lundi 21 novembre 2011

The Corner

En 1997 le journaliste David Simon et l’ancien policier Edward Burns publient The Corner: A Year in the Life of an Inner-City Neighborhood, compte-rendu d’une immersion de longue haleine dans les ghettos de l’ouest de Baltimore. Ces observations leur serviront de base dans l’élaboration de the Wire, devenue l’une des séries majeures de l’histoire de la télévision. Mais deux ans auparavant David Simon et David Mills ont créé une sorte d’adaptation de ce livre, une mini-série de six épisodes intitulée the Corner. Une mini-série qui est l’inverse du divertissement télévisuel classique puisqu’elle invite à prendre conscience d’une réalité, celle d’hommes, de femmes et d’enfants qui survivent tant bien que mal dans des quartiers où l’effondrement d’une classe sociale a coïncidé avec l’essor du trafic de drogue. The Corner est une rencontre entre une approche documentaire de ce sujet, approche purement descriptive, et une réflexion en forme d’état des lieux sur une société qui court à sa perte. En schématisant et en établissant une comparaison avec la littérature, c’est un peu comme une rencontre entre Albert Londres et Louis-Ferdinand Céline. Et c’est d’une puissance inégalée.


Ce qui place d’entrée de jeu the Corner au-dessus de la production télévisuelle de masse, c’est une question préalable qui prouve l’honnêteté de la démarche des auteurs mentionnés plus haut et de Charles S. Dutton, le réalisateur. En ouverture du premier épisode ce dernier se présente et explique qu’il est venu filmer ces coins de rue de Baltimore, représentatifs des milliers de coins de rue similaires qui existent aux Etats-Unis, pour raconter la réalité vécue par une classe sociale entière : celle des démunis. S’ensuit un entretien avec Gary, personnage central de la série, entretien qui tourne court ; et puis immédiatement dans la foulée commence la fiction : le point de vue est celui d’un narrateur immatériel, il n’y a plus de commentaire, mais des acteurs mis en scène. Le dispositif pourrait alors sembler poussif, voire contredire entièrement le discours préalable du réalisateur, mais l’intérêt de la chose est ailleurs : il s’agit de mettre en place l’identité de la série en la présentant comme le récit d’histoire vraies tout en prenant acte du fait que le « cinéma vérité » est une illusion. Les auteurs et le réalisateur vont au-devant de la critique qu’on pourrait leur faire, à savoir prétendre raconter la vérité en se détournant de la démarche purement documentaire qui serait a priori la mieux adaptée à cette volonté. Ils le font en montrant simplement qu’une approche « cinématographique » (il faudrait trouver un adjectif équivalent pour les séries télévisées) de la vérité est impossible car il est impossible de saisir objectivement cette vérité par le biais d’un dispositif technique trop imposant et surtout trop intrusif pour ne pas influencer ce qui est représenté. Ce constat est régulièrement renouvelé lors de pseudo séquences documentaires à la fin desquelles le réalisateur est constamment rejeté par ceux qu’il filme, incapable qu’il est de comprendre leurs raisons et surtout de respecter leurs sensibilités. Cette affirmation qu’un cinéma vérité relatant objectivement la réalité est un mythe ne peut du reste qu’être validée par les échecs répétés qu’a engendrés cette démarche[1]. On accepte dès lors le postulat formel de départ et sa bancalité  en acceptant l’idée que même si on assiste à une mise en scène avec des acteurs, the Corner relate une vérité d’ensemble et des faits réels précis.


