jeudi 24 mai 2012

Bel Animal


"Le rat, lui... sa vie est des plus banales. En gros celle de l'homme: combat quotidien pour la nourriture, même quand le garde-manger est plein, combat pour obtenir une femelle, occupation des loisirs à des choses malfaisantes, vieillesse, décrépitude, mort... Seulement, pour faire ça, le rat n'a besoin que d'UN centimètre cube de cervelle... L'homme, lui, en a en moyenne 1800, on peut se demander ce qu'il fait des 1799 qui lui restent."

Reiser




Bel Animal se télécharger ici-même, et quand on l'ouvre voici ce qu'on trouve: 

01 Bestiaire
02 Blithe Field - Whale watch
03 My Brightest Diamond - Dragonfly
04 Serge Gainsbourg & Michèle Arnaud - Les papillons noirs
05 Mayo Thompson - Horses
06 Marisa Monte - Meu Canário
07 Einstürzende Neubauten - Salamandrina
08 Micah P. Hinson - Seven horses seen
09 Clara Rockmore - Le cygne
10 Final Fantasy - This lamb sells condos
11 Nosoträsh & Nacho Vegas - Tres tristes tigres
12 Stealing Sheep - Bats
13 Joanna Newsom - Clam, crab, cockle, cowry
14 Vainica Doble - La ballena azul
15 Vashti Bunyan - Swallow song
16 Jean-Luc le Ténia - Paul
17 Blonde Redhead - Equus
18 úrsula - Arañas


mardi 15 mai 2012

Alexandre Vialatte


« En littérature, il y a ceux qui courent derrière le chef-d’œuvre, et ceux qui courent derrière les filles. » (Saint-Augustin, une Enfance fleur d'oranger)

Et c'est vrai. Derrière les grands écrivains qui se donnent tout le mal du monde pour qu'on entende bien leur désarroi, même si on est au fond de la classe, il y en a d'autres qui ont la tête ailleurs et qui finissent, à force de prendre des chemins de traverse, par tracer leur propre sillon sans jamais venir tirer sur la manche de qui que ce soit. Une forme de politesse, peut-être. Si l'on devait chercher un bigrement chouette exemple de cette littérature modeste, le premier nom qui nous viendrait en tête serait celui d'Alexandre Vialatte.


Il aurait pourtant eu de quoi faire son intéressant, lui qui a fait découvrir Kafka au lectorat francophone grâce à des traductions qui font encore autorité (tout autant qu'elles sont décriées). Mais non. On l'imagine assez bien comme un personnage de Sempé, le genre de petit monsieur qui se promène dans la rue avec un air un peu mélancolique et un sourire en coin, du genre à immédiatement saisir l'absurdité de la vie mais, plutôt que de pousser des longs cris de détresse, à en tirer une sorte d'amusement à l'égard de cette étrange affaire.

Et quand il s'agit de rire et de faire rire, alors là pardon mais Alexandre Vialatte est un peu un patron. On peut par exemple affirmer que sans lui l’œuvre de Desproges (son plus grand défenseur, promoteur, giga top fan...) aurait été beaucoup moins riche. L'humour de Vialatte s'est essentiellement épanoui dans les multiples chroniques qu'il a écrites. C'est un humour protéiforme, qui va de la parodie à l'absurde en passant par le pince sans rire. C'est même là-dessus que bien des choses reposent: une manière de lancer des absurdités gigantesques avec un aplomb tel qu'elles finissent par sembler vraisemblables, et donc encore plus drôles. Mais surtout, surtout, une exigence qui consiste à ne pas chercher le rire pour le rire, mais davantage à faire de l'humour une manière d'aborder le monde. En cela Vialatte est bien plus proche d'un humour qu'on qualifiera de britannique, pour faire simple, que de la bonne vieille tradition française qui fait rire en disant que les autres c'est tous des cons. Vialatte observe les hommes et il ne cesse de constater qu'ils ne font pas ce qu'est censé faire l'Homme. On pourrait dire pour faire large que le grand sujet de Vialatte c'est la nature humaine et le décalage qu'il y a entre ses aspirations et sa réalité.

