samedi 25 janvier 2014

Contre 12 years a slave

Avant de commencer, quelques précisions préalables :
- nous aborderons ici quelques scènes précises du film, mais rien qui ne dévoile trop l'intrigue ; de toute façon le titre en lui-même est du genre à annoncer la fin assez rapidement.
- n'ayant pas lu le récit de Solomon Northup, et ce dernier ayant été retravaillé par le scénariste John Ridley, les critiques qui suivront porteront sur le scénario en lui-même sans savoir quelles parties de ce dernier viennent du témoignage à proprement parler.
- quand la nouvelle est tombée que Steve McQueen allait réaliser un film sur l'esclavagisme, notre joie et nos attentes ont été immédiatement été très grandes. Les réussites que sont Hunger et Shame nous faisaient espérer qu'avec 12 years a slave McQueen et sont talent allaient livrer une œuvre définitive sur le sujet, un peu comme Pasolini l'avait fait sur le fascisme avec Salò ou les 120 Journées de Sodome. Bien évidemment, plus les attentes sont élevées, plus la déception est grande, plus le verdict est sévère.
- nous partons du principe que certains sujets obligent, et que la décision de les aborder par un biais artistique ou culturel appelle immanquablement un surcroît d'exigence de la part de ceux qui créent comme de ceux qui reçoivent. Si un spectateur qui se respecte peut très légitimement se laisser aller à l'émotivité devant une bluette conçue pour faire pleurer Margot, il n'en va pas de même quand le sujet est un crime contre l'humanité.
Fin du préambule.

Pas plus tard qu'hier soir, alors que se déroulait le générique final de 12 years a slave, mon voisin de rangée claquait joyeusement des doigts en écoutant le chant religieux des esclaves qui sert d'accompagnement audit générique. Si j'avais déjà de sérieux doute sur la réussite de l’œuvre, cette réaction-là m'a paru plus qu'éloquente. La faute n'en revient pas à mon voisin de rangée, elle est celle du film. Sans tomber dans une sorte de calvinisme, il semble tout de même que le traitement cinématographique de faits historiques graves devrait être accompli de telle sorte que les spectateurs qui sortent de la salle ne se sentent pas d'humeur swing. Quand les lumières se rallument à la fin de Salò, les spectateurs qui n'ont pas fui la salle disent rarement « Tiens, si on allait se faire une choucroute ? »
Le constat premier était donc celui-ci : dans l'impact qu'il a eu sur ce spectateur, 12 years a slave est un échec. Il convenait alors de se demander pourquoi. Cette question posée, les réponses commencent à affluer et les organiser n'est pas chose facile. Pardon d'avance, donc, si ce qui suit est un brin bordélique.

