au jour le nerf des expériences ordinaires, celles situées entre l'ennui profond et l'exaltation, dans un entre deux où se cache une forme de poésie floue qui, pour être touchante, n'a besoin ni d'être déclamée à toute gorge, ni de l'accompagnement d'un orchestre symphonique. « Vider l'étang pour avoir les poissons. », professait Robert Bresson.

Ce mini-album, comme expliqué plus haut, n'a pas eu de retentissement particulier d'un point de vue commercial. Ça tombe bien, ça n'a jamais été l'ambition du groupe. Mais, à l'égal du Velvet Underground en son temps, Aventuras de Kirlian a suscité de nombreuses vocations, au point d'être à l'origine du fameux "Sonido Donosti" évoqué plus haut, une sorte de courant musical ayant pour point de départ la ville de San Sebastián1. De ce courant naîtront des groupes espagnols majeurs, comme La Buena Vida, ou encore Family (dont nous finirons d'ailleurs bien par parler ici un de ces jours). Ce Sonido Donosti a exercé une influence fondamentale sur tout ce qui s'est fait de bonne musique dans l'Espagne de fin du millénaire, même si le mouvement en lui-même n'a existé musicalement parlant que pendant une poignée d'années, avant que ses piliers ne suivent des chemins artistiquement différents.

Aventuras de Kirlian n'a pas survécu à son premier album. Ce dernier, réédité en CD en 1996, est aujourd'hui à nouveau introuvable, ce qui est assez chiatique2. Cependant, le sublissimement très chouette label espagnol Elefant Records (déjà responsable de la réédition de l'album susmentionnée) a eu la très riche idée d'éditer en 2001 différentes maquettes enregistrées par le groupe entre 1986 et 1988, dans un disque subséquemment intitulé 1986-1988. Ces chansons, plus épurées encore que celles parues sur Aventuras de Kirlian, montrent les intuitions, les envies en train de se former, et il donne un avant-goût de ce dont ces quatre personnes étaient capables, à savoir de jolies choses.

Mais, me demanderez-vous, après cette triste fin, que sont devenus nos quatre héros? Eh bien séchez vos larmes. Car si Aventuras de Kirlian a été dissolu, c'est uniquement parce que les quatre membres du groupe ont décidé de demander à un brave homme nommé Gorka Ochoa de venir s'occuper un peu de la batterie, histoire de laisser à Peru Izeta tout le loisir de prendre sa guitare et de donner un peu plus de carrure au son.
« Quel son? », serait-il légitime de demander.
On en reparle la prochaine fois.


1 Parce qu'en basque, « San Sebastián » se dit « Donostia »; je vous demande un peu!
2 Mais bon, vous connaissez la musique: sur internet, en cherchant un peu...

lundi 20 septembre 2010

J'irai au Paradis car l'Enfer Est Ici

Un journaliste vint un jour dire à Xavier Durringer qu'il considérait J'irai au paradis car l'enfer est ici comme un chef-d'œuvre. Durringer répondit que c'était bien aimable, mais que ça l'aurait été encore davantage de chanter les louanges du film lors de sa sortie, et pas dix ans après. Car voici l'injustice: J'irai au paradis car l'enfer est ici est un des meilleurs films ayant trait au gangstérisme qui soit, plus sombre, brutal, sec, choquant, mais aussi plus subtil et émouvant que bien des classiques du genre. Mais en octobre 1997, lors de sa sortie en salle, les critiques étaient aux fraises. Subséquemment le film est passé relativement inaperçu, et il n'a attiré que 32 000 spectateurs. C'est douloureux.


J'irai au paradis car l'enfer est ici est un film à plusieurs visages: film de mafia, récit semi-autobiographique, adaptation d'un pan de la vie de François d'Assise, réflexion politique et sociale... On n'en a pas encore fait le tour. Il raconte l'histoire de François, jeune gangster dont le père est un parrain du milieu. Il raconte une douloureuse prise de conscience. Il raconte une société, une époque. Il raconte bien des choses encore, et, c'est peut-être là le plus important, il le fait autrement. Car il s'agit également d'une forme de réflexion sur un certain cinéma et une mythologie. 

