samedi 17 décembre 2016

Au Feu



Ça brûle, ça réchauffe, ça éclaire, c'est ici et c'est ça:

01 (des cendres)
02 The Alabama Sacred Harp Convention - Sherburn
03 The Field Mice - White
04 Angil and the Hiddentracks & Laetitia Sadier - Kira#2
05 Douglas Germano - Obá Iná
06 Eddy Crampes & The No Moustache Orchestra - White spirit
07 J-Dilla - Wild
08 Warum Joe - Les dents de l’amer
09 Marina Gallardo - Longer days
10 Fabio Viscogliosi - Les yeux (démo)
11 Ricky Hollywood - Matin
12 Damien Schultz - Puis elle vient à moi
13 Jean-Luc le Ténia - Rêves-tu de nous deux
14 (descendre) Au feu
15 Anonymous Choir - Who by fire
16 Anna Marly - La complainte du partisan
17 Jonathan Tadeu - O mundo é um lugar bonito e eu não tenho mais medo de morrer
18 Pygmées Baka - Chanson de hutte

samedi 10 décembre 2016

Gotlib - J'ai anvie d'allé joué au squouare avec Raffray

L'histoire "Un oizeau énervan", racontée par l'élève Chaprot, est extraite des Dingodossiers, mais d'après les exégètes c'est Gotlib, et non Goscinny, qui en a écrit le scénario. Et ça commence comme ça:

(pour rappel, si nécessaire, Raffray c'est celui qui a une sœur, Léone, qui est sympat mais qu'est-ce qu'elle est moche)

Soudain Chaprot trouve un oiseau évanoui sur son rebord de fenêtre ("ah ben sa alore.", commente-t-il même). Il s'occupe alors de lui puis reprend son travail, mais l'oiseau ne cesse d'envahir et de troubler l'ordre de ses problèmes de mathématiques et de ses pages d'Histoire. C'est en ça qu'il est énervan. Et puis il finit par partir, Chaprot prend une poussière dans l’œil et arrive la chute/reprise: "J'ai anvie d'allé joué au squouare".

C'est souvent que nous revient à l'esprit cette phrase, « J'ai anvie d'allé joué au squouare avec Raffray ». Elle porte en elle beaucoup de sens, elle traduit en fait un état d'esprit finalement difficile à définir clairement. Dehors il y a la vie mais nous on est dedans, où à cet instant précis on n'a pas vraiment envie d'être. On n'habite pas le présent et on a envie d'aller goûter à la joie qui existe et qui se partage dehors. Eh bien dans ces moments-là il faudrait que l'expression soit consacrée et que les psychologues disent "Ah oui, c'est une situation sans ambiguïté, il/elle a anvie d'allé joué au squouare avec Raffray."

Ce n'est pas de la tristesse. Quand on est triste on a les patates au fond du filet et on ne peut qu'espérer que les choses s'arrangeront, mais on n'a pas assez d'envie en soi ; c'est même de cette absence d'envie que vient la tristesse. Non, quand on a anvie d'allé joué au squouare avec Raffray c'est qu'on veut franchir le pas vers cet ailleurs simple où pour un temps on pourrait avoir le droit de jouir de ce qui est. Un peu comme faire un voyage à l'arrière d'une voiture, pour regarder le paysage sans avoir à se soucier ni d'où on va, ni de comment.

C'est la possibilité d'oublier le poids du monde autour pour un temps, le temps de s'amuser et de reprendre du poil de la bête pour pouvoir ensuite revenir au monde comme un peu plus neuf, un peu plus léger, et lui insuffler autant que faire se peut cette légèreté. Allé joué au squouare avec Raffray c'est reprendre contact avec le plaisir simple d'être là, souvent parasité par plein de petits cacas.

Ce qui fait la valeur de cette formule et de cette aspiration c'est que c'est sans doute un des états les plus partagés de l'humanité, au-delà de toute barrière culturelle ou sociale. On ne doute pas un seul instant que chaque être humain a eu ne serait-ce qu'une fois dans sa vie anvie d'allé joué au squouare avec Raffray. Et le fait que la solution à ce vague à l'âme s'incarne dans une phrase aussi simple et aussi enfantine ouvre des perspectives à la portée de n'importe qui. C'est en aussi en cela qu'elle est précieuse.

Gotlib est mort et c'était inévitable, mais ce qui le rend immortel c'est cette capacité à faire passer par l'anodin quelque chose qui trouve ensuite un écho à chaque âge de la vie. D'ailleurs au moment où la mort arrive certaines gens disent des trucs vachement chiés, mais ça pourrait aussi être une très très belle ultima verba : « J'ai envie d'allé joué au squouare avec Raffray », et puis y aller. Mais avant la mort il y a tout le reste et, ici comme à d'autres moments de son œuvre, Gotlib a su et saura transcender cet état d'enfance en contact direct avec certaines vérités premières. Pour ça on lui répète merci et on lui fait des bisous.