On peut déjà se demander si le choix du personnage principal (et du prisme à travers lequel le sujet est dès lors abordé) et de l’œuvre matricielle est judicieux. Dans un entretien accordé à Michel Ciment dans le Positif daté de Janvier 20141, Steve McQueen explique qu'à l'époque où se déroule le film seuls 10% des Africains-Américains sont des hommes libres. Pourquoi alors choisir dès le départ de suivre le parcours d'un membre de cette petite minorité pour parler d'un phénomène, la réduction en esclavage, qui était l'unique horizon des 90% restants ?
On peut arguer que ce qui compte ici c'est l'existence d'un témoignage immédiat, d'époque, et cet argument n'est certes pas négligeable. Mais il soulève quelques questions.
La première est moyennement légitime puisque posée a priori (voir le deuxième point du préambule) : n'est-il pas permis d'émettre l'hypothèse que pour que le récit d'un homme noir sur l'esclavagisme soit publié (et représenté sur scène) dans un pays alors très majoritairement raciste, et partiellement esclavagiste, ledit récit doit sans doute ne pas toucher aux fondements de la question, ni remettre en cause la civilisation occidentale d'alors ? D'autant que l'auteur le dédie à Harriet Beecher Stowe, l'auteure de la Case de l'oncle Tom, roman censé être progressiste à l'époque mais qui fait vomir n'importe quel lecteur du XXIème siècle au bout de quelques pages. Sans doute, le témoignage à but purement informatif de Solomon Northup était une entreprise excessivement honorable au mitan du XIXème siècle, mais de nos jours cette approche est un peu courte.
D'autre part, et nous touchons là à une question primordiale mais, semble-t-il, peu posée concernant le sujet : est-il judicieux, pour aborder la question du racisme et de l'esclavagisme, de s'attacher à une personnalité parfaitement assimilée à la culture blanche américaine d'alors ? Plus précisément, il nous semble que le racisme s'attache beaucoup plus aux différences sociales qu'à la simple question de la couleur de peau ou de l'origine. Ainsi au XIXème siècle on a vu dans plusieurs pays des personnalités noires admises par les plus hautes sphères parce qu'elles étaient issues d'une élite intellectuelle, le plus souvent formée et acquise aux valeurs et principes de la civilisation occidentale, pendant qu'était reniée l'humanité de millions d'hommes et de femmes noirs sans que ce paradoxe ne pose véritablement de problème. Plus tard (et aujourd'hui encore) on a pu observer la subsistance de ce phénomène. Deux exemples éloquents au hasard :
- les jazzmen noirs américains arrivant à Paris dans les années 50 et se voyant traités d'égal à égal, pris en considération et admirés pour leur art, ils croyaient souvent trouver en France une espèce de Shangri-La où le racisme n'avait pas cours, eux qui étaient habitués aux vexations et aux privations de liberté aux Etats-Unis2. Mais il leur suffisait de voir avec quel mépris étaient traités les ouvriers africains et, globalement, les immigrés vivant en France pour déchanter et pour comprendre qu'il s'agissait là d'un système de deux poids deux mesures où ce qui les sauvait était leur statut social d'artistes ainsi que leur provenance du pays de la modernité.
- l'autre exemple appartient au fleuron de notre culture populaire : dans Tintin au Congo (qu'il faut continuer de publier ne serait-ce, comme le faisait remarquer Joann Sfar, que pour montrer à quel point les Blancs peuvent être cons) Hergé s'adonne sans vergogne au racisme et à la représentation stéréotypée des Africains comme étant tous de grands enfants barbares, mais dotés d'un bon fond. Pourtant dans son album suivant, Tintin en Amérique (tiens tiens), un renversement troublant s'opère : lors d'un passage dans une ville a priori sudiste, un braquage de banque ayant mené à un assassinat est évoqué. Dans un élan d'humour noir et mordant qu'on ne lui connaissait pas, Hergé fait dire à l'employé de la banque qui a appelé la police « J'ai donné l'alarme. On a immédiatement pendu sept nègres, mais le coupable s'est enfui... » Ce faisant, Hergé critique ouvertement les états ségrégationnistes et le racisme qu'on y trouve. Pourquoi donc cet écart entre la représentation des Noirs africains et celle des Noirs américains ? On pourrait répondre en schématisant : parce que les Noirs américains portent des chemises et des pantalons, et qu'ils vont à l'église. Plus précisément, sans doute que dans l'imaginaire de l'époque les Noirs américains étaient davantage assimilés à la culture blanche, donc davantage civilisés. Le racisme d'Hergé est à l'image du racisme ambiant : il rejette ceux qui ne partagent pas le niveau éducatif institutionnel et les valeurs culturelles de la majorité d'une société donnée.
Dès lors, pour en revenir à 12 years a slave, choisir de faire un film sur l'esclavage en s'attachant à un personnage d'homme libre assimilé à la culture occidentale nous semble dès le départ vouer l'entreprise du film à l'échec. C'est prendre un fait historique par le plus petit bout de la lorgnette et se condamner d'entrée de jeu à une représentation hollywoodienne - quasiment criminelle elle-même quand on connaît l'impact des films de masse sur l'imaginaire des spectateurs - des crimes contre l'humanité. Du reste, comment un film intitulé 12 years a slave peut-il décemment prétendre représenter avec réalisme la réduction en esclavage alors que cette dernière était un travail de sape exercé du berceau à la tombe ?

