lundi 28 février 2011

Walk on the dark side

Voici qu'avance la compilation de ce mois. Elle est très logiquement consacrée à la face sombre et aux sentiments mauvais que chacun peut avoir en soi. Si vous ne voyez pas la logique là-dedans, je ne sais pas trop quoi faire pour vous.
Ça par exemple c'était du mépris. Un exemple, comme ça, pour faire montrer de quoi qu'il s'agit.
Et donc des chansons avec des gens qui sont colère, qui sont violence, qui sont rancœur, ou que sais-je encore. A la fin du film on comprend que le message c'est que ces zones d'ombre ne sont pas forcément néfastes, et que si on sait transcender les éléments contraires en s'en servant comme d'un matériau, alors on peut se libérer de tout ce qui nous entrave.


Cette compilation se compose comme suit:

01 Il avait pourtant repris deux fois des pâtes...
02 Destin - L'homme est une chose immonde
03 Diabologum - 365 jours ouvrables
04 St. Vincent - The strangers
05 Crise de Nerf - Rock à la télé
06 Fred Neil - Badi-da
07 Grandmasterflash & The Furious Five - The message
08 Katerine - Patati patata
09 Nina Simone - Nobody knows you when you're down and out
10 Tricky - My evil is strong
11 Jean-Luc le Ténia - Même Le Pen
12 Tom Waits - Hoist that rag
13 Bertrand Belin - T'as l'vin, t'as pas l'vin
14 L'atelier - Sans fin
15 Marianne Oswald - Jeu de massacre
16 Elliott Smith - 2:45 A.M.
17 Howard Hughes - I hate you, Porgy
18 Joanna Newsom - Peach, plum, pear
19 Day One - I'm doing fine

En espérant que ça vous agréera.

P.S.: si ça vous agrée, vous pouvez laisser un commentaire indiquant à quel point ça vous agrée. Si ça ne vous agrée pas, vous pouvez faire de même. C'est ainsi que progresse l'humanité. Et si vous voulez savoir à comment va aboutir la folle course de l'homme et du monde, vous pouvez vous inscrire à la page facebook de ce blog, via le lien qui se trouve un peu plus haut à droite.
Non pas là, là.
Voilà, celui-là même.

mardi 22 février 2011

Red, Yellow & Blue


L’époque moderne l'a jouée fine, qui a su créer à la fois des frustrations insensées et des médicaments pour y répondre, nourrissant ainsi un ordre rudement bien établi. Seulement voilà, si tout le monde connaissait Red, Yellow & Blue, le premier album de Born Ruffians, l'industrie pharmaceutique ferait sans l'ombre d'un doute faillite. Quant au reste du cercle vicieux, il se casserait la gueule à sa suite pour laisser place à une société constituée de citoyens libres et épanouis. Garanti.


Ce qu'il y a de bien avec Red, Yellow & Blue, c'est que cet album ne cherche pas à transmettre des ondes positives en parlant d'après-midi à la plage et de cornets deux boules à deux sur les pelouses d'un jardin public un soir d'été. Born Ruffians prend de front tous ces problèmes de mal-être, d'insatisfactions, mais sans jamais jouer la carte de l'apitoiement ou de la complaisance. A la lecture de certaines des paroles de leurs chansons, on pourrait s’attendre à les entendre accompagnées par des accords mineurs, un rythme pesant, une voix éteinte, mais il en va tout autrement. Born Ruffians s'appuie sur ces frustrations pour les transformer en un champ des possibles, présentant à la fois une prise de conscience et des envies de mieux. On entend aussi bien des paroles de dépit que de soudaines pulsions d'espoir et de vie, il y a des aveux de faiblesse, des sentiments d'être au fin fond du dernier des culs-de-sac, et malgré tout une prodigieuse envie d'atteindre la lumière et la légèreté. Tous ces maux sont dits et chantés comme autant de premiers pas vers une vie plus heureuse. Une sorte de solution se dessine alors, une solution universelle: pour passer outre tous les petits cacas qui peuvent s'accumuler sous nos semelles et rendre notre pas traînant, il faut les transformer en quelque chose de constructif, quelque chose qui parle par soi-même et qui, ce faisant, devient une libération.


