mercredi 13 avril 2016

Andrea Arnold - les Hauts de Hurlevent


Un mur avec d'anciens dessins d'enfants dessus. Un jeune homme blessé au front titube, respire fort, se jette contre ce mur; il ne peut pas le détruire, mais il a l'air de vouloir se faire mal. Et il se fait mal. Sans doute il avait déjà mal avant. Il tombe et il pleure. Dehors le vent secoue les branches nues d'un arbre, et l'une d'entre elles vient taper le carreau de la fenêtre avec un rythme régulier. Suivant ce rythme, le jeune homme cogne sa tête contre le plancher. La poussière qu'il a remuée flotte dans l'air et dans la lumière froide. Pas un seul mot.
Il y a comme ça des scènes d'ouverture qui imposent sans effort apparent les règles du jeu à venir. 
 
Pour ceux qui ont manqué le début : les Hauts de Hurlevent est adapté du roman du même titre d'Emily Brontë et raconte la rencontre, l'apprivoisement mutuel, et la relation contrariée entre Heathcliff, jeune garçon a priori abandonné et recueilli par un agriculteur anglais, et Catherine, la fille de ce dernier.
On pourrait prendre le temps de contextualiser ce film, parler du nombre de réalisateurs qui ont été annoncés pour cette énième adaptation sans que rien ne se concrétise (et pourtant Michael Mann dans la lande désolée ça aurait pu être chouette) et des trois quarts d'Hollywood un temps pressentis pour les rôles principaux, etc. Ce qui importe c'est que le projet a fini par arriver à Andrea Arnold et c'est une grande chance pour nous. Elle reprend le scénario et choisit d'imposer des acteurs presque tous débutants, et ayant le même âge que les personnages du roman, mais surtout elle prend des distances considérables avec les conventions de l'adaptation (d'un) classique littéraire. Et c'est là que ça devient intéressant.


Parce que le problème des adaptations habituelles c'est justement qu'elles sont littéraires, alors que c'est de cinéma qu'il s'agit. Et ça Andrea Arnold le perçoit parfaitement. Dès lors on se méprendrait si l'on faisait trop de cas de certaines libertés pourtant significatives prises à l'égard du texte d'origine, comme celle de faire d'Heathcliff un jeune homme noir par exemple ; de manière générale on ferait fausse route en s'attachant trop à la question de la fidélité à l’œuvre d'origine. Ce qui compte c'est le matériau brut qu'elle apporte et l'écho que trouve en elle la sensibilité de la réalisatrice. Andrea Arnold n'est pas intéressée par le pittoresque, par les costumes, par la langue du XIXème siècle (qui n'a pas sa place ici; on a rarement aussi souvent entendu « fuck you, cunt » dans un film en costumes, et bizarrement ça sonne infiniment juste). En revanche elle semble toute entière tournée vers l'expression de sentiments et de vérités qui sont au cœur de sa vision des Hauts de Hurlevent.

Vérités sociales notamment, sur lesquelles ont ne s'étendra pas trop parce que même si elles sont d'une pertinence remarquable elles ne sont pas le cœur du film. Relevons tout de même une idée forte: sans s’appesantir sur ce point, Andrea Arnold reste consciente que le choix d'acteurs noirs pour interpréter Heathcliff à deux âges de sa vie ouvre immédiatement la porte à une lecture post-coloniale de certains points du film (lecture nourrie par une scène de baptême forcé d'une violence symbolique infiniment plus forte que bien des discours). Mais au-delà de cette lecture, elle met admirablement en scène le cercle vicieux dans lequel s'inscrit la brutalité de rapports de force où le pouvoir détenu par le dominant est avant tout celui de façonner les autres – souvent par la violence. Les tordre, les briser s'il le faut pour qu'ils finissent par se soumettre ou par réagir avec l'agressivité de l'animal acculé; le détenteur du pouvoir peut alors invoquer la légitimité de la force en disant "Eh mon Dieu, les choses étant ce qu'elles sont, il faut ce qu'il faut..." Ce travail de sape ayant la violence comme origine et comme finalité est remarquablement représenté par Andrea Arnold et sa co-scénariste Olivia Hetreed. D'autre part l'esthétique du film (format 4/3 et caméra à l'épaule) applique les codes visuels du cinéma social à un film d'époque, ce qui crée une sorte de conflit stylistique très intéressant sans jamais vider le film de sa substance ni le détourner de ce qui est son véritable objet.