Dans ce qui va suivre, l'essentiel de l'intrigue va être révélée. Il serait donc préférable de voir le film avant, pour ceux qui ne l'ont pas fait. Seulement voilà, pour ce faire il faut être prêt à débourser 100 euros pour acheter une VHS d'occasion, puisque le film n'a jamais été édité en DVD. C'est injuste, oui. On nage dedans1.

Par quel bout prendre ce film? Commençons par ses défauts, ça va être rapidement plié: force est d'admettre qu'il accuse parfois quelques maladresses et un léger coup de vieux, essentiellement à cause de sa musique. Voilà. Passons aux qualités. D'abord un scénario, co-écrit par Xavier Durringer et Jean Miez, un ancien truand, qui bénéficie donc à la fois d'un oeil-témoin dénué de toute fascination pour la pègre et d'un regard cinématographique. Les acteurs ensuite, essentiellement des secondes couteaux qui méritent mieux, et parmi eux deux des acteurs les plus honteusement sous-employés du cinéma français: Gérald Laroche et Edouard Montoute. Le premier, profondément dérangeant mais aussi désarmant de naïveté en tueur semblant n'avoir que deux neurones. Le second, capable en quelques secondes de faire apparaître de l'humanité pure dans un décor qui en est complètement dépourvu. Et puis la réalisation, capable d'osciller entre un style quasi-documentaire et un sens de l'image qui fait songer à l'art religieux. Un bon scénario, de bons acteurs, une bonne réalisation... Et on est loin d'avoir fait le tour du chic de la chose.

Une des riches idées de ce film, c'est d'être construit sur un décalage entre ce qui apparaît de prime abord être son thème (le banditisme), et son décor. Tout se passe essentiellement entre la rase campagne et une petite ville sans identité, c'est là que se concentre la violence des personnages. Et c'est une idée balèze. Dans un film de gangsters classiques, la ville est un appui à la violence: la foule, le bruit, le mouvement perpétuel, l'accumulation de personnalités dans lesquelles on trouve fatalement des antagonismes, etc. Mais voilà: ici, les personnages sont souvent seuls, entre eux, et il n'y a que rarement des ponts lancés vers l'extérieur, le monde « normal » (alors que c'est là l'enjeu du film, mais ne brûlons pas les étapes). En construisant leur histoire dans ces décors, Durringer et Miez ont l'excellente idée de mettre leurs personnages et leur violence face à... rien. Et la baudruche cinématographique sur laquelle se construit si souvent l'empathie, voire l'admiration, pour le gangster de se dégonfler. Une scène exemplaire illustre cette idée: une nuit, les truands avinés roulent sur une route de campagne. Remarquant des vaches dans un pré, l'un s'arrête, sort de la voiture, et abat une des bêtes, ce dont il se montre ensuite très fier. Perdu au milieu du désert rural, cet acte révèle dans toute sa vacuité la gratuité médiocre de la violence. En mettant la neutralité incarnée (une vache) à la place d'un homme, Durringer remet en perspective bien des scènes de meurtres vues dans bien des films, où la même gratuité est à l'action, mais où elle choque moins car le réalisateur ne prend pas forcément la peine de réfléchir au sens profond de ce qu'il filme. Et la campagne environnante ne peut renvoyer aucun écho à la violence qui se déroule sous les yeux du spectateur. Elle laisse le personnage seul avec ses actes. La nature, et le vide apparent qui la caractérise, fait alors office de microscope. Aucun voile ne pourra être posé sur ce que font les personnages du film, ils seront montrés dans leur nudité, sans affèterie. 