Ce quelque chose, c'est ici une musique profondément jouissive car portée par une énergie inouïe. Red, Yellow & Blue est la solution aux jours sans, cet album devient une paire de jambes supplémentaires quand on n'a plus envie d'avancer. Il prouve, si besoin était, que c'est par la créativité que le genre humain peut s'extraire du marasme ordinaire dans lequel l'ordre établi cité plus haut s'emploie à l'encroûter.  Si une guerre contre la résignation devait être menée, on ferait écouter ces morceaux aux soldats. Et ils seraient victorieux.


Même dans un contexte moins belliqueux, l'effet est là. Prenons pour exemple "Kurt Vonnegut" ; à l'écoute de ce morceau quelques phénomènes peuvent se produire:
-         l'envie d'être réincarné en batterie de Steven Hamelin
-         l'impression de se sentir pousser un deuxième coeur
-         l'adoption d'une démarche à larges enjambées
-         le bombage de torse
-         l'envie presque irrépressible de scander de concert "Won't you come outside, love, won't you come outside?", des paroles qui sonnent comme une invitation à la libération.
Quoi qu'il arrive, Born Ruffians arrive à parler d'un même mouvement aussi bien à l'âme qu'au corps, et à réconcilier les deux dans un même élan.

Quand on se sent usé à force de lutter contre les attaques sournoises de la médiocrité ambiante, Red, Yellow & Blue est là pour nous dire que cette lutte n'est pas vaine, qu'il faut continuer à vouloir être le seul maître à bord. Quand ça ne va pas fort il faut écouter Red, Yellow & Blue, gueuler sa race, sauter dans tous les sens, faire semblant de jouer de la guitare ou de la batterie, reprendre contact un instant avec l'enfance. Il faut laisser l'énergie inépuisable de Red, Yellow & Blue entrer en soi, le laisser nous éclairer et nous réchauffer de l'intérieur. Red, Yellow & Blue, c'est du génie jouissif, du soleil permanent à portée d'oreille, une insulte aux mauvais penchants... En un mot comme en cent, Red, Yellow & Blue est le meilleur compagnon de route depuis la mort de Jésus. Au bas mot.

lundi 14 février 2011

Raymond Carver - Débutants

Avant tout un rapide préambule. Pour admettre que, médiatiquement parlant, Raymond Carver n'est pas un lapin de six semaines, et que la réédition de son travail par les éditions de l'Olivier a été tout de même bien couverte par les journaux et tout ce genre de bêtises. Seulement voilà, nous ne serons satisfaits que quand le nom et l'œuvre de Raymond Carver seront connus par chaque personne à qui l'idée de lire parfois un livre ne semble pas incongrue. 

 
D’entrée de jeu, nous avons fauté en parlant de "réédition". Car si l'œuvre de Carver était déjà parue sous maints formats jusqu'ici, jamais elle n'avait été publiée à proprement parler. "Ouhhh, que voilà un paradoxe mystérieux!" direz-vous si vous êtes du genre émotif. Alors voici l’histoire : il y a un boulot que personne ne souhaiterait à son pire ennemi, à savoir le sale travail d'"editor", comme ils disent là-bas. Un "editor", pour schématiser, c'est quelqu'un qui n'est pas assez doué pour écrire un livre, alors on lui file comme tâche de retoucher les écrits des autres pour les rendre plus vendeurs. Carver, comme tant d'autres, a vu ses écrits mutilés par un tâcheron dont nous ne citerons pas le nom ici et dont nous espérons qu'il est mort d'un rhume. Le mot "mutilé" n'est pas excessif, puisque c'est parfois 80% du texte d'origine qui avait été coupé. Mais fort heureusement, de braves âmes ont décidé de se replonger dans les manuscrits de Carver et de faire paraître enfin les nouvelles qu'il avait écrites telles qu’il les avait écrites. Le premier volume de cette intégrale s'appelle Débutants, et c'est une belle chose que cette cohérence-là.