Car ce qui fait de cette version des Hauts de Hurlevent une expérience véritablement marquante s'ancre beaucoup plus dans la chair de l'humain, et ce grâce à un détail fondamental et fondateur : quand Heathcliff rejoint sa famille "d'adoption", il ne parle pas un mot de leur langue. Dès lors ses rapports premiers aux autres, et à Catherine en particulier, passeront par autre chose que le langage. De la sorte Andrea Arnold évacue immédiatement le côté littéraire de l'adaptation. Il y a peu de mots dans ce film, presque pas de vérités dites ; mais il y a des vérités habitées, incarnées, parce qu'Andrea Arnold n'est pas la dernière des cinéastes. Exemple: Catherine et Heathcliff se baladent à dos de cheval. C'est le premier contact apaisé entre eux, et aussi la naissance d'un désir suggéré de manière purement formelle: on entend la respiration profonde d'Heathcliff qui se superpose à l'image de la chevelure de Catherine qui flotte au vent et vient lui frôler le visage. Arrive un plan de la main d'Heathcliff qui, avec beaucoup de douceur, caresse lentement le flanc du cheval, suivi d'un raccord où la crinière du cheval vient faire écho à la chevelure de Catherine. Ça s'appelle le cinéma, c'est un art de l'image en mouvement qui finit par créer un langage où les mots sont superflus. Et l'intelligence du récit ici mis en scène est justement dans un premier temps de tenir le langage à distance. Première conséquence: il ne reste que du cinéma. Deuxième conséquence, et c'est là que ça devient fascinant: rien ne se règle par les mots.


Or ce qui est au cœur des Hauts de Hurlevent d'Andrea Arnold, c'est le désir. Au cinéma on est habitué à voir le désir s'accomplir en étant verbalisé et/ou assouvi. Ici, pour les raisons évoquées plus haut, les sentiments entre Catherine et Heathcliff sont coupés de toute base discursive; restent alors les élans, qui dans un premier temps ne disent pas leur nom parce qu'ils ne le connaissent pas (dans la première partie du film les personnages sont tout juste sortis de l'enfance), et qui dès lors se traduisent de manière purement physique.
A quoi ça ressemble alors vraiment, le désir? Quand ça ne sert pas à faire des déclarations, quand il ne reste que l'influx, la pulsion inexpliquée, à quoi ça ressemble? Andrea Arnold répond: à de la violence. C'est physique, ça trouble la respiration, ça raidit les muscles, ça rend fou... On veut le bien de l'autre, on veut son propre bien, les limites des deux sont parfois mal dessinées et ça fait comme une guerre à l'intérieur. On boit le sang de l'autre pour l'aider à guérir de ses blessures. C'est animal.


Les décors du film sont essentiellement froids, humides, embrumés, et dans ce cadre glacial se développent chez les personnages des élans incendiaires qui éclatent et provoquent de véritables ondes de choc que des mots ne sauraient ni traduire ni expliquer1. On reste parfois profondément troublé face à ces images où le corps suit sa vérité, qui est peut-être celle de l'âme aussi, mais qui tient quoi qu'il en soit tout langage, et donc toute justification, à distance. Troublé on est tout entier face à cette histoire de deux personnages qui s'aiment tellement contre tout qu'ils ne parviennent à se le montrer qu'en se faisant souffrir, mutuellement et eux-mêmes. Qui sont tellement dépassés par ce qui se trame en et entre eux qu'ils ne peuvent que se (dé)battre et se cogner contre ce qui les rend vivants. C'est la chair, l'âme et le cœur dans ce qu'ils ont de plus impénétrable qui se montrent alors à nous, et grâce à Andrea Arnold c'est d'une beauté dévastatrice.





____________________________________________
1« absence des facultés descriptives ou instructives », comme disait l'autre.