« L’homme ne cesse de se chercher à travers l’apparence. Il se poursuit comme un fantôme. Platon en fait un poulet plumé, Linné le classe avec la chauve-souris, Pascal, lui, greffant des ailes d’ange sur la nature la plus sordide, le considère comme un rat volant. Darwin veut qu’il descende du singe, et les derniers progrès de la science le font remonter au cœlacanthe, qui est une espèce de goujon madécasse. Des aventuriers de la pensée, des risque-tout de la zoologie voudraient même qu’il descendît de l’homme, ce qui supposerait qu’il était né avant lui-même. On voit par là où nous allons. Le peu de sérieux de cette hypothèse ne lui laisse pas beaucoup de défenseurs, mais elle fait voir jusqu’où l’homme peut aller se chercher.
            C’est un besoin qui s’exaspère le mardi gras. Le mardi gras est un effort de l’homme pour essayer de devenir lui-même : il se cherche à travers cent costumes, il lui arrive même de se rencontrer. Il se coiffe d’un chapeau pointu, il l’orne d’une plume d’oiseau-mouche, il s’entoure les mollets d’une épaisse peau de mouton, il la retient par ces lanières entrecroisées que le brigand calabrais affectionne sur toute chose, il s’arme d’un pipeau et d’un tambour de basque, il se poursuit parmi ses accessoires, il se cherche à travers lui-même, il finit parfois par se trouver.
            Le président du tribunal met le masque de Fernandel, le sous-préfet se costume en bergère, l’instituteur se coiffe d’un casque grec, la ménagère se déguise en Peau-Rouge, l’industriel en monarque africain. Il arrive même à l’homme, suprême dépaysement, de se travestir en lui-même : Fantômas, au tome VI, se déguise en Anglais (or il est sujet britannique et sergent dans l’armée anglaise !), et j’ai entendu des enfants, s’ornant de turbans et de voiles d’infirmières, déclarer : « Alors, on serait nous ! » Tel est le besoin d’où naquit l’homme de lettres, tel est le désir qui fit Napoléon, les Confessions, les Mémoires d’outre-tombe, Cécile Sorel, et tout autobiographe. Tel est l’homme à travers ses songes ; il se rêve lui-même. Ensuite, il lance des serpentins dans des brasseries. »

La force des chroniques de Vialatte c'est donc ce regard affûté porté sur les choses, regard qui fait de n'importe quel sujet une mine inépuisable de sens et une source de réflexion. Et là aussi il y a une forme de grâce qui impressionne : en règle générale, la chronique est censée être une réaction sur un point d'actualité, souvent l'épiphénomène d'un épiphénomène. Vialatte pervertit cette règle en parlant de tout et (surtout) de rien; du même coup, il atteint une forme d'universalité que n'apercevra jamais, même de loin, le chroniqueur qui a très envie de faire savoir ce qu'il pense de son époque. Cette universalité vient aussi d'une conviction tacite mais omniprésente chez lui: il n'y a rien de nouveau. Quelle que soit l'époque, quels que soient ses sursauts, tout ça participe des gesticulations des humains mais rien ne peut nous étonner. Sentiment traduit par une formule extrêmement récurrente affirmant que telle chose (la femme, les continents, le progrès, le rhinocéros...) "remonte à la plus haute antiquité". Finalement, sans faire de bruit, Vialatte est un véritable anthropologue qui parvient sans cesse à dresser de la nature humaine un portrait d'une justesse confondante. Et ce même, et surtout, quand il décide de parler des animaux, ce qui est une de ses grandes obsessions. Même là, il le fait avec style (affirmer que "l'éléphant est irréfutable", c'est quand même bien classieux) et parvient à mêler le rire et une forme d'émotion qui découle du regard amusé porté sur la mélancolie du genre humain qui doit sans doute, elle aussi, remonter à la plus haute antiquité.