Parler du travail de Ratmond Carver comme ça, de but en blanc, est une chose assez complexe, parce qu'il y a beaucoup de choses à dire. On ne voudrait pas non plus que ça soit le foutoir. Alors pour faire les présentations, utilisons un habile subterfuge en commençant par quelque chose qui n'a rien à voir. Voici un extrait du cultissime teen-movie de John Hughes, La folle journée de Ferris Bueller, qu’il n’y a qu’à regarder.


Le pourquoi de cette scène: déjà parce que c'est un beau moment de liberté et de poésie (dans une comédie très recommandable, au passage), mais surtout pour ses derniers instants. Le jeune homme qui regarde le tableau s'appelle Cameron. Avec son ami Ferris et la petite-amie de ce dernier, il fait l'école buissonnière et, après maintes péripéties, se retrouve au musée. Ces personnages sont des adolescents en train de devenir adultes, et donc de quitter pour toujours le monde de l'enfance. Et John Hughes a une idée de génie pour exprimer ce sentiment sans les mots: Cameron regarde une peinture assez simple au fond, une scène au bord de l’eau, des personnes qui se promènent, etc. Mais à mesure qu'il observe la toile, il s'aperçoit que ce qui lui semblait simple de prime abord est en fait extrêmement complexe, jusqu'à devenir proprement illisible. Et voilà, tout est dit: Cameron se rend compte que le monde tel qu'il le voyait avec des yeux d'enfants et d'adolescent, un monde simple et rangé, est en fait une sorte d'abîme de complexité, et il semble pris de vertige devant cette prise de conscience qui vient avec l’âge.

La littérature de Raymond Carver peut être rapprochée de ce sentiment: elle parle d’individus lambda, à qui il arrive des histoires plus ou moins banales, qui entraînent des réactions diverses, et au fond tout cela semblerait simple, vu de l'extérieur. Mais Carver parvient à montrer à quel point chaque micro-événement peut être porteur en soi de toutes les joies et de toutes les peines de l'humanité. Il raconte les histoires de "petites gens", comme le dit l'expression condescendante, mais en parvenant à montrer que chez l'humain aussi l'infiniment petit cache l'infiniment grand. Il saisit alors ces moments fugaces où l'on bascule de l'un à l'autre, où un immense tumulte intérieur se produit sans que rien ne soit visible à la surface.

            « J'ai dit, « Bonne nuit, Sam.
            - Bonne nuit, Nancy, il a dit. Écoute. » Il a arrêté de mâchouiller ce qu'il mâchouillait, et l'a poussé du bout de la langue derrière sa lèvre inférieure. « Dis-lui bonjour de ma part, à ce vieux Cliff. »
            J'ai dit, « Entendu, Sam. Je lui dirai que tu lui dis bonjour. »
            Il a approuvé de la tête. Il a passé la main à travers sa chevelure argentée comme s'il s'agissait de la plaquer une bonne fois. « Bonne nuit, Nancy. »
            Je suis repassée par devant chez eux et j'ai longé le trottoir. Je me suis arrêtée une minute la main sur le portail. Et retournée pour regarder les alentours endormis. Je ne sais pas pourquoi mais je me suis soudain sentie loin, très loin de tous ceux que j'avais connus et aimés dans ma jeunesse. Ils me manquaient. L'espace d'une minute j'aurais voulu pouvoir retourner à cette époque. Et puis avec ma pensée suivante j'ai clairement compris que cela ne m'était pas possible. Non. Mais je me suis rendu compte que ma vie ne ressemblait pas, il s'en fallait de beaucoup, à la vie que je m'étais imaginée quand j'étais jeune et que j'envisageais ce qui m'attendait. Je ne me rappelais plus à présent ce que j'avais voulu faire de ma vie, à l'époque, mais comme les autres j'avais eu des projets. Cliff était quelqu'un qui avait eu des projets lui aussi et c'est ainsi qu'on s'était connus et c'est pour ça qu'on était restés ensemble.[1] »