Cette question de la réalité des faits est primordiale car pour un spectateur lambda (mettons : qui a toujours eu un toit, qui n’a jamais passé plusieurs jours le ventre vide et qui ne risque pas de mourir dès qu’il sort de chez lui) il est difficile d’accepter l’idée que les conditions de vie exposées dans la série puissent exister actuellement dans la première puissance mondiale, et par extension dans la société occidentale. Si l’on y rencontre peu de violence graphique à proprement parler, la violence psychologique et morale de the Corner est considérable, aussi forte que peut l’être l’expérience d’une prise de conscience douloureuse. Les auteurs et le réalisateur nous confrontent à une marge de la société et à une réalité bien souvent ignorées, puisque personne ne prend la peine de s’intéresser à elles et que ces dernières n’ont pas de porte-paroles (on peut douter du reste qu’ils seraient écoutés). Mais ils ont en plus l’intelligence de le faire de telle sorte que chacun des faits relatés prend valeur d’illustration dans la description d’un système d’ensemble. Ils évitent ainsi la gratuité du voyeurisme ou de la putasserie puisqu’ils ne s’arrêtent pas à la surface, souvent choquante, des choses, mais creusent au contraire en profondeur. Ce faisant ils atteignent leur essence et du même coup ce qu’elles recèlent d’universel, ce qu’elles nous révèlent sur notre société et sur les règles qui la régissent. Ce que l’on comprend en regardant the Corner, c’est que les impératifs qui dirigent l’existence d’un camé habitant un ghetto insalubre ne sont pas fondamentalement différents de ceux qui poussent un ouvrier, un employé ou même un cadre à mener sa vie telle qu’on le lui a appris : il faut gagner de l’argent pour survivre, et se divertir pour supporter ou oublier l’absurde et la violence sociale qui accompagnent ce mode de vie. La différence fondamentale étant que pour un junkie ces démarches se rejoignent directement : la survie, c’est l’oubli et le faux soulagement que procurent la drogue. Mais d’une classe à l’autre seules les apparences de ces impératifs varient, le fond reste le même. En descendant suffisamment bas dans la hiérarchie sociale, on rencontre donc un milieu qui n’a même plus les moyens de déguiser les rouages grâce auxquels nos sociétés roulent sans trop de cahots : ils apparaissent alors dans leur nudité barbare, révélant leur violence intrinsèque. Il y a donc une sorte de mouvement du particulier au général dans the Corner, mouvement illustré par les titres des épisodes. Tous sont intitulés « Le blues de… », suivi du prénom d’un personnage, et le dernier épisode s’intitule « Le blues de tout un chacun ». C’est cette progression intellectuelle que le spectateur est amené à suivre à mesure qu’il comprend ces réalités qu’il avait de grandes chances d’ignorer.


Puisque nous en sommes à des considérations sociales, un aparté pour souligner et chanter les louanges d’une idée présente dans the Corner aussi bien que dans the Wire en ce qui concerne l’approche du trafic de drogue. Lors d’un épisode le réalisateur interroge un policier et finit par lui demander « Est-ce qu’on va gagner cette guerre contre la drogue ? » Le policier répond « Sans commentaires » et sort du champ de la caméra, comme si cette question le confrontait à une réalité trop dure à supporter. Ce que les auteurs ont réussi à démontrer, notamment via cette scène, c’est que la lutte contre le trafic de drogue est et sera un combat contre des moulins à vent tant que nos sociétés seront régies par les règles économiques en vigueur de nos jours, puisque le trafic de drogue dans les rues des quartiers pauvres c’est l’appropriation des lois du marché par les classes négligées par le capitalisme. D’un point de vue moral (difficile de trouver un autre qualificatif), les créateurs de the Corner parviennent à contribuer à la lutte contre la drogue en montrant la réalité de ses effets : des corps détruits, des consciences annihilées et des rapports humains qui n’ont d’humain que le nom. Mais la tâche est imposante, notamment au vu de la glamorisation de la drogue dans son trafic comme dans sa consommation dans bon nombre de films, notamment hollywoodiens. Cette tendance  à vouloir rendre cool, voire rebelle dans les pires cas, l’idée de contribuer à la destruction d’individus parce que ça permet de faire de l’argent et de vivre avec « classe » n’est qu’une allégeance masquée aux règles de l’économie de marché. Elle ne fait que prouver une fois de plus que bon nombre de cinéastes ne sont rien d’autre que les putes d’un ordre économique établi, au point d’en défendre les crimes dans la joie. Fin de l’aparté.

Si la réflexion sociale à l’œuvre dans the Corner fait mouche, c’est aussi que ses créateurs parviennent à ne pas s’en tenir à une lecture politique et froidement analytique de ce qu’ils  observent et retranscrivent. Derrière tout ça il y a une démarche profondément humaine, et accomplie avec dignité, ce qui est rare dans la représentation audiovisuelle. Ces laissés pour compte ne nous sont pas montrés comme des bêtes curieuses, à la différence de ce qui est fait dans une immense majorités de films où les documentaristes s’emploient à mettre une distance entre le spectateur « normal » et le sujet filmé « anormal ». Cela dit, les auteurs ne sont pas non plus versés dans un angélisme travaillé par la mauvaise conscience qui va avec le confort inquiet des classes privilégiées, et à aucun moment ils ne cherchent à faire de ces drogués de pauvres victimes : ce serait leur manquer de respect. L’idée est de montrer que derrière ce que leur quotidien peut avoir de sordide ou de choquant, ces hommes et ces femmes sont confrontés à des problèmes humains, simplement. Dans la séquence visible au début de la vidéo ci-dessous, le personnage de Fat Curt, interprété avec le brio qu’on lui connaît par le constamment génial Clarke Peters, explique que chaque drogué cherche quelque chose dans la drogue, qu’elle est là pour combler un manque ou rendre silencieuses des douleurs qui semblent insurmontables. Les auteurs de the Corner nous invitent à creuser avec eux, à aller au-delà de la façade rebutante des choses. À terme on finit par reconnaître dans ces personnages des problèmes et des tristesses, mais aussi quelques moments de joie, qui sont simplement propres à la condition humaine. En donnant une voix à cette classe ignorée, les auteurs de cette série ne font alors ni plus ni moins que révéler une vérité sociale et une vérité humaine, l’une contingente, l’autre essentielle.


