jeudi 30 octobre 2014

Ríos 3

Après Ríos et Ríos 2, voici donc Ríos 3.

On a bossé comme des dingues, oui.

Principe et mots d'ordre demeurent: fraîcheur, impulsivité, funambulisme, graines de courge.


Pour embarquer il faut cliquer ici.

01 Ligne de fuite
02 Jim Putnam & Mickaël Mottet - Let be
03 Pipo Pegoraro - Sabão de Coco
04 Kilo Kish - IOU
05 Powerdove - Be mine
06 Ikey - Timbuktu
07 Old Mate - Something
08 Romulo Fróes & Juçara Marçal - Espera
09 Matt Berry - Lost contact
10 Noir Boy George - Enfonce-toi dans la ville
11 Halasan Bazar & Tara King th. - Ventolin
12 Catherine Hershey & Julien Gasc - Gayle (Guy Blackman cover)



dimanche 12 octobre 2014

Un pied dans la culture de masse: Charles Bukowski, "the Laughing heart"

Tout d'abord une explication de classement que nous tenterons de faire aussi brève et digne que possible mais ça va être compliqué.
Il peut sembler absurde de présenter ici un poème de Charles Bukowski comme faisant partie de la culture de masse. Les enfants n'apprennent pas « the Laughing heart » au CP. Aucun chanteur de supermarché (du moins a priori, du moins pour l'instant) n'a essayé de transformer ce poème en tube. Donc non, « the Laughing heart » ne fait pas en soi partie de la culture de masse.
Seulement voilà: nous venons de découvrir par hasard (et avec du retard, mais le mal est fait) qu'un marchand de pantalons avait édifié une sienne publicité autour de ce poème. Nous avons alors pleuré dedans nous, de tristesse et de dépit d'abord, et puis de colère. Comme l'enfant du poème de Victor Hugo (qui n'a heureusement pas encore été récupéré par une marque de lessive), nous avons voulu de la poudre et des balles. Car dans la guerre psychologique permanente qui nous est livrée par les Épiciers, la réponse la mieux adaptée nous semble être la réduction à néant de leur empire en caca. Mais nous ne savons pas construire ni déclencher une bombe, et c'est malheureux, et on se demande ce que fout l’Éducation Nationale.
Nous aimons le bonheur et la joie, et nous souhaitons de tout cœur la mort des pubards qui souillent les jolies choses (des musiques souvent, parfois des extraits de film, voire des événements historiques, et plein d'autres choses encore) en les séparant net de leurs racines pour les associer irrémédiablement, dans notre inconscient collectif de masse, à une voiture ou une compagnie aérienne. Peu importent alors les circonstances, les émotions, la sensibilité et la manière de composer avec le fait d'être au monde qui ont inspiré ces créations. En les pervertissant, les publicitaires les vident de leur substance (non pas dans l'absolu, encore une fois, mais dans l'esprit du plus grand nombre) et, contrefaisant la création, ils révèlent leur nature profondément destructrice. 



Dégageons-nous de cette crasse pour aller un peu du côté du Beau. « the Laughing heart », donc. Si on retient bien trop souvent de Bukowski l'image du soûlard c'est au détriment de ce qui fait l'âme de son œuvre: le merle bleu qui chantait dans son cœur et lui a inspiré un autre de ses plus beaux poèmes1. En vérité Bukowski nous semble plein d'amour. Il emprunte bien des chemins plus ou moins détournés pour le retenir ou l'exprimer, mais nous croyons dur comme fer que s'il boit à outrance, peste, crache, insulte, vomit, ricane, c'est par amour que Bukowski le fait.

(Bukowski aimait Rabelais, Rabelais aimait l'humain jusqu'à en souffrir, jusqu'à en être amer (voir la déception qui accable la fin du Quart Livre, et donc de l’œuvre rabelaisienne), et l'on serait bien tenté de faire un raccourci balourd (d'ailleurs si quelqu'un connaît des raccourcis raffinés, qu'il nous écrive, ça nous intéresse bien) en disant que quelqu'un qui aime Rabelais ne peut pas aimer être habité par la rancœur.)