« Il y a chez le bœuf une nostalgie profonde. Il regarde l’homme d’un œil triste ; une bave d’argent lui pend de chaque côté de la bouche ; et, tout à coup, il se met à meugler. C’est un cri qui sort du sous-sol, c’est un écho dans une caverne, c’est un brouhaha médiéval. (…)
            Le bœuf est docile et désespéré. On a tout essayé. Le jour de la mi-carême on lui menait voir le roi et les principaux magistrats. Pour le distraire. Pour essayer de le consoler. C’étaient des hommes considérables aux joues vermeilles, au poil luisant, d’une affabilité parfaite ; parfois glabres et un peu jaunes comme un œuf à repriser les bas. Mais couverts des plus riches étoffes. Parfaitement plaisants à regarder. (…) Il en revenait aussi triste qu’avant.
            Peut-être songe-t-il à sa fin prochaine ? Mon ami D…, qui a vu beaucoup de choses, m’a assuré que son oncle Joseph était ainsi au moment de prendre le train, quand il remontait à Verdun. Il paraît même qu’il mugissait avant l’attaque. Et le capitaine avait fini par le lui interdire parce qu’il effrayait les Bretons. Quoi qu’il en soit, mon ami D… pense que le bœuf a la même nostalgie que celle de son oncle Joseph. Il éprouve la tristesse physique des membres utiles de la société. »

Mais le style de Vialatte ne se résumé pas qu'à cette finesse du langage et à cette capacité à tirer l'observation vers une conclusion à la fois absurde et riche de sens. Il a par exemple pour coutume de faire précéder ses chroniques de chapeaux dans lesquels il annonce tous les sujets qui vont y être abordés. Sa manière alors de faire se succéder des thèmes qui n'ont rien à voir les uns avec les autres, et le choix des mots utilisés pour les résumer aboutissent souvent à des sortes de poème surréalistes très réjouissants.

« Mœurs générales de Willy Bal. – Tri des serpents. – Malice secrète des métaphores. – Nos métaphores font notre portrait. – Voyance, sherlockholmisme et lignes de la main. – Lignes de la main du cuirassier. – Cuirasse du même. – Génie artistique de Pourrat. – Génie scientifique de Willy Bal. – Pain de seigle et château de nuages. – Henri Pourrat donne l’extra-texte du grand livre. – Penseurs à vendre. – Limites du flirt. – Inondations. – Insularisme de l’Auvergne. – Plaisirs du mauvais riche. – Fidel Castro. – Barbe du même. – Grandeur consécutive d’Allah. »


S'il est surtout connu pour ses chroniques, Vialatte s'est aussi illustré dans l'écriture de romans (dont un intitulé La complainte des enfants frivoles, excusez du peu). Tout ce qu'il canalise dans ses chroniques se voit offrir un espace de liberté plus ample quand il passe à la forme romanesque. La mélancolie prend alors toute son envergure, et si l'humour intervient encore, ça n'est que pour souligner la tristesse d'ensemble. Plus particulièrement il est intéressant de voir que la grande obsession de Vialatte romancier, c'est l'adolescence. Mais pas n'importe laquelle, une adolescence qui sonne comme un requiem, comme une dernière respiration avant un plongeon sans fin. On comprend alors qu'il y a chez cet écrivain une sorte d'abattement qui vient de ce que l'adolescence pure, celle des élans désordonnés, des colères imprécises, du feu intérieur, cette adolescence semble devoir être classée sans suite dès lors  que l'homme  grandi décide de faire ce que font les hommes.