Profitons déjà de ce paragraphe pour souligner un point: Carver a une capacité finalement assez rare à faire exister des personnages féminins en les débarrassant de tout cliché. Très régulièrement, que ce soit en littérature ou au cinéma, il n'y a de personnages féminins qu'en contrepoint des personnages masculins. Dès lors, un personnage féminin suffit pour quatre ou cinq personnages masculins, et le personnage féminin a essentiellement pour rôle de penser aux personnages masculins, de parler d’eux afin de les faire exister dans une autre dimension. Bien souvent, ça s'arrête là. Carver échappe à ce constat global[2], on serait même tenté de dire que ses personnages les plus marquants sont des personnages féminins. Peut-être parce que les femmes chez Carver ont une vie intérieure et une capacité à la verbaliser plus riches. Peut-être aussi parce qu’elles semblent plus aptes à échapper à une sorte d'hystérie sourde et galopante qui empêche les gens, au sens large, de prendre véritablement conscience des choses.

Au fond, les personnages de Carver, et les femmes en premier lieu, sont souvent caractérisés par une profonde mélancolie, mais une mélancolie hors du quotidien, presque sublimée. Tout se passe comme si l'apocalypse avait eu lieu, une apocalypse silencieuse que rien ne laisse deviner. Tout se passe comme si les personnages avaient l'intuition qu'une barrière avait été franchie, que l'ère de l'humanité conquérante était révolue, et qu'il leur restait maintenant à vivre. Et que c'est à la fois terriblement simple et profondément compliqué. Les personnages de Carver sont caractérisés par leur fragilité, qui est presque une instabilité. Ils semblent ne plus pouvoir prendre de décision réfléchie. Ils reçoivent les événements comme autant de coups qui les déstabilisent et doivent ensuite se débrouiller seuls dans un monde où les lumières qui nous guidaient ont disparu.

« Deux choses sont certaines: 1) les gens ont cessé de s'en faire pour ce qui arrive à autrui, et 2) rien ne change plus rien à rien désormais. Regardez ce qui s'est passé. Pourtant rien ne changera pour Stuart et moi. Ne changera pour de bon, je veux dire. Nous vieillirons tous les deux, on le voit déjà à notre visage, dans le miroir de la salle de bain par exemple, le matin quand nous faisons notre toilette en même temps. Et un certain nombre de choses changeront autour de nous, deviendront plus faciles ou plus difficiles, soit l'un soit l'autre, mais rien ne changera jamais pour de bon. Ça j'en suis convaincue. Nous avons pris des décisions, nos vies ont été mises en mouvement, et elles se poursuivront, se perpétueront, jusqu'à ce qu'elles s'arrêtent. Mais si cela est vrai, que faut-il en conclure? Je veux dire, si c'est ce que l'on croit mais qu'on le cache jusqu'au jour où il se passe quelque chose qui devrait amener un changement et qu'on s'aperçoit qu'en définitive rien ne changera. Que faut-il en conclure? Entre temps, les gens qui nous entourent continuent à parler  et à agir comme si on était la même personne qu'hier matin, ou hier soir, ou cinq minutes plus tôt, alors qu'en réalité on traverse une crise, on a l'impression que notre cœur a été abîmé...[3] »

Les passages cités jusqu'ici peuvent laisser penser qu'on ne rigole pas beaucoup chez Carver. Ce n'est pas complètement faux, mais il y a une nuance de taille: Carver ne donne pas gratuitement dans le désespoir ou la noirceur. Déjà parce qu’il ne s’agit pas d’une pose littéraire. Carver n’a pas appris la souffrance dans un cours de "creative writing" à Stanford, tout cela est empirique et la littérature a fini par s’imposer à lui comme une réponse à des questions de vie ou de mort. Et puis Carver a aussi la capacité à puiser dans le malheur pour en faire ressortir de la beauté, il parvient parfois en une fraction de secondes à faire remonter à la surface l'immense humanité que peut cacher en lui quelqu'un qui agit comme le dernier des salauds. Au fond il n'y a pas de bons ou de méchants chez Carver, il y a simplement des êtres plus ou moins résistants au poids du monde. Surtout, et c'est peut-être là le plus important, il y a des personnages que l'auteur a envie de sauver, quoi qu'il arrive. Le regard qu'il porte sur eux est compréhensif, profondément bienveillant, et c'est là ce qui change tout: avec Carver, on comprend que le dernier des salauds pourrait être sauvé s'il pouvait être vu à travers les yeux de quelqu'un qui l'aime. Pas de jugement absolu, simplement le sentiment que personne ne peut sciemment décider de faire du mal à quelqu'un d'autre. Non pas que le libre arbitre n'existe pas, mais le poids d'un monde sans lumière est plus fort que des personnages perdus et désarmés.