samedi 24 septembre 2016

The Eric Andre Show

The Eric Andre show est une émission créée par Eric Andre. Déjà. Elle a pour particularité (entre mille autres) de ne durer qu'une dizaine de minutes par épisodes. Ça peut sembler chiche, mais en fait ces dix minutes lui suffisent à casser énormément de choses, et à provoquer tantôt le malaise, tantôt l'hilarité, tantôt une hilarité mal à l'aise. The Eric Andre show en est actuellement à sa 4ème saison et franchit, épisode après épisode, une succession de sommets. Il est donc urgent d'attirer autant que faire se peut l'attention sur cette émission, à laquelle on n'arrive pas à trouver d'équivalent (ou alors il faudrait jouer au critique musical en disant « Imaginez du Chris Morris mâtiné de Jackass surveillé du coin de l’œil par les Monty Python » ou quelque chose de ce genre, ce qu'à Dieu ne plaise).
Tous les épisodes de the Eric Andre show reposent sur une structure identique:
- le générique démarre, un orchestre de jazz joue le thème musical de l'émission, Eric Andre arrive en hurlant, démolit le décor, casse la gueule du batteur et fait ensuite n'importe quoi (à titre d'exemple, dans la dernière émission en date : se faire étrangler par une momie, se battre nu contre un ver de terre en dessin animé, déclencher des incendies par la seule force de son regard, manger un burger, et se faire casser la gueule par Tony Hawk en lui disant "Je croyais qu'on était amis !") tandis que la musique continue.


- le générique prend fin, (l'immense) Hannibal Buress entre en scène, aussi flegmatique que son comparse est déchaîné, et Eric Andre commence le traditionnel monologue d'ouverture. Il le foire à chaque fois (exception faite d'un tout récent où il répétait "mots, mots, mots, mots, punchline").


- il y a des invités qui, souvent, n'ont pas l'air de savoir à quoi s'attendre. Mais, et c'est là un des traits de génie de l'émission, le spectateur non plus. Il est proprement impossible de savoir, d'une seconde à l'autre, ce qui va bien pouvoir se passer dans cette émission, et l'inventivité malade d'Eric Andre semble sans limite. Un exemple vaudra mieux que des explications avec cette merveilleuse interview d'une vedette du fitness :


- les interviews sont entrecoupées de sketchs souvent filmés sur le vif, parmi les passants, et mettant en scène différents personnages incarnés par Eric Andre. Exemples, dans le dernier épisode en date toujours : Kraft Punk le robot chanteur qui éjacule du fromage, un père de famille ayant eu la mauvaise idée d'attacher le couffin de son bébé à des ballons d'hélium (et qui trouve le temps, entre deux tentatives pour le sauver, de faire son examen de conscience en voix off), ou encore un infirmier tentant de réanimer une femme ayant perdu conscience en lui faisant l'amour en pleine rue. Là encore impossible de savoir ce qui va se passer, les rebondissements sont infinis et on a en fait le sentiment de voir un flux de conscience malade se matérialiser à l'écran. C'est encore une fois difficile de rendre compte de l'expérience avec des mots mais l'effet est saisissant, et les ruptures de ton provoquent un étonnement de chaque instant, et une admiration absolue.


- vient enfin en conclusion une séquence musicale, ou un stand up, ou une animation, mais qui ne ressemble là encore à rien de connu. On garde un souvenir ému de cette fois où le groupe de metal Exhumed et les Supremes avaient été amenées à chanter chacun une chanson de leur répertoire en même temps. La cacophonie était totale et tandis que les unes chantaient une bluette, les autres faisaient un boucan de tous les diables pendant que leur chanteur se faisait vomir. C'était purement et simplement prodigieux.


En somme la seule chose à faire pour saisir la portée du phénomène et ne pas passer à côté de le meilleure émission comique de notre époque est de regarder the Eric Andre show. Ça peut être traumatisant, ne le cachons pas. Mais la liberté totale et la violence anarchique et créative de la chose provoquent une joie au-delà de toute mesure. Et puis une chose achève de nous rendre cette émission excessivement sympathique : au fond Eric Andre pulvérise toutes les conventions (morales, narratives, constitutives même d'un spectacle comique adressé à des spectateurs) et, hors de toute mise à distance de soi-même, hors de toute recherche de connivence, il semble faire tout ça sans même y penser. Et ça c'est magnifique.

vendredi 9 septembre 2016

Sleaford Mods - The Originator


"T'es à chier Jason, arrête la branlette."
Bam! L'entrée en matière. Le reste est à l'avenant.

Sleaford Mods c'est de l'économie de moyen: un sample et une voix qui parfois se double. La voix c'est celle de Jason Williamson, qui est le nerf et l'âme du groupe. C'est un vocabulaire et un accent particulier (on doit bien admettre que de prime abord à part "bollocks", "fucker", "cunt" et "wanker" on n'en comprend pas large), et c'est aussi quelque chose qui avance masqué. A savoir que ça donne l'impression d'être une démarche de bourrin qui râle et gueule et qui dézingue à peu près tout ce qui respire (avec une prédilection pour les représentants de la culture pop, mais pas que). Mais il ne faut pas s'y tromper. D'une part c'est une grande joie de l'accompagner en braillant "Fucking Gary Barlow and smoking glue!" ou "Wohoho! Chef's omelette!". D'autre part il y a deux courants contraires qui se rencontrent dans cette voix (et se superposent parfois, allant même jusqu'à créer des harmonies mine de rien vraiment pas dégueues): la colère, et le sentiment de s'en contrebranler.


Et c'est un peu sur ce fil du rasoir qu'avance la musique de Sleaford Mods: une impression de foutage de gueule ("J'ai fait trois albums en huit mois, je fais chier personne avec ça", dit Williamson sur « The mod that fell to earth ») nourrie d'un sens du cradingue d'une solidité à toute épreuve (très très beau glaviot au début de « Wack it up bruv »), au service d'une colère polymorphe qui devient l'essence, et le cœur, et l'âme d'une musique qui ne rend de compte à personne et avance à sa putain de guise.