Car c'est là un des autres coups de génie du film: être une mise au point avec la pègre au cinéma, et avec la mafia en général. Qu'il soit présentée sous son bon jour ou son mauvais, le crime organisé jouit en général au cinéma d'un aura particulier, il est rendu glamour. Chez Durringer, rien de tel. Les mafieux apparaissent dans toute leur petitesse: égaux de chasseurs bourrins quand ils comparent les mérites de leurs armes, semblables à de minables VRPs lorsqu'ils se retrouvent dans une boîte de nuit (la gourmette en moins, le pistolet en plus), adolescents grandes gueules quand ils jouent les truands gouailleurs, etc. Arrêtons-nous sur ce dernier point. Dans le cinéma français, la tradition a très souvent rattaché pègre et argot. Au départ il s'agissait un souci de vérisme (qu'on retrouve dès Pépé le Moko (1938) par exemple, peut-être même avant), puis ce trait a été admis comme une norme et utilisé jusqu'à l'épuisement, avant que Michel Audiard ne réinvente cet état de fait en le parodiant, lui donnant du même coup (et peut-être involontairement) un second souffle. Ce langage fleuri a été constitutif de la figure du gangster dans le cinéma français, tout comme le « fuck » à outrance et l'italianité l'ont été d'icelle dans le cinéma américain. L'argot transporte en général avec lui l'idée d'un langage d'homme, et une capacité à dominer son monde par l'agressivité du verbe. Mais Durringer met fin à cet état de fait en retirant tout pouvoir au langage argotique; les truands de son film utilisent l'argot ou des expressions alambiquées, mais cela n'a aucun effet comique, ni aucune incidence sur l'autorité qu'ils cherchent à affirmer ainsi. Ils s'interpellent, s'insultent, cherchent à se ridiculiser mutuellement par des expressions humiliantes, mais c'est un échec constant, et rien n'a lieu, rien ne bouge. Une fois de plus, la vacuité de ce comportement se révèle à nous: il ne sert à rien à ces truands de chercher à être créatifs dans leur manière de parler, puisqu'ils n'auront jamais d'impact sur le monde qu'en exerçant leur violence sur lui; c'est tout ce que leur intellect limité leur permet. Mais surtout, par le biais du langage, c'est à la figure du gangster que Durringer et Miez réfléchissent. 

Il apparaît rapidement dans le film que ces hommes jouent les durs, qu'ils espèrent affirmer leur virilité grâce à leur violence (physique, morale, verbale), mais que tout cela n'est qu'un vernis. Chez Durringer, les gangsters sont profondément puérils: dans leur incapacité à contrôler leur violence, dans leur attitude va-de-la-gueule, mais surtout dans leur incapacité à s'affirmer dès lors qu'ils sont face à une femme. Ils mettent bien sûr en avant leur prétendue virilité, qui est démentie très régulièrement via la misère affective et sexuelle dans laquelle ils se trouvent. Mais surtout, cette virilité est démentie par le fait qu'il est clairement montré qu'humainement, les gangsters sont pré-pubères, et craintifs de la femme (en ce qu'elle représente pour eux la mère). Il faut voir Rufin, présenté comme le tueur le plus violent et insensible de la bande, se liquéfier de peur dès lors que la femme d'un de ses comparses refuse ses avances et menace de manière moqueuse de tout raconter à son mari. Et il faut voir le même Rufin parler le plus naïvement du monde de son entrée au paradis, dont il ne doute pas un seul instant, révélant ainsi une inconscience absolue quant à la portée de ses actes. Et quand à cette scène succède en voix off la lecture d'un passage de la bible affirmant que « Quiconque n'acceptera pas le royaume de Dieu comme un petit enfant n'y entrera point. », on comprend que malgré la violence du portrait fait de ces personnages, il y a aussi en présence l'envie de les voir se racheter, comprendre leurs erreurs. Les gangsters sont présentés comme des êtres mal finis, indignes de quelque sorte d'admiration que ce soit, mais aimables en ce qu'ils ne sont au fond que des petits garçons perdus, qui n'ont pas eu de chance et ne doivent leur survie dans ce monde qu'à la culture de ce qu'il y a de plus mauvais en eux. Car à travers ces personnages c'est surtout un système d'ensemble qui est visé, le crime organisé. 


