dimanche 27 mars 2011

Primavera

Au cas où la subtilité vous aurait échappé, c'est le printemps. Et quoi de plus printanier que l'argouse du gatinais, dont le chant (tiripuit tiripuit ratatek) ne se fait entendre sous nos latitudes qu'entre mai et août? L'argouse migre en effet durant tous les mois en "r", période pendant laquelle elle se réfugie dans la chambre 24 du club Med d'Agadir, formule petit-déjeuner compris.Sa robe, tout en dégradés de rouge orangé, n'est pas sans rappeler l'œuvre des meilleurs peintres en carrosserie de la région de Tinqueux. L'argouse du gatinais, c'est donc le printemps. Mais l'argouse du gatinais c'est aussi une grosse feignasse à qui jamais l'idée ne viendrait de réserver un studio d'enregistrement pour graver son chant sur sillons. L'Italien par contre, dont le plumage est moins chamarré, a plus de suite dans les idées, tout latin et dangereusement névropathe qu'il soye (ces considérations sont parfaitement gratuites). Faute d'enregistrements de l'argouse du gatinais, nous allons donc consacrer cette compilation à des chansons italiennes des années 50 et 60. Parce que, admettons-le, c'est drôlement agréable à écouter et d'ailleurs tiens, il suffit de fermer les yeux et on s'y croirait.
Voici donc Primavera, une compilation printanière pleine de sous-genres musicaux rares, tels le twist balnéaire, le jazzy nicotinesque, le swinging-Roma ou encore le tourment violonneux.


La compilation Primavera est téléchargeable ici s'agrémente comme suit:

01 - Aiutaci, Michel Poiccard
02 - Edoardo Vianello - Guarda come dondolo
03 - Mina - Tintarella di luna
04 - Peppino Gagliardi - Ascolta mio dio
05 - Adriano Celentano - 24 000 baci
06 - Carmen Villani - Bada Caterina
07 - Nico Fidenco - Con te sulla spiaggia
08 - Fred Buscaglione - Une sigaretta
09 - Lucio Battisti - Anna
10 - Piero Piccioni (avec Lydia McDonald) - Mr. Dante Fontana
11 - Caterina Caselli - Il gioco dell'amore
12 - Nicola Arigliano - 20 chilometri al giorno
13 - Gianni Morandi - Se puoi uscire una domenica sola con me
14 - Donatella Luttazzi - Decisione
15 - Quartetto Cetra - Crapa Pelada

En espérant que cela vous agréera les oreilles et le reste.

lundi 21 mars 2011

Pre-millenium tension


 
Ce qu'est et ce qu’évoque Pre-millenium tension, ci-devant 3ème album[1] de Tricky:


- l'impression de réveiller l’animal enragé qui nous sommeille dans les entrailles, puis de le sentir remonter jusqu'au creux de l'oreille pour nous susurrer des paroles pleines de colère et de séduction.
- un rire avec la bouche pleine de sang.
- l'inspiration pure gravée sur sillons.
- la preuve que la violence n'est pas à éradiquer, mais à canaliser.
- "Even got God scared. Even
got
God scared"[2]
- les mots qui semblent sortir d’eux-mêmes et cognent comme quinze uppercuts.
- une libération du carcan "trip-hop" dans lequel Tricky avait été enfermé à son corps défendant, un disque de punk pur et dur enregistré en Jamaïque et nourri de hip-hop et d’esprit rastafari.
- un influx qui parcourt le corps en réchauffant la colonne vertébrale et donne intérieurement naissance tantôt à une danse serpentine tantôt à un trépignement extatique.
- la certitude qu'un gringalet pourrait mettre K.O. une montagne de barbaque s'il a en tête le beat de « Tricky Kid ». Cette certitude qui vient de ce qu'est Tricky: un gringalet qui met K.O. quiconque se sent concerné par sa musique et ses mots.
- ce gigantesque majeur tendu à la facilité, à la recherche de proximité, de connivence avec l'air du temps et le joli (pas le Beau, le joli).
- le démembrement de la musique, la dislocation de son squelette, et la création à partir de ces éléments d'une créature monstrueuse et fascinante.
 - l'absence de crainte face aux choses les plus nocives qui dorment en chacun; l’idée qu’il faut les charmer par une musique profane qui n'obéit pas à la joliesse pour la simple et bonne raison qu'elle ne s'adresse pas à l'amateur d'harmonie, mais au vivant qui sent parfois son corps se tendre de violence à l'encontre d'un tout indéfinissable.
- dans toute l'histoire du jeu d'écho entre deux chansons on a rarement fait aussi bien que Tricky et sa citation du « Message » de Grandmasterflash & the Furious Five dans « Vent ».
- ressentir les effets des drogues dures sans avoir à se coltiner les mauvais côtés de la chose.
- l’alchimie parfaite avec la presque omniprésente voix douce de Martina Topley Bird.
- la douceur qui cache le poison, le poison qui cache la douceur.
- écouter « Sex drive » et à se sentir pousser quinze jambes et trois cœurs pleins de sève.
 - une poésie de la fièvre qui naît de l'instant où une tension atteint son point de non-retour.
- une poésie pré-millénaire mais post-apocalyptique. Celle d'après la révélation.
- la matérialisation de ces tensions pré-millénaires, qui résonne comme l'expression parfaite de tensions post-millénaires, de la vie intérieure qui tourne de bonne foi au vinaigre.
- " To the noose, to the neck, to the boost, to the check, to the micic, to the psychic, to the circuit, to the games, pays to blame, to the freedom, make it rain, make it sane, make it dance, not a chance, see her run, see her come, take her kindly, she is dark eyed, no soul, no soul" [3]
- cette sorte de paix intérieure qui nous saisit une fois qu'on a regardé en face et apprivoisé ces élans mauvais qui nous meuvent, une fois qu'on a apprivoisé toutes ces choses indicibles qui nous éreintent et que Tricky séduit puis transforme en fleurs sombres.