« (...) les adolescents ne peuvent pas compter sur les adultes. Les adultes arrondis par le temps, les adultes aux âmes vulgaires et à la logique impeccable, ont peur de tant de richesse et de scorie. Nos regards exigeants leur inspiraient de la gêne; nos bouches menteuses, du dégoût. Orgueilleux et vils à la fois, c'est en les méprisant que nous les prenions pour modèles. »

Les adolescents absolus sont chez lui comme condamnés à mort, une mort concrète ou passive. Au mieux, les adolescents brûlants feront des adultes mélancoliques, mais il semble n'y avoir rien d'autre à espérer. Tout le problème paraît venir de ce que l'adolescence est appelée à finir quand l'homme décide de préférer le confort de l'acquis au déséquilibre des désirs qui le traversent. Or le désir seul semble intéresser Vialatte, et l'idée d'assouvissement est comme une condamnation à vie. Ou plutôt, la vie telle qu'elle s'impose à qui se laisse faire semble ne jamais être à la hauteur du désir qu'elle inspire aux jeunes gens, par manque de cœur.

« C’était l’hiver, les réverbères petit à petit s’allumaient dans la ville ; on était bien dans les salles chaudes. Le ciel sombre couvrait les champs nus. Je ne sais quelle force obscure gonflait notre âme, nous emportait violemment dans la joie. »

« Qu'il y avait d'espoir, sur ces routes, et de tournants, et de grands signes, et d'appels, et de voix qui passaient. »

Tout ça n'est pas très gai au fond. On peut alors adopter deux attitudes: on peut prendre sa tête dans ses mains et gémir doucement; Vialatte choisit la deuxième option: si le cœur y est, on peut s'en amuser, conscient que tout ça ne nous rendra pas le Congo, ni ses fruits. Sinon, on peut saisir cette tristesse à bras le corps et la rendre vivable en la transformant en un bouquet de fleurs séchées par la grâce d'un style d'une grande élégance.

« Ce samedi-là, le grand Charles, qu’on appelait aussi Robespierre, et Damour l’aventureux, qui était bronzé comme un khalife, avaient obtenu la permission d’apporter leurs accordéons dans la cour comme on le faisait chaque année vers la fin du troisième trimestre. Ils s’étaient assis sur deux escabeaux que les petits étaient allés leur chercher avec fierté dans la salle de dessin. Comme ils ne savaient pas lire la musique et ne connaissaient en commun que certain airs, ils jouèrent d’abord la Valse Brune. Les petits qui avaient apporté les sièges s’installèrent à leurs pieds de plein droit pour participer à leur gloire. Robespierre avait un pince-nez attaché sous son sarrau noir par un long cordon, et une casquette dont, à l’inverse de tous les autres, il tirait le turban par devant de façon à cacher les palmes ; il jouait d’un air grave et patient ; Damour portait le panama de son oncle, l’épicier de la Tour-Tailhade ; il avait une figure en lame de rasoir et de beaux yeux de chèvre, noirs et dorés, presque sans blanc ; il jouait, le chapeau sur la nuque, la tête penchée de côté, avec un sourire invariable, dans le vide, pour lui tout seul. Depuis, il est mort, en Amérique… Il y était parti avec Robespierre ; Robespierre est revenu seul ; c’est lui qui nous a raconté cette histoire : on avait assis le cadavre chaud sur la banquette d’une automobile ; en arrivant on n’avait plus pu le détendre. Des détails navrants…
            Les petits assis en rond par terre, en tailleur, avec leurs mains terreuses dans le creux de leurs sarraux noirs, admiraient, la bouche ouverte, de toute leur confiance et de tout leur corps.
            Le surveillant du dortoir prolongea la récréation de trois minutes pour permettre à Damour et au grand Charles de terminer Ne rendez pas les hommes fous.
            (…)
            Deux internes s’étaient mis soudain à valser dans le préau désert ; leur danse soulevait un nuage de poussière ; ils tournaient si vite que leurs tabliers formaient autour d’eux une grande cloche noire. »




N.B. : les textes cités ici proviennent de l’Almanach des quatre saisons, de Et c’est ainsi qu’Allah est grand, de la Complainte des enfants frivoles et de Battling le ténébreux.