Faisons ici un petit aparté pour nous interroger sur la représentation dudit crime organisé à laquelle a donné naissance le cinéma américain. Quand on parle de films sur la mafia, quelques grands titres nous viennent automatiquement à l'esprit: les Affranchis, Scarface, ou encore la trilogie du Parrain. Seulement voilà, ces films ont construit des mythologies en refusant obstinément de remettre en cause le mode de vie expérimenté par leurs personnages. Les rédemptions, quand rédemption il y a, ne sont jamais émouvantes dans ces films, car elles semblent constamment consenties du bout du lèvres puisque la vie des mafieux apparaît toujours comme étant enviable (ce qui n'est précisément jamais le cas dans J'irai au paradis car l'enfer est ici). Dans ces films, le sort de l'exploiteur est préférable à celui de l'exploité, quels que soient les enjeux. La richesse, la possession sont des fins en soi dont l'importance est supérieure à toute forme d'éthique. Et dans le cinéma issu du pays du capitalisme, ce combat n'est pas remis en cause, même s'il est mené à mauvais escient. C'est ainsi que lorsqu'il réalisait le Parrain, Francis Ford Coppola avait sur le plateau de tournage un conseiller qui était membre de la mafia, officiellement chargé de veiller sur l'aspect vériste de ce qui était montré, mais qui faisait surtout attention à ce que Coppola ne salisse pas trop l'image du milieu. Tout ça devait rester joli, donner du rêve, et surtout le spectateur devait se sentir du côté de celui qui exploite, oubliant ainsi qu'en sortant de la salle de cinéma il redeviendrait celui qui est exploité. Pendant ce temps-là, des réalisateurs comme Giuseppe Ferrara (100 jours à Palerme), ou, plus proche de nous, Matteo Garrone (Gomorrah), réalisateurs qui savent, eux, de quoi "mafia "est le nom, luttent contre la corruption et l'exploitation de pans entiers d'une société et d'une population. Ils le font au péril de leur vie (voir l'éternelle fuite à laquelle est désormais condamné Roberto Saviano), tandis que les réalisateurs des films américains nommés plus haut peuvent continuer à dormir sur leurs deux oreilles: ce n'est pas leur travail qui remettra ce système inique en cause, aucun mal ne leur sera fait. Fin de l'aparté.

L'intelligence de J'irai au paradis car l'enfer est ici, c'est précisément de ne pas chercher à enjoliver ce qu'est le crime organisé, et de le juger d'un point de vue politique. Les films évoqués plus haut ont été produit par un système où le capitalisme est la norme, et où la remise en cause d'un tel fonctionnement est suspecte. Le « milieu » tel qu'il est montré dans le film de Durringer se révèle peu à peu pour ce qu'il est: une excroissance du système capitaliste officiel, partie immergée de l'iceberg, une sorte de vaste entreprise où ce qui compte demeure le profit, quel que soit le prix à payer ou à faire payer pour l'atteindre. Le code de l'honneur, souvent mis en avant dans les films de gangsters pour créer l'illusion, est ici complètement absent, tout comme il l'est dans le monde de la libre entreprise. Quand, pour augmenter ses bénéfices, le père de François s'allie à ceux qui avaient entrepris de tuer tous les membres de son clan pour prendre le pouvoir, François se révolte, et reçoit comme réponse « Tes états d'âme nous coûtent cher. » Réponse que pourrait recevoir un DRH rechignant à appliquer un plan social, par exemple. En mettant la lumière sur les similarités entre le crime organisé et un système économique établi, Durringer et Miez tournent le dos à la représentation glamour de la mafia, en lui retirant le côté anarcho-libertaire que lui apportait son statut hors-la-loi. Impossible de voir les truands comme des Robins de bois, ils ne sont que des sangsues qui se nourrissent de la misère de notre monde. A travers la révolte du personnage de François contre un milieu duquel il se sent de plus en plus exclu (du fait de ses fameux états d'âme), c'est le malaise de bien des citoyens que raconte Durringer, donnant à son film une solide dimension sociale. Et c'est de cette dimension sociale que va naître ce qui apportera finalement l'émotion au film.