Derrière tout ça se cache en fait une grande force intérieure. Même si les personnages sont pris dans le mouvement de la routine, dans l'absurde de la vie et dans l'aliénation, l'espoir demeure, inentamé. L'espoir qu'au fond d'elles, les personnes les plus usées peuvent encore avoir de la compassion pour les autres. La certitude qu'il est faux de penser qu'on peut réduire à néant l'humanité qu'on a en soi, et qu’en vérité c'est une source parfois oubliée, mais intarissable. Lorsqu'un personnage dit « Je me sens épouvantablement mal de tout et du reste. »[4] surgit la conscience que précisément tout n'est pas dans "tout", qu'au-delà de ce qu'on englobe dans cette appellation il y a ces choses que l'on ne peut ou veut pas exprimer, qui nous dépassent. Ces choses pourraient nous écraser si l'on choisissait de les regarder en face, des sortes d'ombres fantomatiques qui flottent comme autant de menaces, mais que l'on ne peut nier de bonne foi si l'on veut pouvoir affirmer avoir une âme. Mais ces choses qui nous dépassent sont aussi des capacités intérieures qui sont noyées dans le flot des soucis quotidiens, auxquelles on ne pense plus à faire appel. Les personnages de Carver ne se regardent pas ressentir les choses, ils s'expriment car c'est pour eux une question de vie ou de mort. C'est une nécessité, un besoin vital pour pouvoir reprendre pied.

Il y a dans tout ça une forme de pureté absolue, une absence de cynisme qui agit comme un soulagement en même temps que comme une gifle. Des choses sombres et désagréables sont exprimées, mais pas pour racoler le lecteur. Simplement parce que ces choses existent et que, si elles ne sont pas dites, peut-être finira-t-on par en crever. Que les événements marquants soient banals ou extraordinaires, Carver traite toujours les choses par le biais de ses personnages, c'est le rapport des êtres au monde qui lui sert de prisme. Tout est traité à échelle humaine, Carver ne se situe pas à un autre niveau que ceux dont il parle, il s'accroche au noyau d'humanité que chacun porte en soi. De là vient l'émotion, on lit quelqu'un qui nous parle d'autres personnes, d'autres histoires, mais au fond on se sent profondément concerné par tout ça parce qu’à travers un ensemble de spécificités, Carver atteint l'universel. Par l’émotion qu’il révèle au cœur de chaque chose et de chaque sentiment, positif ou négatif, il atteint une forme de vérité rayonnante, rayonnante en ce qu’elle nous mène à une sorte d’acceptation qui n’est pas de la résignation, à une confiance en soi et en les autres. Cet aboutissement se fait parfois dans la douleur, mais si les prises de conscience poussaient dans le coton, ça se saurait. Et c’est bien de cela qu’il s’agit : lire Carver, c’est faire un pas vers une conscience accrue de la complexité du monde et de l’humain, et de l’étrange beauté qui pousse parfois sur ce terrain accidenté.

            « Terri dit que l'homme avec lequel elle vivait avant de vivre avec Herb l'aimait tant qu'il avait essayé de la tuer. Herb se mit à rire en l'entendant. Il fit une grimace. Terri le regarda. Puis elle dit, « Il m'a démolie, un soir, le dernier que nous ayons passé ensemble. Il m'a traînée par les chevilles tout autour du séjour sans arrêter de dire, « Tu vois pas que je t'aime? Je t'aime, salope. » Il n'a pas  arrêté de me traîner autour du séjour, ma tête se cognait aux meubles. » Elle nous regarda autour de la table puis regarda ses mains sur son verre.  « Qu'est-ce que tu fais d'un amour pareil? » dit-elle.[5] »