The Originator est sorti en 2009. L'album est aujourd'hui introuvable dans le commerce comme sur internet (du moins sous sa forme d'album, mais on trouve tous ses morceaux ici et là). Il a eu des petits frères très recommandables depuis, mais cet album a un côté particulièrement nerveux et rêche qui fait plaisir à entendre. Et puis il contient ce morceau de bravoure qu'est « Wack it up bruv », longue digression sur quatre notes où Williamson pose un flow en roue libre qui frise la perfection et tape sur tout ce qui bouge, parfois de manière totalement gratuite, parfois pour fustiger ceux qui "mettent l'argent au-dessus de l'inventivité".

Et voilà ce qui fait de Sleaford Mods quelque chose de beau : c'est grossier à plein de sens du terme, mais c'est fait avec une véritable superbe. Un peu à l'image de la pochette de l'album au fond: bien sûr on voit d'abord Williamson qui se cure le nez, mais on voit après dans son regard quelque chose qui porte cette grossièreté en bandoulière, et en la transformant ainsi en anti-drapeau il la transcende. Et c'est peut-être bien plus chouette de transcender le salingue que le joli.

vendredi 2 septembre 2016

Bertrand Tavernier - des Enfants gâtés

Des Enfants gâtés est un film "raté, parce qu'il n'a pas été tourné en état d'aventure". C'est du moins ce qu'en dit Bertrand Tavernier, qui l'a réalisé. Et alors on pourrait s'en tenir là et se dire que si le maître d’œuvre n'est pas content, inutile d'aller voir ça de plus près. Mais on y perdrait beaucoup. Bien sûr si on compare ce film avec une reconstitution historique comme Que la fête commence ou la transposition de Thompson dans une Afrique célinienne qu'est Coup de torchon, cette histoire de lutte de locataires et de relation amoureuse adultère tournée dans le Paris de la fin des années 70 semble un poil petit bras. Et puis ce titre, « des Enfants gâtés »: même si on ne sait toujours pas qui il évoque précisément, il y a un sentiment de regard dépréciatif. Ça ressemble presque à un réquisitoire. Mais c'est tout l'inverse et c'est plein de choses à la fois alors allons-y.


Des Enfants gâtés raconte l'histoire de Bernard (Michel Piccoli), un réalisateur qui loue pour quelques mois un appartement dans une tour qui vient de pousser pour pouvoir y vivre et travailler tranquillement (c'est à dire loin de femme et enfants) sur le scénario de son prochain film, qui lui donne bien du mal. Là il rencontre Anne (Christine Pascal), une jeune femme avec qui il entame une liaison. Et en toile de fond, le propriétaire de l'immeuble se comporte comme une merde avec ses locataires, qui s'organisent en comité pour pouvoir lui tenir tête.


D'entrée de jeu, le film évoque les temps qui changent: le vieux Paris disparaît sous les bulldozers pour laisser place à de grands ensembles et, dans une chanson de générique magistrale, Rochefort et Marielle chantent « Paris jadis » (que Jean-Roger Caussimon a écrit pour l'occasion), fausse rengaine nostalgique qui laisse bien vite comprendre que l'humeur n'est pas à la déploration vaine du "c'est plus comme avant".


Et néanmoins c'est effectivement plus comme avant, et c'est au fond cette évolution des mœurs qui fait un des intérêts majeurs du film. C'est plus comme avant parce que les rapports hommes-femmes évoluent, et ça va donner un tout autre tour à la liaison entre Bernard et Anne (qui n'échappe certes pas toujours au fantasme de l'homme d'âge mûr, mais attendez vous allez voir). Grâce à la présence de deux co-scénaristes femmes (Charlotte Dubreuil et Christine Pascal, qui joue donc sur deux fronts), le film révèle progressivement son vrai visage en actant la fin des rapports sentimentaux et sexuels à sens unique.
Sans être malveillant, Bernard se comporte avec Anne avec cette sorte de sérénité confortable d'amant/professeur qui constitue l'essence du fantasme qu'est la relation entre un homme d'âge mûr et une jeune femme (voire des rapports homme/femme jusqu'à la fin des années 60, à la grosse louche). Mais le rapport professoral va bientôt s'inverser: c'est Anne qui constituera le pôle autour duquel tourne le récit de cette liaison, et c'est Bernard qui va faire son apprentissage - au programme: étonnement, inadaptation et souffrance.


Sans chercher à le préserver, Anne lui révèle ses incohérences et ses lâchetés, que ce soit frontalement ou par l'exemple d'émancipation qu'elle incarne, et qui le laisse plus d'une fois sur le bord du chemin. Parce que mine de rien il y a des caractéristiques du personnage d'Anne qui, à l'époque, ont du mettre plus d'un spectateur mal à l'aise; par exemple son langage souvent cru et un monologue (qui a provoqué la fureur de plus d'un producteur d'après Tavernier) où elle raconte de manière frontale comment la connaissance de son propre corps et l'accès à l'orgasme ont eu quelque chose d'une lutte émancipatrice. Ce passage fait songer au ton de certains monologues de la Maman et la Putain, en plus lumineux peut-être, mais cette dualité est clairement présente ici dans le rapport qu'entretient Bernard avec sa femme, qu'il sanctifie en paroles mais méprise en actes, et Anne dont le rapport décomplexé et affirmé à la sexualité détonne et fait d'elle une sorte de pute, pour faire synthétique (et souvent on fait synthétique quand on se permet d'évaluer le rapport d'une femme à son corps et à sa sexualité, de ce côté-là ça n'a pas des masses changé). Mis face à sa malhonnêteté, Bernard apparaît plusieurs fois franchement minable, et jamais Anne ne sera la faire-valoir qui l'aidera à porter le poids de sa petitesse. Elle lui tend au contraire un miroir qui lui fait (partiellement) prendre conscience de sa lâcheté et le mène à évoluer. Enfin un peu. De manière périphérique. En transformant un personnage masculin en personnage féminin dans son scénario par exemple. Vient en tout cas l'idée qu'il y aura un après dans lequel le personnage ne pourra plus être un patriarche qui s'ignore.