En effet, il était annoncé au début de cet article interminable que J'irai au paradis car l'enfer est ici est également une variation sur la vie de François d'Assise. Jusqu'ici on a peu évoqué cet aspect, et pourtant c'est ce biais qui offre une lecture différente de ce film et le fait sortir de la catégorie du film noir dans laquelle on l'a d'abord rangé pour entrer dans celle du film lumineux (cette catégorie n'existe pas officiellement, inventons-la). François d'Assise était fils de riches marchands; après avoir vécu une jeunesse dissolue et été obnubilé par l'idée de devenir noble, titre qu'il espérait acquérir par des faits d'armes, il a connu une révélation, a renié son père (et avec lui son milieu social) et s'est dépouillé de tout pour vivre dans la pauvreté. J'irai au paradis car l'enfer est ici ne raconte, à quelques mises au goût du jour près, rien d'autre. Sur l'affiche, on voit certes un personnage avec un pistolet, mais l'image montre surtout François tentant de retenir le bras armé de Rufin. La nuance est là. Toute la subtile description du milieu évoquée plus haut, le désert géographique et humain dans lequel sont placés les personnages, la description sans concession d'un monde corrompu, tout mène vers la révélation spirituelle vécue par François. Dans la scène bascule du film, il se trouve face à son père et aux anciens ennemis de ce dernier, assis à une même table. François décide alors de ne plus rien lui devoir. Il enlève tous ses vêtements et les jette à la face de son père, qu'il renie ensuite. De manière assez subtile, cette scène est en fait l'équivalent d'une prise d'habit. C'est un homme qui renonce à tout bien matériel, à un monde où la possession est signe de corruption de l'âme, active (exploitation) ou passive (acceptation d'un système injuste). Le personnage a connu l'enfer et il choisit de lui tourner le dos. On comprend alors que le titre, qui peut sembler tape-à-l'oeil de prime abord, n'a pas été choisi à la légère, et qu'à l'égal de chaque élément constitutif de ce film, il fait sens. Le renoncement est ici une alternative. Mais à l'égal du reste du film, rien n'est enjolivé, François ne devient pas soudain la crème des chics types. Jusqu'à la scène finale il reste un petit crétin qui semble avoir été choisi par un autre mode de vie, et pas l'inverse. Il continue à porter sur le monde un regard d'enfant gâté avant de connaître la rédemption d'une manière belle et crue, lors d'une dernière scène éblouissante où il choisit de prendre sur lui et de mettre à proprement parler les mains dans la merde pour pouvoir renouer avec l'humanité et se purifier enfin.

On comprend alors que le film dans son ensemble, et dans tout son cheminement tortueux, ne tendait en fait que vers ce point-là, vers la lumière qui ressort de ces images finales. Si le film n'a pas eu grand retentissement, c'est peut-être justement parce qu'il ne se donne pas d'entrée de jeu, qu'il ne se laisse pas classifier (certains ont quand même réussi à le décrire comme une « Comédie dramatique », beau boulot les gars). Il faut accepter de se laisser prendre par la main (« plaquer contre un mur » serait une expression plus appropriée au vu de la noirceur initiale du film), d'être mis en contact avec la violence dans ce qu'elle a de plus écœurant, pour ensuite prendre conscience de la véritable portée du récit, et accueillir enfin l'émotion comme une véritable amie qui nous sort de ce cloaque magistral.



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1Cela étant, à ce qu'il paraît, en tapant le titre du film et "dvdrip"  dans un moteur de recherche, la lumière se fait. Du moins c'est ce qui se murmure dans l'arrière-salle sombre et enfumée du tripot de Macao où je me trouve en ce moment même.

lundi 13 septembre 2010

Di Maggio

Tout commence par une simple interrogation: pour quelles obscures raisons écouté-je encore l'unique album de Di Maggio, paru il y a bientôt dix ans? Qu'est-ce qui fait qu'à chaque nouveau printemps me reprend l'envie d'aller me balader avec ces 11 chansons dans les oreilles? Et pourquoi diable ai-je passé tant de temps en quête d'informations sur la suite de l'aventure? Parce qu’après tout, ce disque n'est pas parfait, loin s'en faut, seulement voilà: il suffit que je repenche une oreille dessus pour être emballé comme au premier jour, et c'est une belle chose que cela.