[1] p. 59, extrait de Tu veux que je te fasse voir quelque chose?
[2]  Constat forcément contestable mais réfléchissez-y deux secondes : avez-vous par exemple vu beaucoup de films où il y a autant de femmes que d'hommes parmi les personnages, et où les femmes parlent d'autre chose que d'hommes, de vêtements ou du petit dernier qui fait ses dents? Il y en a, bien sûr. « Il y a aussi des poissons volants, mais qui ne constituent pas la majorité du genre. »
[3] pp. 186-187, extrait de Toute cette eau si près de chez nous
[4] p. 38, dans Gloriette
[5] pp. 271-272, extrait de Débutants

lundi 7 février 2011

Fear X

« Ce n'est pas un film comme les autres. Ça c'est certain. »
                                                   John Turturro

Tu l'as dit, bouffi.

Fear X est sorti sur les écrans français sous le titre d’Inside job, mais outre le fait que donner un titre anglais à un film déjà pourvu d’un titre anglais est une chose assez ridicule, Fear X  est un titre plus plaisant, qui laisse plus de liberté au spectateur (et il en a bien besoin, le bougre), et qui a une histoire plus intéressante : il n’a aucune signification en soi, ses scénaristes se sont simplement dit que le mot "fear" rendrait bien, et puis l’un d’entre eux a eu l’idée d’ajouter "X", et voilà. Nous parlerons donc de Fear X, mais si par bonheur l’envie vous prend de trouver ce film en France, il faudra chercher du côté d’Inside job. Fin d’un préambule assez longuet, début des choses intéressantes.


Contextualisons un brin : au début des années 2000, Nicolas Winding Refn est danois depuis environ 30 ans, et réalisateur depuis un peu moins longtemps. En deux films indépendants (Pusher et Bleeder), il a réussi à attirer sur lui l'attention de quelques personnes qui aiment bien le cinéma. Pour faire les choses simplement il décide que son prochain film se passera aux Etats-Unis et qu'il en cosignera le scénario avec le mythique écrivain Hubert Selby Jr, qu'il ne connaît ni d'Eve ni d'Adam. Sitôt dit, sitôt fait. Pour produire ce projet ambitieux Winding Refn met toutes ses billes dans l'affaire, qu'il parvient à monter en définissant un plan de travail ultra-serré et masochiste: il aura 28 jours de tournage, qu'il choisit en plus d'organiser de manière chronologique[1]. « Tu vøudråìs pås le tøurner les ÿeux båndés nøn plus ? » plaisantèrent sans doute quelques Danois[2]. Mais quand Nicolas Winding Refn dit, Nicolas Winding Refn fait. Le tournage fut cahoteux, entre incompréhensions initiales entre le réalisateur et son acteur principal (John Turturro), difficultés d’un jeune réalisateur européen à s’imposer auprès d’une équipe étrangère à ses méthodes, et finalement dépassement du budget qui entraîna la grève d’une partie de l’équipe technique qui n’avait pas été payée. Mais le film est bel et bien là et il mérite notre attention.


Son scénario a été écrit dans un état d’osmose entre ses deux co-auteurs, au point qu’à la fin ni l’un ni l’autre ne savait dire qui avait eu quelle idée. La riche idée de Winding Refn a été d’aller travailler avec Selby, auteur culte en Europe, et assez royalement ignoré aux Etats-Unis. On retrouve donc quelques repères selbiens (si tant est que ce qualificatif existe ; s’il n’existe pas, inventons-le) avec l’histoire de ce personnage prénommé Harry, travaillé par une obsession qui le mène au bord du gouffre. En l’occurrence, le film raconte la lutte d’Harry Caine, agent de sécurité dans un centre commercial, pour trouver l’identité de la personne qui vient de tuer sa femme et leur futur enfant. Harry n’est pas dirigé par un désir de vengeance, il cherche simplement à comprendre pourquoi quelqu’un lui a volé sa vie. Pour mener à bien cette quête obsessionnelle, Harry passe son temps libre à scruter les bandes de vidéosurveillance du centre commercial dans le parking duquel sa femme a été abattue, à faire des fiches sur les personnes qui lui semblent avoir un comportement suspect, à chercher à établir des liens entre les choses, en somme à donner une parole à ce qui en est dépourvu. Gombrowicz écrivait[3] qu’un récit policier était « un essai d’organiser le chaos » : l’intrigue de départ de Fear X ressemble alors à un matériau idéal. 