Sans doute, Bukowski buvait en partie parce qu'il avait mal aux autres. Et en partie parce que le vin blanc c'est bon et la bière ça désaltère. Il jouait son rôle d'ogre aux yeux du grand public pour s'assurer que tout le monde soit bien parti quand lui viendrait l'envie de laisser son merle bleu chanter. C'est bien l'oiseau en Bukowski qui est à l'origine de « the Laughing heart », et il nous est insupportable de le voir se faire encager, casser les ailes et tordre le cou par un minable fripier. Voici donc dans sa belle nudité « the Laughing heart » :


« your life is your life
don’t let it be clubbed into dank submission.
be on the watch.
there are ways out.
there is a light somewhere.
it may not be much light but
it beats the darkness.
be on the watch.
the gods will offer you chances.
know them.
take them.
you can’t beat death but
you can beat death in life, sometimes.
and the more often you learn to do it,
the more light there will be.
your life is your life.
know it while you have it.
you are marvelous
the gods wait to delight
in you. »2 

« Tu ne peux pas vaincre la mort, mais tu peux vaincre la mort dans la vie »; c'est une belle devise à coudre sur un étendard.
Nous nous sommes bien emportés au début de ce billet, mais au-delà de la colère (qui ne s'éteint pas) la confiance demeure, inaltérée: le merle bleu de Bukowski est irréductible, et chie dans les doigts de qui tente de l'entraver.

P.S.: ça n'est pas un hasard si Tom Waits, autre cœur de colibri caché dans un ours, lit si bien ce poème:









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1Poème que voici (traduction approximative de nos soins) :
« il y a un merle bleu dans mon cœur qui
veut sortir
mais je suis trop dur pour lui,
je dis, reste là-dedans, je ne vais
laisser personne
te voir.
il y a un merle bleu dans mon cœur qui
veut sortir
mais je lui verse du whisky dessus et j'aspire
de la fumée de cigarette
et les putes et les barmen
et les employés d'épicerie
ne savent jamais
qu'il
est là-dedans.

il y a un merle bleu dans mon cœur qui
veut sortir
mais je suis trop dur pour lui,
je dis,
ne bouge pas, tu veux me foutre
en l'air?
tu veux saloper mon
œuvre?
tu veux faire foirer mes ventes en
Europe?
il y a un merle bleu dans mon cœur qui
veut sortir
mais je suis trop malin, je le laisse seulement sortir
la nuit parfois
quand tout le monde dort.
je dis, je sais que tu es là,
alors ne sois pas
triste.
et puis je le range,
mais il chante un petit peu
là-dedans, je ne l'ai pas tout à fait laissé
mourir
et on dort ensemble comme
ça
avec notre
pacte secret
et c'est suffisamment doux
pour faire pleurer
un homme, mais je ne
pleure pas, et
toi?

(on trouvera une jolie lecture de ce poème par Bukowski lui-même dans la dernière compilation ici parue)


2 Pour ceux qui passaient les cours d'anglais à se trier les doigts, une traduction qui vaut ce qu'elle vaut:

« ta vie est la tienne
ne la laisse pas tomber dans une soumission froide et humide.
sois aux aguets.
il y a des portes de sortie.
il y a de la lumière quelque part.
ça n'est peut-être pas beaucoup de lumière mais
elle surpasse l'obscurité.
sois aux aguets.
les dieux te donneront des chances.
reconnais-les.
saisis les.
tu ne peux pas vaincre la mort mais
tu peux vaincre la mort dans la vie, parfois.
et le plus tu apprendras à le faire,
le plus il y aura de lumière.
ta vie est la tienne.
sache-le tant qu'il est temps.
tu es merveilleux
les dieux ont hâte
de se réjouir pour toi. »

samedi 4 octobre 2014

Julien Gasc - Cerf, Biche et Faon




Julien Gasc a une carrière longue comme deux bras, il a travaillé avec beaucoup de monde, il fait partie d'Aquaserge, il porte une barbe de très belle facture et il mesure trois mètres. Il a enregistré un premier album solo, et ce disque s'appelle Cerf, Biche et Faon.
Pour poser le décor on peut dire que Cerf, Biche et Faon a été enregistré en quelques nuits sur un quatre pistes cassette. On peut dire aussi qu'à notre connaissance, c'est le seul disque dont les deux premiers morceaux sont une mise en musique d'un poème de Marguerite de Valois1 et une chanson intitulée « Fuck ».