Les fondations même du film de McQueen nous semblent donc au bas mot bancales. Le problème est que le traitement cinématographique (scénario inclus) du matériau de départ n'arrange rien. On voit bien le but avoué du projet : dans une représentation aussi réaliste que possible de ce qu'était l'esclavage, montrer comment un personnage soumis aux pires humiliations survivra et gardera espoir jusqu'à retrouver sa liberté volée. C'est honorable, le problème vient de ce que la réflexion profonde sur la nature de l'esclavagisme ne semble pas faire partie du programme, ce qui est ennuyeux pour un film dont c'est le sujet. C'est là que notre colère commence à gronder un brin.
Alors que McQueen est conscient de la chose puisqu'il dit en interview que « [l'esclavage] est l'activité industrielle la plus longue que l'Amérique ait jamais connue » et qu'il montre l'importance des enjeux financiers que représentent les esclaves pour leurs propriétaires, jamais il n'interroge véritablement la nature et l'origine économique au cœur de cette pratique. Les esclavagistes nous sont montrés comme plus ou moins haineux à l'égard des Noirs, mais jamais ne se pose la question du modèle économique dont l'esclavagisme est le signe, à savoir, à peu de choses près : le nôtre.
Et ce qui est particulièrement irritant avec 12 years a slave, c'est qu'il nous livre une lecture de l'esclavagisme favorable à la conscience capitaliste, alors même que l'esclavagisme (et, après lui, le colonialisme et la mise en exécution des massacres nazis) est nourri par la culture du profit et ses corollaires (pour les crimes nazis, l'application des méthodes de production industrielle à une entreprise d'éradication de populations entières).
Ainsi, de nombreux passages du film renvoient à cette mentalité capitaliste sans même que cela semble conscient, comme si une lecture américaine (Steve McQueen est certes britannique, mais son scénariste est américain) de l'Histoire ne pouvait se faire en dehors des clous posés par ce modèle économique.
L'exemple le plus choquant est peut-être celui concernant Mistress Shaw (soit dit en passant, ce personnage est, de l'aveu de McQueen lui-même, simplement évoqué en une phrase dans le récit de Northup ; ses propos ont donc été créés de toute pièce par le scénariste) : cette épouse noire d'un propriétaire d'esclave affirme, en substance, que si sa vie et son confort dépendent de sa tolérance à l'idée d'être la femme de son mari et de devoir de temps à autres subir les désagrément que cela implique, alors ça lui convient très bien et il est inutile de chercher plus loin. Si l'on en reste à la surface de cette scène on peut la trouver presque anodine, ou se dire à la rigueur qu'il s'agit d'une sorte d'inversion des rapports de force maître/esclave (idée également ébauchée par la fascination qu'exerce l'esclave Patsey sur son propriétaire Epps). Mais si l'on creuse un peu on s'aperçoit que cette scène illustre parfaitement l'idée qui parcourt le film dans son ensemble, celle que la survie individuelle est quasiment conditionnée par le déni du collectif et la soumission aveugle à l'ordre établi, quel qu'il soit. Parce que les choses sont ce qu'elles sont, et qu'il en est ainsi.
C'est aussi ce que dit le propriétaire Ford, dont la personnalité certes contradictoire ne soulève en rien la question d'une adhésion absolue à l'ordre établi, même s'il semble parcouru par moments d'élans humanistes.
C'est ce que montre la scène où un esclave du Nord se jette dans les bras de son maître venu le sauver des plantations du Sud sans que ce fait soit un tant soit peu interrogé.
C'est enfin ce qui meut la survie de Northup : non pas le rejet d'un système inhumain, non pas la révolte face au déni de son humanité, non pas la déshumanisation de lui et de ses semblables, mais le désir de conservation de sa structure familiale et de sa position sociale. Et voilà qui gêne. On sait que les survivants des camps de concentration ont pour la plupart vécu le reste de leurs jours en souffrant de la question « Pourquoi ai-je survécu là où les autres sont morts ? », ce qui a mené certains à la folie ou au suicide. Ici, cette question n'est même pas soulevée. Ceux qui finissent par sauver leur peau profitent de l'aubaine, mais à aucun moment ils ne semblent, ne serait-ce qu'un tant soit peu, véritablement troublés par la perspective de partir en abandonnant leurs semblables à leur sort, ni hantés par le souvenir de ceux qui sont restés. L'effet est extrêmement gênant : on a l'impression que ces personnages n'ont aucune sensibilité, aucune capacité de réflexion... En bref, qu'ils n'ont pas d'âme.
On est de plus tenté de voir là une sorte d'affirmation de la suprématie de l'individu sur le collectif donc, idée au cœur du projet capitaliste, qui ne s'encombre pas du destin des faibles ou des personnes d'extraction inférieure. Et quand la question de la justice se pose, c'est sans s'encombrer de quelque scrupule que ce soit que le scénariste fait, en substance, dire à ses personnages que Dieu y pourvoira.
Ce recours à l'hypothétique justice divine pour faire passer la pilule d'une existence terrestre insupportable est un des éléments primordiaux de l'intégration de la religion au modèle capitaliste (religion qui, cela dit, porte dans son ADN même ce message d'acceptation passive de l'ordre établi, même s'il est injuste, au prétexte que dans l'autre monde ça sera mieux). D'aucuns appellent ça l'opium du peuple. Ainsi, la réponse « critique » apportée par le film au système esclavagiste et à ses crimes contre l'humanité est en quelque sorte « Vous savez, les choses sont ce qu'elles sont, on n'y peut rien, autant essayer de sauver sa peau, chacun pour soi et Dieu pour tous. »
On n'attendait bien évidemment pas de ce film une relecture marxiste de l'Histoire ou un appel à l'insurrection a posteriori. Mais décider d'aborder l'esclavagisme sans jamais soumettre ce système au questionnement, ni le mettre en perspective avec notre civilisation (dont il est le pur produit), voilà qui est indigne.