Seulement voilà, il faut voir qui l'on trouve à la tête de cette entreprise. D'un côté, un jeune réalisateur qui, sans faire de bruit, est en train de s'imposer comme une sorte de relève de  Kubrick[4]. De l'autre, un vieil écrivain qui a échappé cent fois à la mort[5] et qui a tué une bonne fois pour toute les supposées vertus de l’American Way of Life en posant une simple question: « Que se passe-t-il à l'intérieur? » L'espoir de suivre un thriller classique disparaît alors, mais pour laisser place à quelque chose d'autre. Au fond Fear X est un jeu de fausses pistes qui emprunte des allures de thriller, d’enquête policière, de drame intime, tout ça pour que le spectateur soit amené, comme il en a l’habitude, à se construire son propre film et à attendre la fin pour savoir s’il avait raison ou pas. Ce dispositif est classique, un film ne montre que ce qu’il veut bien montrer afin de ménager le suspense par exemple, ou de donner du rythme. Mais ici les choses sont différentes, il s’agit davantage d’une manière de prendre la mesure des limites de ce dispositif. Au fond n’importe quelle routine ménage des zones d’ombre, on ignore le fin mot de ce qui fait agir untel de telle manière. Winding Refn décide, peut-être par souci de réalisme, d’appliquer ce voile de mystère sur le spectacle cinématographique.


Fear X peut être donc vu comme plusieurs choses, parmi lesquelles une évocation à la fois subtile et puissante d’un deuil impossible. Ce film raconte avant tout l’histoire d’un homme qui ne peut pas abandonner le souvenir de l’absente, qui ne parvient pas à accepter une réalité qu’il fuit en se réfugiant dans les méandres de son cerveau. Lors d’une scène de rêve, Harry est dans un ascenseur avec sa femme. La porte de l’ascenseur s’ouvre sur une obscurité absolue. La femme disparaît dans l’ombre, Harry choisit de la suivre. Ou comment exprimer le fait que ce personnage en deuil, bien que vivant, est plus proche de la mort que de la vie. Ce faisant, Harry se montre également plus proche de l’inconnu et du mystère que du monde intelligible. Cette sorte de zone d’ombre est accentuée par un non-dit presque absolu qui fait que jamais le spectateur ne sait vraiment ce que pense Harry, ce qui lui fait faire une chose plutôt qu’une autre. Et c’est là ce qui nous semble le plus réussi dans ce film : mine de rien, il fait un enfant dans le dos du cinéma.


C'est-à-dire qu'il s'agit d'un film extrêmement cinématographique d'un point de vue technique, avec un sens de l'image et de la mise en scène aiguisé, une maîtrise de la création d'ambiance impressionnante, un acteur très doué ici impliqué à l'extrême, etc. Mais Winding Refn a le culot, ou la folie, de se servir de tous ces outils pour accomplir un geste contre-cinématographique, une rupture avec les accords tacites qui ont été passés entre le cinéma et le spectateur. Suivant le goût de Selby pour ce qui se passe à l'intérieur et pour l'obsession, Winding Refn décide de faire un film construit sur ce que le personnage principal a en tête, mais sans jamais le révéler au spectateur. On en a vu des films, et des réussis encore, où le personnage faisait quelque chose d’étrange, d’apparemment insensé : « Mais pourquoi ? », se demandait-on. C’est ici la même chose, mais la différence vient du fait que dans Fear X il n’y a pas cette scène finale où le personnage dit « C’est très simple… » et reconstitue le puzzle pour la plus grande satisfaction des spectateurs. Parce qu'il y a dans la vraie vie des circonstances dans lesquelles on ne sait pas pourquoi on agit comme on agit, peut-être. Ou peut-être parce que cette addiction à la paix de l’esprit qu’a le spectateur, comme d’autres sont dépendants à la paix du slip ou à celle de l’estomac, ne doit pas toujours être satisfaite, question d’hygiène. Là non plus, aucune explication ne sera donnée. Et c’est très bien comme ça.