Mais alors, on pourrait s'attendre à un film réquisitoire, ou à un film à thèse qui désignerait un personnage à la vindicte populaire pour se donner bonne conscience à peu de frais. Et ça n'est pas le cas (exception faite du personnage du propriétaire ; on reste dans les années 70 tout de même). Parce qu'il y a dans les rapports qu'entretiennent les personnages dans le film une sorte de conscience que la vie est un peu duraille, et que parfois ça nous mène à merder parce qu'on est faillible. Soit on décide d'être intégriste et de ne rien passer à personne, soit on essaye de faire autrement. Il y a une très belle scène de ce point de vue entre Anne et Marcel, un autre locataire de l'immeuble (joué par Gérard Jugnot dont c'est peut-être le plus beau rôle "dramatique", soit dit en passant; plus subtil que ceux qu'il se construira par la suite, si louables soient ses intentions). Scène que voici.


Cette capacité à montrer Marcel comme un pauvre type (au bas mot) puis à lui rendre aussitôt l'humanité qu'il aurait pu perdre est assez admirable; il y a bien sûr un travail de metteur en scène (et de compositeur, Philippe Sarde offrant ici une bande sonore parfaite, pour changer), mais en premier lieu il y a une idée finalement assez forte: ça n'est pas quand quelqu'un fait quelque chose de mal qu'on perçoit sa nature profonde; c'est après, quand il doit faire avec son erreur.

Il y a dans le deuxième temps de cette scène, sa partie plus figurative, quelque chose qui lorgne du côté du documentaire et qui se fond parfaitement dans la narration. C'est un autre point fort du film: il laisse à plusieurs reprise place à des séquences purement poétiques, ou à des scènes qui semblent (et sont sans doute) volées à la réalité, notamment quand on voit la femme de Bernard à l’œuvre dans son travail qui consiste à faire parler les enfants en difficulté, à leur faire verbaliser des choses qui pourraient les faire sortir d'eux-mêmes; ou encore quand l'intériorité d'un personnage est soudain dessinée via une échappée hors du récit dans laquelle une petite fille lit un poème. Ces scènes qui sortent de la narration apportent au film un supplément d'âme tout en restant à hauteur d'humain. Elles montrent aussi bien que d'autres scènes plus conventionnelles que, comme dirait l'autre, l'amour existe. Et ce en dépit des défauts des uns et des autres, malgré l'erreur plus ou moins inconsciente dans laquelle certains s'enferrent, et au milieu d'une réalité parfois froide comme la mort.


Ce qui achève de confirmer le sentiment qu'à partir d'un argument qui aurait pu laisser craindre bien des poncifs et des limites, Tavernier parvient à créer un film inspiré, humain, et mine de rien assez emballant. Peut-être bien qu'il se trompe en disant qu'il ne l'a pas tourné en état d'aventure d'ailleurs, et peut-être bien que la vraie aventure réside plus dans un récit réaliste perméable au documentaire et à la poésie que dans une reconstitution millimétrée. Ce qui est sûr c'est qu'il y a dans des Enfants gâtés du cœur et des aspirations, que c'est un film profondément humain et que même si ça n'est pas toujours rose, ça fait beaucoup de bien.

lundi 30 mai 2016

Ríos 4

Troublodine: Eh quoi, vous ne la ressentez jamais cette angoisse d'arriver déjà au cœur de la spirale? D'y arriver comme par inadvertance, mais avec la conscience aiguë que tout finira là? Ce sentiment de bout de course qui vous saisit au plein du ventre et vous tord jusqu'à vous faire oublier de respirer...Oui, il vous est sans doute inconnu... Avez-vous passé les heures les plus sombres de la nuit allongée et immobile, à ne rien voir venir d'autre que votre mort avec, la précédant, un flot d'angoisses et de douleurs? Vous ne...
Il s'interrompt, incrédule, en constatant que Varia le regarde en riant doucement.
Varia: Mais comment faites-vous tenir tant de mots et d'effroi dans un torse si étroit? (Elle s'approche de lui et lui prend la main.) Que craignez-vous? Je suis là et je suis la vie qui vient irriguer vos veines et remplir vos poumons. Seriez-vous aveuglé et abruti par vous-même au point de ne pas même pouvoir me voir?
Troublodine reste interdit quelques instants. Puis il prend doucement Varia dans ses bras et la serre contre son cœur. Un peu de temps passe et, tandis que son souffle s'apaise...
Troublodine (murmurant): Mon amie... Mon amie... Mon amie...

