mercredi 9 mars 2016

Cinq fois Pierre Vassiliu

Voilà que le printemps approche et que l'envie nous vient de nous balader parmi quelques chansons de Pierre Vassiliu. Faute de véritables rééditions, on ne peut pas vraiment prendre l'entière mesure de la richesse de sa discographie (car passer d'un morceau à un autre sur youtube n'est pas satisfaisant, eh non, déso). Mais quand même, ce qu'on en perçoit ici et là confirme si besoin en était (et il n'en était pas, même si pour beaucoup trop Vassiliu reste l'homme du seul tube « Qui c'est celui-là ? ») qu'il y a là-dedans bien des choses délectables à aller pêcher.



En commençant par un morceau remontant à 1969, époque où Vassiliu jouit déjà d'un succès certain pour ses chansons comiques. Tout part d'une rencontre avec le Trio Camara, collectif brésilien de samba-jazz composé de Fernando Martins, Edson Lobo et Nelson Serra et défendu par le label Saravah. Séduits par la musique du trio, Pierre Vassiliu et Nicole Croisille décident de créer le groupes les Masques pour enregistrer un album (très très recommandable) en sa compagnie. Sur le morceau « Initiation » (aussi intitulé « Invitation » à l'arrière de la pochette de l'album) Pierre Vassiliu vient donc donner de la voix en solo (le reste du temps les chansons sont travail collectif et mélange des voix), et fait preuve d'une capacité à se fondre dans un style musical aux antipodes de celui qu'on lui connaît jusqu'alors. Passant du français au portugais du Brésil, il révèle que celui qu'on peut prendre à l'époque pour une sorte de chanteur post-comique troupier (parce que bon, « La femme du sergent » ou « La foire aux boudins », aussi...) possède en fait un registre et un imaginaire bien plus vastes que ce que l'on aurait pu imaginer. Il vient ici contester à Pierre Barouh le titre de Français le plus brésilien de France et tord dès alors le cou à cette image de représentant d'une sorte d'esprit franchouillard dans lequel on persiste pourtant aujourd'hui encore à le cantonner. 


Dans « J'aime pas l'hiver », extrait de l'album Amour amitié (où il semble pour la première fois laisser vraiment libre cours à toutes les facettes de sa sensibilité), on trouve encore une sorte de tonalité brésilienne, une manière de ne pas parvenir à chanter l'hiver sans y inviter une forme de saudade de l'été. Musique d'accompagnement très simple en deux temps - le premier franc et grave, l'autre un peu cassé - un oiseau au vol de guingois dont le ventre blanc se détache sur le gris du ciel. C'est doucement mélancolique et c'est beau. Sur cet air, des paroles parfois fort inspirées.

"En hiver,
on trouve le temps de penser à tout...
Et c'est dommage car d'une seul coup
on s'aperçoit que tout va de travers
(ça me fait pareil, quand je bois trop de bière.)"

Qui dit mieux pour exprimer cette sorte de léger mal-être à peine plus profond que la peau, mais qui demeure? Le tout sur une sorte d'oscillation entre le parlé et le chanté qui donne une vraie intimité à cette chanson d'allure humble, un mélange de tendresse et de mélancolie qui en fait une sorte d'instantané simple mais très précis et très juste du spleen hivernal. Et une des plus belles chansons de la fin des années 60, n'ayons pas peur des mots.


1974, « Qui c'est celui-là? », succès mentionné plus haut. Mais deux-trois morceaux plus tard sur le même album se pose « Film », une sorte de chanson extra-terrestre. Écrite par Marie Vassiliu (a priori l'épouse de), elle révèle une parolière dotée d'un regard et d'un style rares. Ce récit d'errance partant d'une vague envie de baiser pour aboutir à une évocation habitée et désabusée de Paris la grise et la désespérée offre un cheminement à travers les tonalités et les émotions qui impressionne, bien aidé par une inspiration musicale franchement pas dégueulasse entre la discrétion d'une basse rudement souple et cette putain d'idée de choisir comme motif musical de base une sempiternelle phrase répétée par des chœurs qui martèlent "Je cherche encore une fille qui voudrait bien de moi ce soir un quart d'heure", comme pour incarner au mieux ce qui parfois se trame et obsède en-dedans et pousse le narrateur de ce morceau à chercher une chaleur, peu importe laquelle, avant de voir ses élans arrêtés nets devant la beauté et la tristesse. Il reste alors avec sa lassitude et sa mélancolie (si on n'avait pas peur du poncif on parlerait de texte pré-houellebecquien, tiens), mais aussi et malgré tout avec une sorte de fond d'espoir qui demeure. Le morceau file alors avec la musique seule et l'intrusion progressive de ce qui ressemble à une note de guitare électrique tenue en permanence pour donner une sorte d'ouverture tremblée et pleine d'écho qui évoque aussi bien l'enfermement dans un tunnel qu'une éventuelle aspiration vers le haut, ou ce que vous voulez d'autre. Et puis des chœurs qui achèvent de faire basculer ce morceau du côté de quelque chose qui tient à une sorte de sublime en jean-baskets incarné dans de la viande qui bat. On sort de là avec la certitude que « Film » fait partie des la famille des pièces maîtresses ignorées de la chanson française. Mais son heure viendra, il ne peut pas en être autrement.