Toujours est-il que dans Fear X, Winding Refn ne cesse de mettre en avant la distance qui existe, et qui perdurera, entre le spectateur et le personnage principal. Et il le fait de manière magistrale. Ainsi lors d'une scène où Harry se lance à la poursuite d'un voleur: la caméra le précède, la course commence, mais soudain Harry prend une autre direction. Plutôt que de faire corps avec lui, la caméra, comme prise de court, poursuit sur sa lancée, essayant de ne pas le perdre de vue et surtout de le rejoindre là où il va par un autre chemin. Mais quand elle arrive à cet endroit, Harry l'a distancée, il est déjà loin. Il y a de multiples scènes dans lesquelles Harry s'enfonce ainsi dans l'ombre, au propre comme au figuré, laissant le spectateur sur le carreau. Des scènes où il voit quelque chose là où le spectateur ne voit rien, où il est troublé par un élément imperceptible ou insignifiant, où il agit de manière incohérente. Toujours l'ombre de Selby plane sur ces instants, cette ombre qui nous dit que l'essence d'une personne est dans ce qu'elle cache, dans ce qu’elle a d’impénétrable. C'est ainsi qu'Harry échappe constamment au spectateur, à la caméra et au cinéma. 


Au fond, ce film est l'histoire d'un homme qui a tout perdu, ou plutôt à qui on a tout pris, et qui ne peut dès lors se raccrocher qu’à son imagination et à ses souvenirs, la seule vie intime qui lui reste. Sa survie passe par sa subjectivité, et va donc à l'encontre des intérêts du spectateur si le réalisateur décide d'être honnête. Et il l’est. 

Bien sûr il y a dans le film une enquête, des intrigues, des rebondissements, mais le mieux est de le voir sans trop en savoir. De toute façon quand bien même on l’a vu plusieurs fois, on est toujours distancié à un moment ou un autre par cette sorte de monstre cinématographique. 


Inutile de dire qu'une telle entreprise a été un échec public retentissant: le cinéma a beau être un art jeune, et donc en construction, on n'est pas encore prêts à le voir se faire démembrer par un blanc-bec danois. La maison de production de Winding Refn a fait faillite, lui-même a failli y rester. Seulement voilà, cet homme est doué. Très. Et après cet échec presque fatal il est parvenu à refaire surface en donnant deux suite à Pusher, son premier film devenu culte. Plus récemment, Winding Refn nous a livré deux grands films: Bronson et Valhalla rising. Ce qui donne envie de prendre les paris: dans... allez, quinze ans, quand tout le monde sera d'accord pour dire que Nicolas Winding Refn est un des meilleurs réalisateurs au monde, ceux-là même qui ont conspué Fear X y reviendront, et diront que c'est un chef-d'oeuvre. Et après tout il n'y a pas là de quoi s'étonner: de toute évidence, Fear X est un film largement en avance sur son art et sur son temps.




[1] Les scènes seront donc tournées dans leur ordre d’apparition dans le film, ce qui sous-entend des va-et-vient incessants et beaucoup de temps perdu à remettre en place ce qui avait été déplacé la veille
[2] Cette lamentable imitation de l’accent danois est offerte par la maison.
[3] Dans les notes préparatoires de son extra-bon Cosmos
[4] Même si dans le film présent il est précisément trop attaché à des références comme Kubrick ou Lynch, manie qu’il perdra heureusement par la suite.
[5] Selby avait cumulé les ennuis de santé et les mauvais traitements après une tuberculose qui lui avait fait perdre un poumon à 18 ans. Mais aux médecins qui venaient lui annoncer qu’il n’avait plus que deux jours à vivre, il répondait « Allez vous faire foutre, personne ne me dit ce que je dois faire ! ». C’est ainsi qu’il a survécu pendant plus de soixante ans par simple esprit de contradiction.