Réglons d'entrée de jeu la question du successeur de ce disque: il n'y en aura pas. Di Maggio s'est séparé relativement peu de temps après la sortie de leur album, pour des raisons floues (conflits internes selon certains, débuts de la crise du disque et intérêts divergents selon d'autres). Depuis Cyril Ximenes a composé la bande originale du film « Pas douce » (de Jeanne Waltz) ainsi que des musiques de publicité, et on n'a pas de nouvelles musicales de Franck Mallauran (qui semble cela dit créer sur plusieurs fronts).


Maintenant que nous avons commencé par la fin, revenons au début. L'album éponyme de Di Maggio est la concrétisation d'une longue complicité (quinze ans d'amitié, presque cinq de travail sur ce disque) entre les deux membres du groupe, Cyril Ximenes et Franck Mallauran, donc. Pour schématiser, le premier s'occupe de la musique, le deuxième des textes. La sortie de l'album, au printemps 2001, ne passe pas inaperçue. Des morceaux sont programmés à la radio (Nova et France Inter notamment) et des grands quotidiens et hebdomadaires (Libération et les Inrockuptibles, entre autres) y vont de leur éloge. Ces articles disent sensiblement la même chose: le groupe est marseillais, le chanteur écrit ses paroles sous forme de cut-up (ou collage), on pense à Bashung quand on écoute le disque, à Gainsbourg quand on les voit sur scènes (bicoze le chanteur a les oreilles décollées; ça c'est du journalisme de pointe). Bref, ça semble plutôt bien parti. Pourtant, force est de constater qu'aujourd'hui Di Maggio n'évoque pas grand chose au commun des mortels. Et c'est triste. Ô combien.


La musique de Di Maggio est un heureux mariage polygame entre l'électro et plein d'autres styles, entre le sampling et un quintet à cordes, entre une fascination pour le gangstérisme et un intérêt poussé pour les choses du coeur, entre la tristesse et la joie, la violence et la douceur, entre la métacarpe et le surlapin en somme. S'y côtoient une sorte de complexité dans les multiples attentions minuscules qui fourmillent çà et là (il m'a fallu plusieurs écoutes pour comprendre que dans « La fille » ce vieux grigou d'Alexandre Varlet prenait à un moment la place du chanteur) et une simplicité parfois telle qu'elle en devient audacieuse (cette guitare qui, dans « Madame X » s'amuse à jouer une même note de manière répétitive, là encore sans qu'on s'aperçoive de la légèreté de la chose, parce que ça sonne bien). Il en faut encore, de l'audace, pour chanter "Madame X et moi, quand nous étions tous nus, je décorais sa crèche, j'y posais mon Jésus". Di Maggio vérifie ainsi à plusieurs reprises l'affirmation de Bertrand Bonello (dans « De la guerre ») selon laquelle la recherche du  beau passe nécessairement par la prise de risque. Au fond, Di Maggio semble se moquer de ce qui se fait et ne se fait pas, et cette liberté leur a réussi. Combien de groupes électro-rock (grosso modo) reprendraient une chanson de Trenet? Di Maggio le fait sans se poser de question, et réinvente « Que reste-t-il de nos amours? » de belle manière.

Il serait par trop fastidieux de faire l'éloge de chaque morceau. Pourtant il y aurait beaucoup à dire sur l'ouverture toute en douleur de l'album (« Mes objectifs »); sur le dyptique « Nana Toshiko »/ »Anita Bororo », où les cordes sont utilisés avec une grande sagesse, ici en pizzicati pour évoquer la froideur de la société japonaise, là avec emphase pour accompagner l'exaltation d'une cavale amoureuse sud-américaine (au point que l'on songe à l' outrageusement bon « Archi-Cordes » de Michel Legrand); sur la violence musicale et textuelle du « Braquage », ou encore sur la transformation du « Séchoir » (à cheveux) en objet culte de la mythologie amoureuse.

