mercredi 27 juillet 2011

Seule la nuit ne veut pas te lâcher

"Tombé et retombé. "La petite morte derrière les rosiers." Ces mots de Rimbaud le poursuivaient chaque fois qu'il ne parvenait pas à trouver le sommeil. Déchirant les draps de ses ongles, comme le corps d'une femme qui n'est plus là depuis longtemps, et qu'on voudrait encore aimer. "Les vieux qu'on a enterrés tout droits dans le rempart aux giroflées." Encore lui, Rimbaud. Décidément, rien à faire. Il repensa à Odilia. La vieille dame en tailleur rose tapota la vitre du tramway, en lui souriant sous la neige. Avant de s'endormir, il demanda pardon à tous ceux qu'il avait aimés, à tous ceux qu'il n'avait pas aimés.
Petite morte.
Derrière les rosiers.
Cette nuit-là, il rêva de satin, et de souliers vernis."

Extrait de Nuits bleues, calmes bières, de Jean-Pierre Martinet

Une compilation autour de la nuit, donc.


Ça se télécharge ici, et se compose comme suit:

01 Nuit de Lynch (et quand il eut dépassé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre)
02 Ned Sublette, Lawrence Weiner & The Persuasions - Ever widening circles of remorse
03 Katerine - Où je vais la nuit
04 Buck 65 - Heather nights
05 Drop Nineteens - My aquarium
06 Single - Su recuerdo
07 Frànçois & the Atlas Mountains - Night lights
08 Kazumasa Hashimoto - Unten take 2
09 RZA - RZA #7
10 Pierre Vassiliu - Film
11 Richard Hawley - The nights are cold
12 Spleen & CocoRosie - Beautiful smell
13 Darondo - Such a night
14 Tricky & Ambersunshower - Your name
15 Elli & Jacno - Les nuits de la pleine lune
16 Dominique A - Bowling (live)
17 Glass Candy - Digital versicolor
18 Will Oldham - All these vicious dogs
19 Vincent Gallo - Lonely boy
20 Jull - Le soleil

Là-dessus, une bonne écoute à vous.

mercredi 20 juillet 2011

Albert Lamorisse

Choses vues grâce au cinéma d'Albert Lamorisse:

- des films pour enfants qui racontent l'enfance non pas telle qu'elle devrait être, comme le font environ 99,9% des cinéastes s'essayant au genre, mais telle qu'elle est. C'est plein de poésie et de cruauté, de beauté et de tristesse.

- un réalisateur qui décide de ne pas plier la nature à sa volonté, mais de laisser de la place à l'accidentel. Un style quasi-documentaire pour des films qui, selon la norme, devraient édulcorer tout ce qui sort un peu des cadres. Un combat de chevaux dans Crin Blanc devient du même coup une scène d'une intensité rare et d'une vérité inédite.


- une caméra qui se balade dehors, en loucedé, et qui inscrit ses histoires dans le monde réel; où l'on s'aperçoit que Paris dans les années 50 c'est du gris sur gris étouffant, où l'on comprend que l'enfant du Ballon rouge est un précurseur d'Antoine Doinel.

- un sens de la vérité rare mêlé à un pouvoir poétique qui l'est tout autant, des films construits à cheval sur deux tendances divergentes qui font du résultat quelque chose d'incomparable: quand les émotions éclatent dans un contexte si réaliste, elles ont beaucoup plus de couleurs.


- une capacité à raconter aux enfants des histoires profondément sincères et justes en ne les prenant pas pour des pinpins tout juste bons à acheter des figurines. Au fond c'est une volonté d'éduquer les spectateurs de demain à ne pas se laisser faire pas des films pourris. Une oeuvre d'utilité publique, en somme.

- des prouesses technologiques inaccoutumées en France à cette époque. Quand dans Crin Blanc Lamorisse se lance dans de longs travellings pour suivre la course des chevaux, on se dit que John Ford n’est pas bien loin devant. Et quand Lamorisse crée l'hélivision pour filmer le Voyage en ballon, c'est le cinéma à grand spectacle de la fin du XXème siècle qui se régale du procédé. Penser que James Bond doit une fière chandelle aux aventures de Pascal et de son savant fou de grand-père, c'est assez fendard.


- dans le même Voyage en ballon, Maurice Baquet et sa présence phénoménalement comique, dont il ne se départira jamais (qui ne pleure pas de rire devant M. Crémieux dans Versailles Chantiers s'est fait ôter les zygomatiques et le coeur par un docteur nazi).