Ce qui résumerait le mieux Cerf Biche et Faon, c'est peut-être cette idée que rien n'est interdit, et que l'emphase comme le jeu avec les limites du trivial sont des territoires valable puisque le pays importe peu, ce qui compte c'est l'exploration. Dès lors, Julien Gasc ose et expérimente. S'il faut peut-être plus d'une écoute pour monter à bord du dirigeable, les paysages qui s'offrent à nous une fois à bord nous donnent l'impression d'ouvrir les yeux pour la première fois.
Prenons pour exemple « La cuarenta »: un piano qui avance comme sur un fil, un souffle qui précède une voix chantant des choses étranges (au départ on se demande si l'on a bien entendu "Choux à la crème s'esclaffent pour mieux enfler"; la réponse est oui), des chœurs comme de discrets feux d'artifice qui jaillissent de nulle part et réinventent le ciel, et puis la grâce qui s'installe. Pas pour dire mais ce morceau nous a transformé des nuits sans lune ou des levers de soleil comme peu d'autres.

Il faut oser aussi traduire mot à mot les paroles du « Together » de Harry Nilsson. Mais de cette démarche qui pourrait sembler vouée à la maladresse naît, avec « Ensemble », un morceau d'une nudité musicale et sentimentale sublimée par la frontalité des mots et de la voix de Julien Gasc. Il semble que presque toutes les chansons de Cerf, Biche et Faon reposent sur ce principe: partir de quelque chose d'a priori très casse-gueule, et le transformer tantôt en bouquet de fleurs, tantôt en nœud de vipères; tantôt en incarnation de la sublimation, tantôt en peinture amère de l'échec amoureux (« Tu m'as quitté, j'aurais très bien pu le faire », médaille d'or de l'entrée en matière).

Parfois on se dit que l'album dans son ensemble suit une sorte de cheminement, et va du ciel (chacun à leur manière, « Nos deux corps sont en toi » et « La boucle » célèbrent l'amour en prouvant qu'emphase et sincérité peuvent vivre en harmonie) à l'enfer (le constat triste d'« Ensemble », l'amertume de « Tu m'as quitté », l'entrée progressive dans un cauchemar éveillé d'« Infoutu de ») pour retrouver enfin la terre et le souffle (« Jouir », et surtout « Canada », petit bijou mêlant émotions enfantines et adultes qui, soyons en certains, serait déjà un standard de la chanson populaire s'il n'y avait pas la crise).
Mais au fond peu importe qu'il y ait ou non un itinéraire, ce qui compte c'est de se perdre dans ces atmosphères, ces instants et ces éclats de lumière et d'ombre qui nous réveillent l'âme mine de rien, par la grâce de cette voix qui fait tomber un à un les murs qui enserrent notre sensibilité en lui intimant l'ordre de ne pas s'émouvoir devant ce qui n'apparaît pas sur les cartes.
Parce que c'est bel est bien ce qui se passe. Heureusement Julien Gasc est là pour nous rappeler que « pour l'enfant amoureux de cartes et d'estampes, l'univers est égal à son vaste appétit. »

Cerf, Biche et Faon nous fait alors voyager dans un autre espace au rythme d'un autre temps et nous ouvre à tout ce qui peut exister de sentiment et de ressentiment, de légèreté et d'âcreté, de solidité et de fragilité, de sublime et de trivial... En somme, Julien Gasc célèbre la noce des contraires. C'est une épiphanie à taille humaine et ça nous rend guillerets et émus à la fois.




P.S.: En bonus, une réinterprétation à l'harmonium du très chouette "Gris métal" de Bertrand Burgalat, où une chanson élégamment érotique se trouve parcourue d'une sorte de souffle mystique.



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1 Ce qui permet au passage de découvrir que la reine Margot n'était pas la moitié d'une fortiche poète, ce que nous ignorions, donc merci encore Julien Gasc.