Extrait du Poids de le poussière, d'Anatoly Tsoukanov (1895)

 

 1, 2, 3... Pas qu'on soit fanatiques de cohérence structurelle mais quand même, à présent 4; ça se trouve ici et ça se compose comme suit:

01 Et quand tu as mal?
02 Romulo Fróes - Vou partir
03 Earl Sweatshirt - Off top
04 Laure Briard - Laure
05 Dean Blunt - Lush
06 Requin Chagrin - Adelaïde
07 Abra - Roses
08 Flavien Berger - Trésor
09 Bill Wells & Aidan Moffat - Any other mirror
10 Ah ça...
11 Marker Starling - Husbands
12 Hope Sandoval and the Warm Inventions - Isn't it true
13 Tiganá Santana - Mon'ami
14 O - Barcarolle (Offenbach)

"Hotline bling" n'y a pas trouvé sa place mais on lui fait des gros bisous quand même.


lundi 9 mai 2016

渚にて - 新世界 (Nagisa Ni Te - Le nouveau monde)


Au début tu n'entends rien. Tu n'es pas habitué, les chansons normalement elles n'attendent que toi pour commencer... Tu regardes autour et rien ne vient qu'un bruit qui s'épaissit, une vibration inamicale qui finit par s'effiler en charpies d'étincelles.
Alors tu comprends: la musique a traîné en route et, perdue dans ce sur quoi ses yeux se posaient, elle t'a fait attendre. A présent elle est là et elle te raconte tout.
(le vert de l'herbe
le blanc de la neige
la vérité que, seule, je veux connaître)

Tu ne crains pas les promenades lentes. Et puis, même, tu décides de laisser un temps le monde tourner. Toi dessus, tu tournes au même rythme. Nagisa Ni Te a l'air de trouver que c'est bien. Ça flotte comme suspendu, ça traîne franchement pour qui ne sait pas se laisser habiter par un air venu du dehors, mais Nagisa Ni Te trouve que c'est bien et toi tu décides, pour une fois, de te laisser porter.
(Tout va bien, me dis-tu: ton âme peut m'éclairer à tout moment)

Chez toi, dans le dehors, le ciel passe parfois des jours à ne rien laisser filtrer. Alors parfois tu cherches et fugacement tu trouves de la lumière dans des yeux noirs. D'autres fois ils regardent ailleurs et tu sais qu'il ne servirait à rien de chercher où ils vont : c'est loin et c'est impénétrable. Sans doute ils ne te raconteront ensuite pas leur voyage, et c'est comme ça et c'est un peu beau malgré tout, parce que quand même ils naviguent et tu perçois des reflets de choses quand ils reviennent à toi.
Parfois tu penses que si on est affamé on est condamné à crever de faim en permanence. Parfois tu crèves de faim, tes épaules commencent à faiblir sous le poids, sous un poids.

Nagisa Ni Te repeint le décor, tu ne penses plus au mouvement, tu t'es arrêté depuis longtemps déjà (ou depuis quelques secondes peut-être), tu regardes tout autour et ce qu'il y a existait déjà avant, mais vient d'être réinventé par la musique (« Le nouveau monde »). Ça et d'autres choses, tu en viens à douter d'avoir jamais été angoissé ou effrayé, puisqu'il peut exister une telle douceur tranquillement lascive. Et parfois revient cette sorte de bruit pointu; il finit par s'effacer devant la langueur mais il est là. Il faudra faire avec; à danser d'un pied sur l'autre tu perdras parfois l'équilibre et puis après? Tomber et se relever, tu sais faire depuis des années déjà.
(L'obscurité de la nuit
La distance des étoiles
Même les souvenirs de voix à présent disparues)

Oui, ce qu'il y a c'est que dans un rêve il y avait quelqu'un de mort depuis des années. Ensemble vous faisiez un voyage que vous n'avez jamais pu faire et, dans ton rêve, tu te demandais sans cesse "mais pourquoi sommes-nous restés tant de temps sans nous voir?"
Les paysages s'accordaient à cette chanson, ils étaient vastes et caressés par le vent. 
Tu t'es réveillé sans amertume.


mercredi 13 avril 2016

Andrea Arnold - les Hauts de Hurlevent


Un mur avec d'anciens dessins d'enfants dessus. Un jeune homme blessé au front titube, respire fort, se jette contre ce mur; il ne peut pas le détruire, mais il a l'air de vouloir se faire mal. Et il se fait mal. Sans doute il avait déjà mal avant. Il tombe et il pleure. Dehors le vent secoue les branches nues d'un arbre, et l'une d'entre elles vient taper le carreau de la fenêtre avec un rythme régulier. Suivant ce rythme, le jeune homme cogne sa tête contre le plancher. La poussière qu'il a remuée flotte dans l'air et dans la lumière froide. Pas un seul mot.
Il y a comme ça des scènes d'ouverture qui imposent sans effort apparent les règles du jeu à venir. 
 
Pour ceux qui ont manqué le début : les Hauts de Hurlevent est adapté du roman du même titre d'Emily Brontë et raconte la rencontre, l'apprivoisement mutuel, et la relation contrariée entre Heathcliff, jeune garçon a priori abandonné et recueilli par un agriculteur anglais, et Catherine, la fille de ce dernier.
On pourrait prendre le temps de contextualiser ce film, parler du nombre de réalisateurs qui ont été annoncés pour cette énième adaptation sans que rien ne se concrétise (et pourtant Michael Mann dans la lande désolée ça aurait pu être chouette) et des trois quarts d'Hollywood un temps pressentis pour les rôles principaux, etc. Ce qui importe c'est que le projet a fini par arriver à Andrea Arnold et c'est une grande chance pour nous. Elle reprend le scénario et choisit d'imposer des acteurs presque tous débutants, et ayant le même âge que les personnages du roman, mais surtout elle prend des distances considérables avec les conventions de l'adaptation (d'un) classique littéraire. Et c'est là que ça devient intéressant.