mardi 8 mai 2012

Hitoshi Matsumoto


Quand vient le moment de parler d'Hitoshi Matsumoto, on voudrait pouvoir le faire dans un long chant extatique hurlé par une chorale de clochards habillés en anges juchés sur un char tiré par huit cent quarante-sept pécaris peints en rose. Mais bon, la conjoncture, tout ça, écrivons plutôt un billet. Pour dire déjà, pour de vrai, qu'Hitoshi Matsumoto est à notre sens un des cinéastes les plus prometteurs et doués qui soient actuellement. Et que, par conséquent, il est plus que conseillé de se ruer au cinéma pour voir Saya Zamuraï, son premier film à avoir les honneurs d'une sortie en salle en France. Et ensuite pour dire pourquoi Hitoshi Matsumoto est très fort:


- après une longue expérience d'amuseur télévisuel, il réalise en 2007 son premier long-métrage, Dai Nipponjin, dont il tient également le rôle-titre. Et d'ores et déjà il impressionne: le film commence comme un documentaire sur un homme dont on ne saurait pas trop dire ce qu'il fait dans la vie, à part être un marginal. On est alors en plein simili-cinéma vérité, mais on est déjà scié par la force comique hallucinante de Matsumoto en tant qu'acteur. Il ne bouge presque pas, parle d'un ton monocorde, garde un visage très statique, et pourtant le moindre de ses micro-mouvements, sa manière de recoiffer sa longue chevelure, les regards ou les silences qui entrecoupent ses réponses aux questions des journalistes qui le suivent, tous ces éléments sont chargés d'une puissance comique hallucinante. Et puis le titre ("Le grand japonais") s'explique soudain, et du cinéma vérité on glisse vers une sorte de cinéma à grand spectacle parodique où le personnage principal, qui s'avère être à temps partiel une sorte de défenseur de la veuve et de l'orphelin, doit se battre contre des monstres. Grand spectacle parodique car volontairement mou, pataud, tout comme l'anti-héros qu'incarne Matsumoto. Même si ce premier film contient son lot de maladresses (sauvées par un final absolument délirant qui vaut à lui seul le détour), on est frappé par la capacité de Matsumoto à ne respecter aucune convention cinématographique, à pratiquer un  coq-à-l'âne stylistique très réussi et à parsemer son film d'idées comiques prodigieuses. Derrière tout ça se cache de surcroît un véritable talent pour inclure dans un récit a priori parfaitement burlesque une mise en abyme réfléchie. Sans s'appesantir sur lui-même, Matsumoto évoque en filigrane ses interrogations quant à la finalité de son travail, à l'éventuel lien existant avec le public, à la validité de tout ça. Et y a pas à tortiller: quand un artiste arrive à parler de ses doutes sans pleurnicher sur son sort et en livrant une réflexion qui ne vise pas l'autosatisfaction, c'est bougrement intéressant.


- vient ensuite Symbol en 2009, film dont le synopsis pourrait être encadré puis exposé dans les plus grands musées d'art contemporain du monde: un homme en pyjama (joué par Matsumoto) se réveille enfermé dans une salle dont les murs sont constellés de petits sexes masculins, tandis qu'au Mexique un lutteur surnommé l'homme escargot se prépare pour un énième combat perdu d'avance. A chaque fois que l'homme en pyjama appuie sur un sexe s'ensuit une conséquence imprévisible dans la salle où il se trouve, et bientôt il comprend que la possibilité d'une fuite réside dans la réaction en chaîne de certains de ces phénomènes. Autant dire qu'on ne sait pas où on met les pieds quand le film commence, et c'est une bien belle chose puisque le résultat est proprement ahurissant: non seulement Matsumoto confirme son génie comique absolu (et un goût marqué pour les coiffures sobrement ridicules, ce qui n'ôte rien à la chose), non seulement il fait preuve de qualités de réalisateur de plus en plus certaines, notamment dans le va-et-vient entre la salle mystérieuse et le Mexique et dans la capacité à jongler entre ces deux univers et leurs codes narratifs très distincts, mais en plus, après nous avoir fait crever de rire, Matsumoto nous cueille avec un final impressionnant, complètement métaphysique et riche de sens. Pour faire bref on pourrait dire que Symbol est une sorte d'apocalypse cinématographique, dans le sens où tous les repères du spectateurs sont mis à mal avant que soudain ne jaillisse une révélation sublime hors de ce qui ressemblait à un gros bordel. On se demande si on a déjà vu ça avant; bien sûr il y a les films des Monty Python, mais leur attachement à une ligne narrative plutôt claire les empêchait d'entrer dans une forme expérimentale de leur art. On pense aussi à Getting any? de Kitano, déjà pour les similarités qui rapprochent son parcours de celui de Matsumoto, mais aussi pour la folie furieuse comique qui portait ce film. Seulement Kitano ne parvenait pas à atteindre par le biais du comique l'ampleur cinématographique et spirituelle de Matsumoto. Alors voilà, Symbol est un film unique, l'un des plus beaux que nous ayons vu ce siècle-ci.