La même année, un EP avec dessus « En vadrouille à Montpellier », où l'on retrouve une fois encore Marie Vassiliu à l'écriture, pour évoquer une danse ouvertement tournée vers l'érotisme et tendue vers le coït. Mais il y a à nouveau une qualité d'écriture là-dedans et un sens de la musique et des arrangements qui fait de ce morceau autre chose qu'une sorte de vague incarnation du goût pour une danse de cul chaloupé apparu dans la musique populaire des années 701. Et puis l'écriture, encore et toujours inspirée:
"Incrustée et collée,
consciemment tu t'écroules.
Je trouve que c'est bien."
Ce "je trouve que c'est bien" sort de nulle part et agit comme une sorte de pas de côté qui vient illustrer le souci de donner une dimension autre à ce récit qui, sinon, aurait pu sembler n'être qu'une sorte de fantasme de quadra qui lève une petite dans une boîte de la Riviera (non sans finir son cognac d'abord, art du détail remarquable). Ce morceau est une sorte de pendant lumineux (mais aux lumières rouges, vertes et bleues des pistes de danse) et moite de « Film »: cette fois le désir s'accomplit et se vit comme une vague de fond qui submerge tout dans une grande douceur. Autre morceau hors-norme, moins troublant que le précédent mais pas moins inspiré et rudement bien gaulé d'un point de vue musical.



Et puis en face B de ce même EP, « Il était tard ce samedi soir ». Et alors deux choses ici: d'une part un délire assez jouissif racontant une sorte de scène de la vie conjugale de Jane et Tarzan tandis que "les pumas piaill[ent] dans les betteraves", et où l'on finit par apprendre les origines tyroliennes de Tarzan par la bouche d'un Vassiliu qui ne parvient pas à se retenir de rire pendant qu'il parle-chante (et improvise, semble-t-il) cette histoire déglinguée. Vraiment on rigole bien. Et puis un petit détail vient nous chatouiller l'oreille et nous ramène à l'ampleur géographique des inspirations de Vassiliu: on entend ici ce qui nous semble bien être une flûte pygmée, qui tient un enchaînement de notes autour duquel s'élabore une progression musicale pas vilaine du tout, voire franchement inspirée, et dans laquelle se marient à la perfection cette sonorité africaine et ce goût de la digression propre à la musique un tant soit peu psychédélique des années 70. Discrètement, comme toujours, Vassiliu vient faire entrer un peu d'air et d'inconnu dans une chanson qui a de prime abord tous les atours de la gaudriole. Et il n'est pas dans une sorte d'exploitation de clichés de la musique africaine2, il cherche davantage à provoquer une rencontre inopinée pour voir ce qui en sort. Et ce qui en sort, c'est un morceau qui synthétise pas mal le style Vassiliu: on commence par rigoler, et puis on tend l'oreille et ce qu'on écoute nous laisse assez pantois d'admiration.

Il y a ce passage dans « Initiation », adressé au Brésil: "Quand on parle de toi on ne dit que samba, mais il n'y a pas que ça." A posteriori ces quelques mots pourraient résumer le malentendu dont pâtit encore Pierre Vassiliu: quand on parle de lui on ne dit encore trop souvent que « Qui c'est celui-là? ». Mais il n'y a pas que ça, et ce qui reste encore trop ignoré vaut amplement le détour. C'est pour cette raison qu'on aimerait bien que soit rééditée la discographie du monsieur, histoire de transformer nos petites balades du côté de chez lui en séjours plus longs qui pourraient bien devenir de beaux voyages.




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1 Goût trouvant sans doute ses origines dans la « Décadanse » de Gainsbourg, et qui aboutira en 1976 à la parodie ultime de Jean Yanne « le Coït », qui n'ignore d'ailleurs clairement pas « En vadrouille à Montpellier ».
2 À la différence de ce que fait par exemple à la même époque Martin Circus dans son (très bonnard au demeurant) « Je m'éclate au Sénégal », où les percussions initiales vaguement africanisantes ne servent qu'à introduire le sujet avant de ramener le morceau à une pop standard sans que jamais ne se produise de mélange d'inspirations. Ce qui est un peu le même problème avec Damon Albarn et son approche de la musique africaine centrée sur ce en quoi elle nous renvoie à nos habitudes d'auditeurs de musique occidentale (mais bon, la comparaison Damon Albarn - Gérard Blanc ne doit sans doute pas aller beaucoup plus loin).