Parce que le problème des adaptations habituelles c'est justement qu'elles sont littéraires, alors que c'est de cinéma qu'il s'agit. Et ça Andrea Arnold le perçoit parfaitement. Dès lors on se méprendrait si l'on faisait trop de cas de certaines libertés pourtant significatives prises à l'égard du texte d'origine, comme celle de faire d'Heathcliff un jeune homme noir par exemple ; de manière générale on ferait fausse route en s'attachant trop à la question de la fidélité à l’œuvre d'origine. Ce qui compte c'est le matériau brut qu'elle apporte et l'écho que trouve en elle la sensibilité de la réalisatrice. Andrea Arnold n'est pas intéressée par le pittoresque, par les costumes, par la langue du XIXème siècle (qui n'a pas sa place ici; on a rarement aussi souvent entendu « fuck you, cunt » dans un film en costumes, et bizarrement ça sonne infiniment juste). En revanche elle semble toute entière tournée vers l'expression de sentiments et de vérités qui sont au cœur de sa vision des Hauts de Hurlevent.

Vérités sociales notamment, sur lesquelles ont ne s'étendra pas trop parce que même si elles sont d'une pertinence remarquable elles ne sont pas le cœur du film. Relevons tout de même une idée forte: sans s’appesantir sur ce point, Andrea Arnold reste consciente que le choix d'acteurs noirs pour interpréter Heathcliff à deux âges de sa vie ouvre immédiatement la porte à une lecture post-coloniale de certains points du film (lecture nourrie par une scène de baptême forcé d'une violence symbolique infiniment plus forte que bien des discours). Mais au-delà de cette lecture, elle met admirablement en scène le cercle vicieux dans lequel s'inscrit la brutalité de rapports de force où le pouvoir détenu par le dominant est avant tout celui de façonner les autres – souvent par la violence. Les tordre, les briser s'il le faut pour qu'ils finissent par se soumettre ou par réagir avec l'agressivité de l'animal acculé; le détenteur du pouvoir peut alors invoquer la légitimité de la force en disant "Eh mon Dieu, les choses étant ce qu'elles sont, il faut ce qu'il faut..." Ce travail de sape ayant la violence comme origine et comme finalité est remarquablement représenté par Andrea Arnold et sa co-scénariste Olivia Hetreed. D'autre part l'esthétique du film (format 4/3 et caméra à l'épaule) applique les codes visuels du cinéma social à un film d'époque, ce qui crée une sorte de conflit stylistique très intéressant sans jamais vider le film de sa substance ni le détourner de ce qui est son véritable objet.


Car ce qui fait de cette version des Hauts de Hurlevent une expérience véritablement marquante s'ancre beaucoup plus dans la chair de l'humain, et ce grâce à un détail fondamental et fondateur : quand Heathcliff rejoint sa famille "d'adoption", il ne parle pas un mot de leur langue. Dès lors ses rapports premiers aux autres, et à Catherine en particulier, passeront par autre chose que le langage. De la sorte Andrea Arnold évacue immédiatement le côté littéraire de l'adaptation. Il y a peu de mots dans ce film, presque pas de vérités dites ; mais il y a des vérités habitées, incarnées, parce qu'Andrea Arnold n'est pas la dernière des cinéastes. Exemple: Catherine et Heathcliff se baladent à dos de cheval. C'est le premier contact apaisé entre eux, et aussi la naissance d'un désir suggéré de manière purement formelle: on entend la respiration profonde d'Heathcliff qui se superpose à l'image de la chevelure de Catherine qui flotte au vent et vient lui frôler le visage. Arrive un plan de la main d'Heathcliff qui, avec beaucoup de douceur, caresse lentement le flanc du cheval, suivi d'un raccord où la crinière du cheval vient faire écho à la chevelure de Catherine. Ça s'appelle le cinéma, c'est un art de l'image en mouvement qui finit par créer un langage où les mots sont superflus. Et l'intelligence du récit ici mis en scène est justement dans un premier temps de tenir le langage à distance. Première conséquence: il ne reste que du cinéma. Deuxième conséquence, et c'est là que ça devient fascinant: rien ne se règle par les mots.


Or ce qui est au cœur des Hauts de Hurlevent d'Andrea Arnold, c'est le désir. Au cinéma on est habitué à voir le désir s'accomplir en étant verbalisé et/ou assouvi. Ici, pour les raisons évoquées plus haut, les sentiments entre Catherine et Heathcliff sont coupés de toute base discursive; restent alors les élans, qui dans un premier temps ne disent pas leur nom parce qu'ils ne le connaissent pas (dans la première partie du film les personnages sont tout juste sortis de l'enfance), et qui dès lors se traduisent de manière purement physique.
A quoi ça ressemble alors vraiment, le désir? Quand ça ne sert pas à faire des déclarations, quand il ne reste que l'influx, la pulsion inexpliquée, à quoi ça ressemble? Andrea Arnold répond: à de la violence. C'est physique, ça trouble la respiration, ça raidit les muscles, ça rend fou... On veut le bien de l'autre, on veut son propre bien, les limites des deux sont parfois mal dessinées et ça fait comme une guerre à l'intérieur. On boit le sang de l'autre pour l'aider à guérir de ses blessures. C'est animal.