Un magicien, un prophète, une catharsis, un dieu du feu intérieur né à Knowles West, les sept shofars autour de Jéricho en un seul homme, un Aguirre qui entraînerait toute une armée à sa suite dans une jungle impénétrable pour le plaisir de la voir s'y perdre irrémédiablement, Baudelaire qui aurait fait de la boxe… Ce qu’est et ce qu’évoque Tricky.



[1] En comptant Nearly God, qui n’est pas ouvertement signé Tricky mais sur lequel il est presque omniprésent.
[2] « My evil is strong »
[3] « Piano »

mardi 15 mars 2011

L'écureuil rouge (La ardilla roja)

Aujourd'hui on va bien s'amuser, puisqu'on va parler d'un film de Julio Medem, son deuxième, L'écureuil rouge. S'il n'a ni la force poétique des Amants du cercle polaire ni la beauté hypnotique de Lucia y el sexo, ce film mérite largement le détour. Mais pourquoi allons-nous bien nous amuser? Simplement parce que parler du travail de Medem, c'est parler d'un cinéma qui se construit sur l'esthétique, sur l'ambiance, l'impalpable, le ressenti. Nous tenterons donc de parler du film sans trop en dire, et de ne pas en faire une analyse qui fermerait trop de portes. Il s’agirait de ne pas tuer la grenouille tout de même.

L'écureuil rouge est l'histoire de Jota, un musicien qui veut se suicider après que son couple avec une musicienne, Eli(sa), a pris fin. Mais arrivé au-dessus de la mer, il hésite. C'est alors  qu'un motocycliste a un accident et se retrouve catapulté sur la plage comme un ange tombé du ciel. Jota va à son secours. Le motocycliste est une femme et son accident l'a rendue amnésique. Jota lui invente alors une identité, lui faisant croire qu'elle s'appelle (E)Lisa et qu'ils ont quatre ans de vie commune. Ce couple étrange part prendre du repos dans un camping nommé "L'écureuil rouge".


Alors voilà, un argument de départ qui pourrait donner lieu à un drame teinté de fantastique (Lisa est-elle une femme ou un ange?), à un thriller (qui peut bien être « Lisa »?), à une romance, à une satire sur le machisme (ou comment le mâle cherche à façonner la femelle telle qu'il la désire, sans lui laisser de libre arbitre)... Et L'écureuil rouge est tout ça à la fois, et autre chose en même temps. Medem a le chic pour présenter son film de manière très simple, en disant qu'au fond c'est simplement l'histoire d'un homme qui cherche quelqu'un à aimer. Et c'est vrai, c'est aussi simple que ça. Mais Medem est doué pour faire danser ensemble simplicité et complexité. On n'a jamais l'une sans l'autre, ce qui permet de voir ce film comme une histoire simple racontée de manière bizarre, ou une histoire bizarre racontée de manière simple. Mais tout ça ressemble à une définition, et définir un film de Medem en s'appuyant sur des concepts précis, c'est une entreprise vouée à l'échec.