En observant la démarche de Simon, Burns, Mills et Dutton et leur volonté de faire entendre ceux que l’on n’écoute pas d’ordinaire, on repense au texte de Martin Niemöller, un pasteur qui connut l’emprisonnement dans les camps de Sachsenhausen puis de Dachau:

« Quand ils sont venus chercher les communistes,
Je n'ai rien dit,
Je n'étais pas communiste.

Quand ils sont venus chercher les syndicalistes,
Je n'ai rien dit,
Je n'étais pas syndicaliste.

Quand ils sont venus chercher les juifs,
Je n'ai pas protesté,
Je n'étais pas juif.

Quand ils sont venus chercher les catholiques,
Je n'ai pas protesté,
Je n'étais pas catholique.

Puis ils sont venus me chercher,
Et il ne restait personne pour protester. »

Avec the Corner on observe un terrain de bataille après la défaite. On observe la vie de ceux qui ont tout perdu, et en qui on a surtout pris garde de faire mourir le sens du combat. On voit une classe sociale qui est passé en vingt ans d’un confort petit-bourgeois certain au dénuement matériel et humain le plus obscur. On prend alors conscience qu’une dynamique destructrice portée par un système économique hors de contrôle est en mouvement, et avance lentement mais sûrement. On prend conscience que, face à cette dynamique, la dichotomie entre une classe dirigeante et des classes dirigées est une réalité. Et l’on prend enfin conscience que détourner le regard et en affirmant que chacun sa merde et en refusant l’idée d’appartenance au peuple en tant qu’ensemble regroupant ces masses dirigées (qu’elles appartiennent aux classes inférieures, moyennes, ou parfois même supérieures), c’est se tirer une balle dans le pied.


[1] Non pas des échecs artistiques, mais il est impossible pour une personne filmant une autre personne de ne pas projeter sa propre vision des choses sur son sujet, parfois par perte de contrôle de son projet (dans la très intéressante Chronique d’un été de Jean Rouch et Edgar Morin par exemple), parfois par incapacité à ne pas se servir d’outils cinématographiques comme le montage (comme dans l’amusant Hitler… Connais pas de Bertrand Blier). Il est de même extrêmement rare qu’une personne filmée agisse de manière complètement naturelle, ce qui fausse l’entreprise dans son ensemble.

mardi 15 novembre 2011

Ríos

Pendant les travaux la caravane aboie, voici donc une nouvelle compilation.
Une nouvelle compilation, mais attention! Avec de nouvelles règles du jeu en plus. Il n'y aura cette fois-ci pas de thème imposé, non, on est des fous, on jette les carcans à terre et on les piétine avec la rage dans les yeux. En revanche, on reste joueurs et on s'impose une contrainte: choisir en vitesse une douzaine de morceaux parus en 2011 uniquement, et qui sont l'oeuvres de personnes ou de groupes par nous inconnus il y a encore un mois. Parce que ce blog est et a toujours excessivement été du genre prise de risque, mise en danger, plongeoir de quatre mètres. Deux ou trois exceptions sont faites bien sûr, puisque les contraintes sont faites pour être ignorées. Ce faisant on joue avec les règles d'un jeu qui joue avec les règles d'un jeu, c'est une sorte de principe contrecarré qui se contrecarre lui-même... De la folie furieuse, en somme. Et de la bonne musique fraîche, surtout.




Ríos se télécharge en cliquant ici, et dans Ríos l'on trouve ceci:

1 bRUNA - Capítulo siete
2 Fuyuko's Fables - Buildings
3 Fabulous/Arabia - The ballad of state highway 1
4 St. Rupertsberg - Summer jams
5 Arlt - Sans mes bras
6 Arches - Flew out the window
7 del Cielo - Laisse-moi
8 Nona Marie and the Choir - This woman's work
9 Eternal Summers - Cog
10 I am Dive - Northern lights
11 Grooms - 3D voices
12 Trembling Blue stars - Between stations

En espérant que vous avez beau temps.