Les décors du film sont essentiellement froids, humides, embrumés, et dans ce cadre glacial se développent chez les personnages des élans incendiaires qui éclatent et provoquent de véritables ondes de choc que des mots ne sauraient ni traduire ni expliquer1. On reste parfois profondément troublé face à ces images où le corps suit sa vérité, qui est peut-être celle de l'âme aussi, mais qui tient quoi qu'il en soit tout langage, et donc toute justification, à distance. Troublé on est tout entier face à cette histoire de deux personnages qui s'aiment tellement contre tout qu'ils ne parviennent à se le montrer qu'en se faisant souffrir, mutuellement et eux-mêmes. Qui sont tellement dépassés par ce qui se trame en et entre eux qu'ils ne peuvent que se (dé)battre et se cogner contre ce qui les rend vivants. C'est la chair, l'âme et le cœur dans ce qu'ils ont de plus impénétrable qui se montrent alors à nous, et grâce à Andrea Arnold c'est d'une beauté dévastatrice.





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1« absence des facultés descriptives ou instructives », comme disait l'autre.

mercredi 9 mars 2016

Cinq fois Pierre Vassiliu

Voilà que le printemps approche et que l'envie nous vient de nous balader parmi quelques chansons de Pierre Vassiliu. Faute de véritables rééditions, on ne peut pas vraiment prendre l'entière mesure de la richesse de sa discographie (car passer d'un morceau à un autre sur youtube n'est pas satisfaisant, eh non, déso). Mais quand même, ce qu'on en perçoit ici et là confirme si besoin en était (et il n'en était pas, même si pour beaucoup trop Vassiliu reste l'homme du seul tube « Qui c'est celui-là ? ») qu'il y a là-dedans bien des choses délectables à aller pêcher.



En commençant par un morceau remontant à 1969, époque où Vassiliu jouit déjà d'un succès certain pour ses chansons comiques. Tout part d'une rencontre avec le Trio Camara, collectif brésilien de samba-jazz composé de Fernando Martins, Edson Lobo et Nelson Serra et défendu par le label Saravah. Séduits par la musique du trio, Pierre Vassiliu et Nicole Croisille décident de créer le groupes les Masques pour enregistrer un album (très très recommandable) en sa compagnie. Sur le morceau « Initiation » (aussi intitulé « Invitation » à l'arrière de la pochette de l'album) Pierre Vassiliu vient donc donner de la voix en solo (le reste du temps les chansons sont travail collectif et mélange des voix), et fait preuve d'une capacité à se fondre dans un style musical aux antipodes de celui qu'on lui connaît jusqu'alors. Passant du français au portugais du Brésil, il révèle que celui qu'on peut prendre à l'époque pour une sorte de chanteur post-comique troupier (parce que bon, « La femme du sergent » ou « La foire aux boudins », aussi...) possède en fait un registre et un imaginaire bien plus vastes que ce que l'on aurait pu imaginer. Il vient ici contester à Pierre Barouh le titre de Français le plus brésilien de France et tord dès alors le cou à cette image de représentant d'une sorte d'esprit franchouillard dans lequel on persiste pourtant aujourd'hui encore à le cantonner. 


Dans « J'aime pas l'hiver », extrait de l'album Amour amitié (où il semble pour la première fois laisser vraiment libre cours à toutes les facettes de sa sensibilité), on trouve encore une sorte de tonalité brésilienne, une manière de ne pas parvenir à chanter l'hiver sans y inviter une forme de saudade de l'été. Musique d'accompagnement très simple en deux temps - le premier franc et grave, l'autre un peu cassé - un oiseau au vol de guingois dont le ventre blanc se détache sur le gris du ciel. C'est doucement mélancolique et c'est beau. Sur cet air, des paroles parfois fort inspirées.

"En hiver,
on trouve le temps de penser à tout...
Et c'est dommage car d'une seul coup
on s'aperçoit que tout va de travers
(ça me fait pareil, quand je bois trop de bière.)"

Qui dit mieux pour exprimer cette sorte de léger mal-être à peine plus profond que la peau, mais qui demeure? Le tout sur une sorte d'oscillation entre le parlé et le chanté qui donne une vraie intimité à cette chanson d'allure humble, un mélange de tendresse et de mélancolie qui en fait une sorte d'instantané simple mais très précis et très juste du spleen hivernal. Et une des plus belles chansons de la fin des années 60, n'ayons pas peur des mots.