- un ballon se dégonfle et on a envie de pleurer. Il n'y a pas de violons, pas de mouvements de caméra pour aller chercher quoi que ce soit, pas de représentation putassière de la tristesse enfantine, mais on a envie de pleurer. "La magie, Albert... La magie."

- la poésie absolue à la rescousse de la souffrance enfantine, la poésie comme seul échappatoire, la poésie comme credo et comme ligne conductrice.


- le 19 février 2011, au centre Pompidou, Michel Gondry présente le Voyage en ballon; à l'issue de la séance, il actionne une montgolfière miniature de sa fabrication, dotée d'une petite caméra sous la nacelle, au dessus d'une maquette construite par son cousin. Les images ainsi filmées sont projetées sur l'écran pendant que Jean-Michel Bernard et un autre musicien réinterprètent les thèmes musicaux du film. Dans la salle, tout le monde a cinq ans et demi. Le fantôme de Lamorisse est posé sur l’épaule gauche de Gondry.

- un thème récurrent traité avec brio: celui du conflit entre ceux qui aspirent à la liberté et le monde alentour qui refuse de voir quiconque prendre du champ. Des aspirations brisées par les normes et des gens qui luttent pour vivre heureux. Thème ardu, traité avec un brio constant.


- surtout: trois films[1] d'Albert Lamorisse vus, trois des plus belles fins qui soient. Une capacité à boucler la boucle tout en ouvrant des perspectives nouvelles. Et à chaque fois c'est étrange, on se prend une poussière dans l’œil.




[1] Car c’est bien malheureux mais Crin Blanc et le Ballon rouge sont les deux seuls films de Lamorisse édités en DVD ; sept autres dorment on ne sait où.

jeudi 14 juillet 2011

Dodos - Visiter




Man, I've been wasting so much time
Walking the same street every night
Don't you think maybe it's about time?

            Arpenter les mêmes rues sans rien trouver à y redire, et puis un jour trouver en soi la force pour prendre le maquis et se confronter à autre chose.

Come and join us in the trenches
Red and purple by our side

Un monde recréé à volonté où l’arbitraire du regard donne aux choses une apparence nouvelle; on appelle ça la poésie. Et pas de la poésie qui regarde la pluie tomber par la fenêtre de son appartement. La batterie est là pour scander le rythme et ne laisser aucun doute quant à la teneur de la chose : nous sommes dans une épopée d’irréductibles apaches, une échappée de puta madre. Un voyage plein de furie, de poumons gonflés à bloc de désir, d’envie d’un ailleurs. Une tension vers l’inconnu, le nouveau.


Pour ça l’embarcation est sommaire : une guitare, une batterie, parfois quelques notes de piano ou de cuivres… Mais ce n’est pas ce qu’on a qui compte, c’est ce qu’on en fait. Il suffit de voir la transition magique entre « Walking », premier morceau gentiment enlevé, et cette course endiablée de « Red and purple ». Il y a là-dedans un souffle qui n’en démord pas et qui habite véritablement Visiter. Une main tendue vers la transe, une musique de chamans, une invitation à embarquer sur une galère aux voiles déchirées et à ramer ferme vers un possible territoire où la tiédeur n’a pas sa place. Un voyage à la force des bras et des tripes où les rameurs sont poussés vers l’avant par le rythme enfiévré de la batterie de Logan Kroeber et la voix tantôt aimante tantôt hurlante de Meric Long.

Il y a de la magie là-dedans, de la magie rouge en vérité, qui s’insinue dans le sang et part du cerveau pour aller dans les tripes avec le cœur au centre de toute chose. C’est de l’émotion pure, sans aucune prise de distance ou fioriture. Tout est tendu vers un point indéfinissable, un point vers lequel on se trouve soudain appelé à courir à notre tour comme si notre vie en dépendait. Parfois en gueulant, et ça fait du bien.

Visiter est un album qui apprivoise celui qui l’écoute bien plus que l’inverse, un album sans cesse nouveau, redécouvert (combien d’écoutes avant de comprendre qu’ « Undeclared » n’est pas un duo ?). C’est un territoire vaste, escarpé, changeant sous la lumière ; à force de l’arpenter on finit par s’apercevoir non seulement qu’on n’en fait jamais le tour, mais surtout que c’est ce territoire qui finit par nous envahir. Nous sommes habités par Visiter, et nous en tirons une grande joie.

mercredi 6 juillet 2011

Tokyo Sonata

Ce qui est drôle c’est le mouvement ; au cinéma, il faudrait que les réalisateurs ne s’en tiennent pas à un genre de prédilection, mais sautent de l’un à l’autre. Dieu reconnaîtrait alors les siens et parmi eux, il y aurait Kiyoshi Kurosawa. Surtout connu par ici pour ses films de genre, il navigue entre les courants à la recherche de quelque chose ; on ne sait pas de quoi il s’agit, lui y voit sans doute plus clair. C’est comme ça qu’en 2008 il nous a offert Tokyo Sonata, ce dont nous sommes rudement contents; merci Kiyoshi.