- et voici enfin Saya Zamuraï, qui est donc le premier film de Matsumoto à sortir en salles en France (même si grâce à de chouettes festivals comme Hallucinations Collectives on a pu jouir du visionnage de ses deux autres films sur grand écran). C'est aussi son premier film en costumes, et le premier film où il n'apparaît pas à l'écran (à part à la toute fin pour une sorte de clin d’œil caché plein de sens). Ce film raconte l'errance d'un samouraï fuyard, délesté de son sabre, inconsolable depuis la mort de sa femme et harcelé par sa toute jeune fille qui ne peut supporter de le voir agir avec si peu de dignité et ne cesse de l'enjoindre à se suicider. Après s'être fait arrêter il se voit proposer un marché: s'il arrive à faire sourire le fils d'un chef de clan, rendu neurasthénique par la mort de sa mère, il aura la vie sauve. Sinon il sera condamné, au bout de 30 jours, à se faire seppuku. S'ensuit une succession de tentatives foutraques et souvent très drôles de provoquer le rire chez cet enfant. 


A travers ce film légèrement plus conventionnel, on sent que Matsumoto s'adresse à un public plus large. Grand bien lui en prend puisque, sans trop en dévoiler, ce qui commence comme une comédie burlesque se transforme petit à petit en réflexion sur l'art et la vie en général où Matsumoto semble se demander comment émouvoir un monde d'enfants tristes, comment agir quand on est délesté de l'outil qui nous constitue socialement parlant, ou comment trouver une marge de manœuvre qui nous permette de cohabiter avec le monde extérieur sans renier pour autant ce qui fait de chacun de nous un individu. Et alors on rit, on réfléchit un peu, on rit encore, et puis à la fin d'un coup, sans avoir rien vu venir, pan!, on pleure. Parce que non content de réaliser un film de manière quasi expérimentale (l'acteur principal, un marginal dotés de problèmes mentaux, ne savait pas qu'il tournait un film, le réalisateur ayant tout fait pour lui laisser penser qu'il s'agissait véritablement pour lui de relever le défi consistant à faire rire cet enfant), Matsumoto nous emmène cette fois sur un terrain différent grâce à une fin de film qui permet une relecture a posteriori de tout ce à quoi on vient d'assister. Beaucoup de questions sont posées, beaucoup de sujets sont abordés mine de rien, et l'ensemble s'accomplit dans un aboutissement qui fait de Saya Zamuraï un maître étalon du film trôle[1].


Ainsi existe Matsumoto, qui parvient à allier une personnalité unique et intègre à un exercice artistique profondément touchant et universel, qui est capable de remplir ses films jusqu'à la gueule d'humour, d'émotions et de sens. Bien évidemment, ce film ne bénéficie pas d'une sortie nationale immense (il jouit cela dit d’une critique très positive, c’est déjà ça). Autant dire que si vous avez la chance d'habiter à proximité d'un endroit où il est projeté, il vous est absolument nécessaire de vous y ruer. Parce qu'il faudrait voir à savoir saisir le bonheur là où il se trouve.


[1] Contraction de triste et drôle. Ce concept est furieusement XXIème siècle.