1974, « Qui c'est celui-là? », succès mentionné plus haut. Mais deux-trois morceaux plus tard sur le même album se pose « Film », une sorte de chanson extra-terrestre. Écrite par Marie Vassiliu (a priori l'épouse de), elle révèle une parolière dotée d'un regard et d'un style rares. Ce récit d'errance partant d'une vague envie de baiser pour aboutir à une évocation habitée et désabusée de Paris la grise et la désespérée offre un cheminement à travers les tonalités et les émotions qui impressionne, bien aidé par une inspiration musicale franchement pas dégueulasse entre la discrétion d'une basse rudement souple et cette putain d'idée de choisir comme motif musical de base une sempiternelle phrase répétée par des chœurs qui martèlent "Je cherche encore une fille qui voudrait bien de moi ce soir un quart d'heure", comme pour incarner au mieux ce qui parfois se trame et obsède en-dedans et pousse le narrateur de ce morceau à chercher une chaleur, peu importe laquelle, avant de voir ses élans arrêtés nets devant la beauté et la tristesse. Il reste alors avec sa lassitude et sa mélancolie (si on n'avait pas peur du poncif on parlerait de texte pré-houellebecquien, tiens), mais aussi et malgré tout avec une sorte de fond d'espoir qui demeure. Le morceau file alors avec la musique seule et l'intrusion progressive de ce qui ressemble à une note de guitare électrique tenue en permanence pour donner une sorte d'ouverture tremblée et pleine d'écho qui évoque aussi bien l'enfermement dans un tunnel qu'une éventuelle aspiration vers le haut, ou ce que vous voulez d'autre. Et puis des chœurs qui achèvent de faire basculer ce morceau du côté de quelque chose qui tient à une sorte de sublime en jean-baskets incarné dans de la viande qui bat. On sort de là avec la certitude que « Film » fait partie des la famille des pièces maîtresses ignorées de la chanson française. Mais son heure viendra, il ne peut pas en être autrement.


La même année, un EP avec dessus « En vadrouille à Montpellier », où l'on retrouve une fois encore Marie Vassiliu à l'écriture, pour évoquer une danse ouvertement tournée vers l'érotisme et tendue vers le coït. Mais il y a à nouveau une qualité d'écriture là-dedans et un sens de la musique et des arrangements qui fait de ce morceau autre chose qu'une sorte de vague incarnation du goût pour une danse de cul chaloupé apparu dans la musique populaire des années 701. Et puis l'écriture, encore et toujours inspirée:
"Incrustée et collée,
consciemment tu t'écroules.
Je trouve que c'est bien."
Ce "je trouve que c'est bien" sort de nulle part et agit comme une sorte de pas de côté qui vient illustrer le souci de donner une dimension autre à ce récit qui, sinon, aurait pu sembler n'être qu'une sorte de fantasme de quadra qui lève une petite dans une boîte de la Riviera (non sans finir son cognac d'abord, art du détail remarquable). Ce morceau est une sorte de pendant lumineux (mais aux lumières rouges, vertes et bleues des pistes de danse) et moite de « Film »: cette fois le désir s'accomplit et se vit comme une vague de fond qui submerge tout dans une grande douceur. Autre morceau hors-norme, moins troublant que le précédent mais pas moins inspiré et rudement bien gaulé d'un point de vue musical.



Et puis en face B de ce même EP, « Il était tard ce samedi soir ». Et alors deux choses ici: d'une part un délire assez jouissif racontant une sorte de scène de la vie conjugale de Jane et Tarzan tandis que "les pumas piaill[ent] dans les betteraves", et où l'on finit par apprendre les origines tyroliennes de Tarzan par la bouche d'un Vassiliu qui ne parvient pas à se retenir de rire pendant qu'il parle-chante (et improvise, semble-t-il) cette histoire déglinguée. Vraiment on rigole bien. Et puis un petit détail vient nous chatouiller l'oreille et nous ramène à l'ampleur géographique des inspirations de Vassiliu: on entend ici ce qui nous semble bien être une flûte pygmée, qui tient un enchaînement de notes autour duquel s'élabore une progression musicale pas vilaine du tout, voire franchement inspirée, et dans laquelle se marient à la perfection cette sonorité africaine et ce goût de la digression propre à la musique un tant soit peu psychédélique des années 70. Discrètement, comme toujours, Vassiliu vient faire entrer un peu d'air et d'inconnu dans une chanson qui a de prime abord tous les atours de la gaudriole. Et il n'est pas dans une sorte d'exploitation de clichés de la musique africaine2, il cherche davantage à provoquer une rencontre inopinée pour voir ce qui en sort. Et ce qui en sort, c'est un morceau qui synthétise pas mal le style Vassiliu: on commence par rigoler, et puis on tend l'oreille et ce qu'on écoute nous laisse assez pantois d'admiration.

Il y a ce passage dans « Initiation », adressé au Brésil: "Quand on parle de toi on ne dit que samba, mais il n'y a pas que ça." A posteriori ces quelques mots pourraient résumer le malentendu dont pâtit encore Pierre Vassiliu: quand on parle de lui on ne dit encore trop souvent que « Qui c'est celui-là? ». Mais il n'y a pas que ça, et ce qui reste encore trop ignoré vaut amplement le détour. C'est pour cette raison qu'on aimerait bien que soit rééditée la discographie du monsieur, histoire de transformer nos petites balades du côté de chez lui en séjours plus longs qui pourraient bien devenir de beaux voyages.




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1 Goût trouvant sans doute ses origines dans la « Décadanse » de Gainsbourg, et qui aboutira en 1976 à la parodie ultime de Jean Yanne « le Coït », qui n'ignore d'ailleurs clairement pas « En vadrouille à Montpellier ».
2 À la différence de ce que fait par exemple à la même époque Martin Circus dans son (très bonnard au demeurant) « Je m'éclate au Sénégal », où les percussions initiales vaguement africanisantes ne servent qu'à introduire le sujet avant de ramener le morceau à une pop standard sans que jamais ne se produise de mélange d'inspirations. Ce qui est un peu le même problème avec Damon Albarn et son approche de la musique africaine centrée sur ce en quoi elle nous renvoie à nos habitudes d'auditeurs de musique occidentale (mais bon, la comparaison Damon Albarn - Gérard Blanc ne doit sans doute pas aller beaucoup plus loin).