Ça se présente comme un film social classique : un homme se retrouve au chômage mais n’ose pas le dire à a famille, sa femme au foyer ne prend pas le temps de s’apercevoir qu’elle étouffe, leur fils aîné ne sait que foutre de sa vie, et leur petit dernier fait le rude apprentissage de l’autorité injustement exercée. Personne n’est épanoui, personne ne sait quoi faire, hauts les cœurs, v’là la société de masse.
 
Car c’est bien là l’intérêt du film : sous des abords de chronique sociale japonaise, c’est la vie des humains de notre époque qu’il dépeint. Et qui de mieux placé qu’un réalisateur ayant fait ses preuves dans des films de fantômes pour parler de l’homme contemporain ? C’est une question rhétorique, la réponse est « On ne voit pas trop ».


Kurosawa place son film sous le très saint patronage des 400 coups de François Truffaut, d’abord de manière évidente, en mode « Ici souffrit le pauvre Kenji Sasaki, puni injustement par Ero-Bayashi pour un manga porno tombé du ciel. », puis de manière plus diffuse mais presque omniprésente, comme un accompagnement fantomatique. On est loin de la bête volonté tarantinesque de dire « Hé les copains, j’ai vu un film bien alors j’en copie une scène ! », il y a ici une approche intelligente du propos : face à l’absurde de l’époque, les personnages sont tous des Antoine Doinel en puissance, avec au ventre l’envie d’envoyer tout péter et d’aller voir la mer. Tous les personnages de Tokyo Sonata mènent une vie ordinaire, et tous se sentent emprisonnés.


La question qui se pose ici est universelle : jusqu’à quel point un individu peut-il plier au nom de la survie d’un ordre établi qui, en maintenant à flot une société de masse, ne fait précisément qu’esquinter l’individu ? En d’autres termes, jusqu’où peut-on cultiver son propre malheur, être en contradiction permanente avec soi-même ? Kurosawa traite la question en deux temps : d’abord une claque lucide sur la joue droite, puis une caresse bienveillante sur la joue gauche. Il met en scène des personnages insatisfaits de leurs sorts, ce qui est le lot commun de bien du monde, mais il affine en montrant que ce qui ronge l’homme moderne c’est au fond l’insatisfaction d’être soi. Le dégoût d’être un individu, par nature non-conforme à la masse.

Kurosawa montre des choses banales en faisant ressentir avec finesse ce qu’elles portent d’horreur en soi. Un homme d’affaire au chômage fait semblant de recevoir des coups de fil de son patron, et l’essentiel est dit : il n’y a plus de vie, il n’y a que l’imitation de la vie. La source profonde des actes et des paroles de chacun n’est plus en l’individu, il en a été dépossédé. Dans le même ordre d’idée, le réalisateur travaille discrètement la répétition des scènes pour faire comprendre que le quotidien n’est qu’une structure vide qui ne persiste que par la grâce de rites verbaux et gestuels. Aucun sens profond là-dedans, simplement des mécanismes.


Mais ce qui fait la force de Tokyo Sonata, c’est aussi qu’il ne s’arrête pas à ce constat. C’est un film qui part des profondeurs du mal pour chercher à atteindre la surface, l’air libre. Il y parvient notamment grâce à la musique remarquable de Kazumasa Hashimoto, qui s’invite progressivement, à mesure que les failles des personnages se font béances. Par elle passe la lumière de la vie intérieure qui lutte. On glisse alors du constat sans concessions à l’expression d’un désir. La musique introduit une émotion qui va crescendo jusqu’à une dernière scène sublime qui résume le propos du film : on peut vivre avec technique, en s’appuyant sur l’efficacité de la norme éprouvée. Mais on peut aussi vivre en cherchant à atteindre une vérité intime, un rythme propre, unique, une forme de duende. Ça n’est qu’alors que l’on est sensible et perméable aux choses, véritablement vivant.


N.B. : il va sans dire que Tokyo Sonata n’a pas été édité en DVD sous nos cieux ; on peut le télécharger ici ou là, on peut aussi trouver des sous-titres qui assurent à peine le minimum syndical. Ça n’est pas trop gênant, Kurosawa est un vrai cinéaste, il n’a pas un besoin excessif des dialogues.