L'écureuil rouge, c'est du physique. Tout est très corporel. Les personnages, Jota en premier lieu, suivent leur sang et leurs sens. Aucune place n’est laissée à la réflexion, il s’agit de suivre ses mouvements intérieurs. La peau recouvre tout ça et ne laisse rien transparaître. Medem s’emploie à filmer essentiellement la peau, la surface des choses, mais avec la conscience que ce qui compte est en dessous, et que ce qui compte dans un film doit se mériter. Il joue sur son terrain, celui du cinéma, de la création d'un espace et d'un temps. Mais ce qui sert d’ordinaire de contexte devient ici du matériau à histoires. L’espace dans lequel se déroule l’action en explique bien davantage que les mots échangés par les personnages. Quant au temps, Medem le fait valser pour donner une orientation à ce qui est montré, une orientation fataliste.

Chez Bouddah et Jean-Pierre Meville, « Quand des hommes, même s'ils l'ignorent, doivent se retrouver un jour, tout peut arriver à chacun d'entre eux et ils peuvent suivre des chemins divergents. Au jour dit, inéluctablement, ils seront réunis dans le cercle rouge.» Medem suit ce même précepte, mais remplace le cercle par un écureuil. Il en a le droit. Il fait d’un banal camping où tout est factice une sorte de micro-monde où se passe ce qui devait se passer. La transition entre théâtre antique et cinéma se produit une fois de plus et c’est aussi ça L’écureuil rouge, une sorte de film somme, « comme une bataille. L'amour. La haine. L'action. La violence. Et la mort. En un seul mot c'est l'émotion. »


Le cinéma de Medem se vit comme une expérience, où l'on a le sentiment d'avoir parcouru une distance physique et psychologique entre le moment où le film commence et le moment où il prend fin. Il est de ceux qui font grandir le spectateur, en ce qu’il les place au départ dans un contexte familier puis les entraîne petit à petit vers autre chose. S’il lui arrive parfois de se perdre, on ne peut pas nier le fait que Medem est un guide vers une autre approche du cinéma. Il suffit de voir son récent Caótica Ana pour comprendre qu'à l’égal de Jarmush, Gilliam, ou Gondry par exemple, Medem est de ceux pour qui la poésie est un souci, et un outil, et un combat. Le cinéma de Medem c'est de l'art, et c'est suffisamment rare pour être souligné.

lundi 7 mars 2011

Grégoire Moulin contre l'humanité

Grégoire Moulin contre l'humanité a eu beaucoup moins de succès en salle que des films comme Coup de foudre au 15 bis rue Destinée, Mouille ton treillis, soldat Fortune ! ou encore La classe ouvrière contre Mothra. C’est injuste pour ce film bourré de qualités, parmi lesquelles :
- sa phrase d'accroche, "Les soirs de match, personne ne vous entendra crier."
- de la violence gratuite et brutale à l'encontre d'une chèvre dans la première minute du métrage
- un hamster qui s'appelle Michel
- un chien qui conduit un taxi
- une mini-adaptation très drôle et très bien vue de Madame Bovary
- et aussi c'est un film sur la violence des normes sociales, mais on ne s'en aperçoit qu'une fois qu'on a terminé de bien rigoler.
Alors Grégoire Moulin contre l’humanité, parlons-en, et profitons-en pour chanter notre estime pour son auteur, Artus de Penguern.


Grégoire Moulin naît à la clinique Franz Kafka et devient orphelin presque aussitôt, après que son père et sa mère se sont entretués pour savoir si leur rejeton serait footballeur ou médecin. Constamment pourchassé par la norme du garçon footballeur, alors que lui voudrait faire de la danse, Grégoire Moulin se retrouve isolé. Jusqu'au jour où, ayant perdu le peu de famille qui lui restait à cause d'une mouche, il décide d'aller travailler à Paris et de prendre sa vie en main. Aussitôt arrivé, il tombe amoureux d'une professeur de danse à qui il donne rendez-vous dans un café un soir de finale de coupe de France de football. Le monde semble alors se liguer contre lui et contre ses projets. Le film raconte le déroulement de cette soirée, c'est rudement marrant et fort bien construit.