Devrions-nous en être surpris ? Non. Il suffisait de voir l'accueil triomphal que les institutions hollywoodiennes ont fait à ce film pour savoir qu'il n'allait rien remettre en cause, rien critiquer, qu'il n'allait pas susciter le malaise, en un mot qu'il allait être désespérément consensuel. Mais bon, on espérait malgré tout autre chose de Steve McQueen. On est tenté de croire que ce dernier s'est perdu dans ce qui, de son propre aveu, l'a le plus impressionné dans le témoignage de Solomon Northup, à savoir le sens du détail. Et on le comprend, il y a là bien sûr matière importante à mise en scène et à représentation. Mais quand même, sans connaître les sévices infligés aux esclaves sous leurs moindres coutures, on se doutait bien que leurs propriétaires ne sonnaient pas la fin de la journée de travail à 17:00 pour servir le thé à leur masse salariale. Un détail est intéressant quand il est signe de quelque chose ; s'il est là par souci de réalisme mais que ce réalisme n'est que de façade, il n'avance pas à grand chose.
Mais sur ce point reconnaissons au film la puissance incontestable de deux scènes nourries par ce souci de réalisme. La première est celle où Northup est pendu pendant ce qui semble être une éternité au milieu d'une cour et survit à grand peine, du bout des pieds, tandis qu'autour de lui chacun (maîtres et esclaves) vaque à ses occupations. On a là une illustration magistrale des conséquences de l'instauration du système déshumanisant qu'est l'esclavagisme : on s'accommode de la souffrance, on apprend à ne pas regarder, on pense à soi. La seconde est ce plan-séquence magistral au cours duquel Epps force Northup à fouetter une autre esclave ; Michael Fassbender et Chiwetel Ejiofor sont extraordinaires dans cette construction perverse qui finit dans une explosion de colère où, pour une fois, l'appel au jugement divin prononcé par Northup ne sonne pas de manière vaine (que pourrait-il dire ou faire d'autre dans cette situation que condamner son maître à l'enfer?). Lors de ces deux scènes on retrouve la force de la mise en scène de McQueen. Le reste du temps il se contente du minimum syndical, il fait du Spielberg en pantoufles, sa réalisation ne montre aucune présence au sujet, aucun point de vue.

Finalement, et ça vaut ce que ça vaut, peut-être que ce qu'on attendait de ce film c'était une remise en cause de la représentation du monde et de la civilisation occidentale. Et que cette remise en cause soit nourrie par une saine et ardente colère. C'était peut-être trop espérer, mais comme l'objet de ce blog demeure de mettre en avant et par dessus tout un esprit constructif, nous terminerons en évoquant un film qui a su mettre en lumière et critiquer de manière magistrale le rapport de force Nord-Sud qui a nourri l'épanouissement du capitalisme, et nourrit aujourd'hui encore sa carcasse.
Ce film c'est Vénus noire d'Abdellatif Kechiche, qui a souffert à sa sortie d'un accueil critique et public moins que tiède, accueil qui était signe en soi de ce que ce film appuyait là où ça fait mal. En choisissant pour toile de fond une société occidentale basculant dans l'ère moderne alors même qu'au loin l'esclavagisme bat son plein, Kechiche en dit bien plus long sur la déréliction annoncée d'une civilisation. Le résultat est un miroir tendu glaçant, car lucide, et le portrait sublime3 d'un personnage emprisonné de toutes parts par les regards portés sur elle mais qui parvient, telle Sisyphe descendant vers son rocher, à arracher des instants de bonheur à un monde qui lui refuse ce simple droit.
12 years a slave est un grave échec qui a au moins le mérite de prouver, si besoin était, qu'il n'y a rien d'intéressant ou de constructif à attendre d'un cinéma adoubé par Hollywood (le pouvoir est conservation, pas création) et que nous sommes globalement incapables d'exercer un regard critique sur nous-mêmes (voir le concert de molles louanges des critiques au sujet de ce film).  
Vénus noire est l'antidote.