Mais arrêtons nous sur les deux principaux morceaux de bravoure qui font que cet album méritait bien mieux que le sort négligent qui lui a été réservé par le public:
« Madame X », déjà évoquée plus haut, ressemble à une tragédie de poche. En quatre minutes un personnage passe de la terre au paradis, puis à l'enfer, accompagné par deux notes d'une contrebasse qui semble sans cesse trébucher avant de pouvoir enfin se libérer, quand sur les accords lents des violons se greffent  une guitare agressive et une trompette criarde. Après écoute, on peut rester hanté par ces violons aériens, ou admiratif du subtil dialogue de guitares qui s'installe pour un instant. 

Et puis il y a « Nova Mars », qui nous donne envie d'utiliser le mot "miraculeux". Si l'ouverture de l'album se fait dans l'obscurité, sa fermeture est lumineuse en diable. Une question se pose: pourquoi cette chanson ne s'est-elle pas instantanément transformée en tube de l'été 2001?[1] « Nova Mars » est une invitation à la respiration, la légèreté, la plénitude, la sieste potentiellement crapuleuse, et tout ce genre de choses qui donnent envie d'être content. Il y a au fond peu de chansons profondément heureuses qui valent le détour, on a tôt fait de tomber dans la facilité, la crétinerie ou le miel au saindoux. « Nova Mars » se risque sur ce terrain, et en sort triomphante.

Après la sortie de l'album Di Maggio a fait une tournée[2]. En 2002 le groupe a composé la musique du film (profondément marseillais) « Total Kheops », d'Alain Bévérini. Et voilà tout. "La fin de notre bringue", prédisait « Mes objectifs ».

Le bon côté des choses, c'est que Di Maggio n'est pas non plus absolument maudit. On peut donc, si l'envie nous en prend, rattraper le temps perdu en écoutant leur album sur deezer ou musicme, voire l'acheter pour une demi-bouchée de pain sur amazon, prolongeant ainsi l’été comme on pourra. C'est rien chouette.


[1] "Parce que la même année il y avait l'hymne des lofteurs", nous répond la voix du peuple.
[2] D'aucuns disaient que c'était très jazz, d'autres que les morceaux étaient interprétés comme sur l'album ; nous voilà dès lors bien embêtés par ces témoignages discordants qui nous empêchent de mettre la chose au clair.

Préambule

Car oui, un préambule. C'est le genre de chose qui se fait.

Notre société est en train de crever par manque de lignes éditoriales claires. Nous avançons dans le brouillard, la confusion, nous avons perdu la lumière et nous finissons par prendre le premier barbu à cheveux longs venu pour un prophète (car oui, tenez vous le pour dit, ce blog est et restera fermement anti-raëlien). Or donc, qu'il soit ici clairement établi que l'ensemble de ce qui va viendre repose sur un concept en béton armé. Un concept tellement fort qu'il nécessite à l'aise un changement de paragraphe.

Dont acte. Ce blog aura donc pour principe de parler de choses estimables, mais malheureusement trop souvent ignorées, voire dénigrées par manque d'attention. Par "choses" nous entendons, le plus souvent, "créations culturelles" - on essayera ici de ne pas parler d'art à tout bout de champ, ça fait longtemps que l'art est mort, alors s'il vous plaît merci. Combien de belles créations ont été oubliées, sont nées au mauvais endroit au mauvais moment, ou sont tombées entre de mauvaises mains? Beaucoup trop, en vérité. Nous montons donc sur notre blanc destrier pour réparer ces multiples affronts. Ça va charcler, autant vous  prévenir. Mais dans la gentillesse.

Suivant le conseil des Field Mice, auxquels nous devons le nom de ce blog, nous allons faire des bisous et nous réconcilier (et avec nous l'humanité entière). Nous réconcilier, bien évidemment, avec celles et ceux qui ont été injustement traités. Mais nous réconcilier aussi avec notre conscience, cette conscience qui, quand elle est mauvaise, nous réveille en pleine nuit en nous disant "Qu'as-tu fait pour la défense du Beau aujourd'hui?".

Nous avons fait un blog.

Bienvenue.

The Field Mice - Let's Kiss and Make Up
tilidom.com