Notons d’abord que bien souvent, les comédies qui racontent une histoire se déroulant sur une période courte jouent l'effet théâtre, du style organisons un dîner à la maison, tu es sûre qu’on aura assez de saucisses cocktail, ah tiens, René a une nouvelle grue, j’ai l’impression que Patrick a recommencé à boire, faut dire que Christiane est toujours dépressive, oui mais elle n’a pas la vie facile avec son boulot et Mercier de la compta qui lui fait des crasses, tiens mais qui donc sonne à cette heure indue, oh non, c'est monsieur Robinet, le voisin qui essaye tout le temps de s'incruster depuis que sa femme l'a quitté, et je t'avais bien dit que la dinde serait trop cuite et quand c’est trop cuit c’est sec, mais ce qui est vraiment sec c’est ton cœur, Ernest, etc. Artus de Penguern, qui se coltine ici le scénario, la réalisation et l’interprétation du rôle principal, décide au contraire de faire une comédie bourrée jusqu'à la gueule de rebondissements, d'action, d'explosions de violence grand-guignolesque, de scènes absolument barrées, le tout sur fond de satire sociale. Ça aurait été plus simple de raconter un dîner dans un trois pièces, c'est sûr. Mais c'est une réussite (à l'exception d'une fin qui met du temps à se trouver, si on veut pinailler un peu) qui se place facilement parmi les meilleures comédies françaises. 


Grégoire Moulin contre l'humanité jouit d'une structure très solide, où chaque événement surpasse celui qui le précédait en intensité, en folie ou en drôlerie. On assiste donc à un crescendo d'une heure, durant lequel un personnage qui cherche simplement à trouver son bonheur (la femme qu’il doit retrouver s’appelle d’ailleurs Odile Bonheur) doit se confronter, comme le titre l'indique, à l'humanité. Et elle n'est pas engageante: hystérique, incapable d'interagir sans violence, obsédée par un désir de domination, incapable d'accorder sa confiance à qui que ce soit, rageusement conforme à un modèle dont personne ne pourrait expliquer le bien fondé... Grégoire Moulin est animé par les sentiments les plus nobles, ce qui le place immédiatement dans la position du plus faible dans un monde où pour arriver à ses fins il faut soumettre l'autre. En ce sens, la construction par paliers est intelligente, puisqu'on assiste à la naissance d'un ras-le-bol progressif qui finit par exploser dans la drôlerie. Tout est construit sur un ensemble de détails qui, par accumulation, finissent par créer un univers délirant, assez proche d’une BD de Gotlib par exemple.


Ce film qui, en plus de bien nous faire rire, propose un portrait bien vu de l'ordre établi absurde auquel chacun est gentiment sommé de se conformer, a été assez fraîchement reçu par la critique. La critique est favorable à ce qu'une comédie sorte de la norme, mais seulement si c'est pour entrer dans une autre norme, ce que ne fait pas vraiment Artus de Penguern. Alors c'est pas du jeu. Il a donc été châtié pour sa témérité, lui qui a osé brouiller les pistes en cherchant à imposer un ton unique, quelque part entre le trash, la noirceur, l’absurde et la potacherie bon enfant.


Grégoire Moulin contre l'humanité date de 2001, et on attend toujours le deuxième film d'Artus de Penguern. Il n'a pas été inactif ces dix dernières années, loin de là, il a même prouvé qu'il n'était pas la moitié d'un bon acteur dans L'homme qui rêvait d'un enfant, de Delphine Gleize. Il avait un temps lancé un projet de format court pour la télévision qui s'appelait « Si... » et était rudement bidonnant. Tout partait d’un postulat absurde, par exemple « Si le shampooing était illégal… » ; on suivait alors un deal de shampooing dans une chambre d'hôtel sordide, où les personnages parlaient et agissaient comme s’il s’agissait d’une vente de drogue dans un film policier. C'était tellement réussi que personne ne l'a acheté, la télévision française s'employant par nature à fuir la qualité. Il est difficile de trouver des épisodes de cette série, mais il nous reste le très beau « Si le présentateur du 20 H avait des pattes de porc… »


Artus de Penguern avait ensuite annoncé l’adaptation de son court-métrage La polyclinique de l'amour, ce qui ne serait sans doute pas piqué des hannetons, puisque le film dépasserait son matériau de départ en racontant l’histoire d’un romancier qui veut tuer Bernard Pivot parce que ce dernier a fait une mauvaise critique du feuilleton romantico-hospitalier qu’il vient d’écrire. Mais là encore, on est sans nouvelles précises.


On peut en ce moment entendre Artus de Penguern tous les mercredi matins sur France Inter pour une chronique enragée de très bonne facture. Mais vraiment, vivement qu'il parvienne à remettre un film en route, la France a besoin de lui (le monde aussi, mais il ne le sait pas encore).