1 Et dont sont extraites toutes les citations du cinéaste qui suivront.
2 À ce sujet on lira avec intérêt le livre regroupant les réponses faites par 300 jazzmen à la mécène Pannonica de Koenigswarter qui leur demandait quels seraient leurs trois vœux. A cela beaucoup répondaient « Être blanc. »
3 Ce en quoi 12 years a slave échoue également, McQueen semblant bien plus fasciné par Epps et son interprétation phénoménale signée Michael Fassbender que par son personnage principal de plus en plus falot à mesure qu'avance le film.

vendredi 24 janvier 2014

Niños Heroes - le cinéma de Fernando Eimbcke

Les deux premiers longs-métrages de Fernando Eimbcke ont la particularité d'être beaux. On les garde profondément ancrés en mémoire et ça tombe bien, on n'a surtout pas envie de les oublier.


Au printemps 2005 sortait Temporada de Patos1, le premier de ces deux longs. Au printemps 2005 nous sortions positivement emballé de Temporada de Patos, avec cette impression étrange que l'on ressent quand un petit film nous donne soudain l'impression de mieux toucher le monde. Peut-être parce qu'il y a dans ce film une ouverture à la poésie. En lui-même il ne vise pas à habiter ses images de poésie, mais il rend suffisamment sensible pour qu'on puisse ensuite la percevoir là où elle est, c'est-à-dire partout.  


Temporada de Patos parle de deux enfants qui s'ennuient le dimanche, Flama et Moko, dont les projets de rouille se trouvent contrecarrés par une voisine dont le four est en panne et par un livreur de pizza récalcitrant. Après s'être tournés autour et flairés, ces personnages vont peu à peu s'apprivoiser. Les deux intrus vont progressivement (et de manière très subtile à l'écran) établir une confiance avec les adolescents, les amener à se livrer et à se débarrasser du même coup des fardeaux qui les encombrent et dont ils ne savent comment se décharger. Puis, dans un mouvement réciproque, ces deux intrus vont à leur tour se trouver sauvés par la présence des autres et leur écoute, et chacun en ressortira grandi et libéré.


Pour parvenir à ce résultat Fernando Eimbcke fait avec ce qu'il a, un décor quasi-unique, quatre acteurs, presque pas de musique (s'il y en a peu dans ses films, elle reste pourtant gravée dans la mémoire des spectateurs), mais beaucoup d'idées et un sens de l'économie remarquable. Il faut voir par exemple comment il parvient à transformer une banale scène de livraison de pizza en suspense de poche, ou comment il fait parler les corps de ses personnages quand leurs mots semblent ne pas pouvoir ou vouloir sortir (notamment dans une scène de drague en cuisine où la gestuelle en dit long sur la crainte d'entrer dans la vie qu'on peut ressentir à l'adolescence). Entre les personnages qui ont peur de voir les choses changer et ceux qui n'attendent que ça sans que le changement advienne, tous finissent par s'équilibrer et se soutenir mutuellement.


On admire alors immédiatement la capacité qu'a Eimbcke, par le point de vue adopté, à transcender ses personnages et les éléments constitutifs de leurs histoires respectives. L'action se passe dans une barre d'immeuble baptisée « Niños heroes » et ce choix n'est bien sûr pas complètement anodin: d'une situation triviale, Eimbcke fait une sorte d'épopée d'intérieur où nos héros se battent contre leurs démons et triomphent.


Autant de dire que quand sort Lake Tahoe durant l'été 2008, on y va avec impatience. Et on se retrouve comblé, ô combien, parce qu'en quelques années Eimbcke semble avoir fait des progrès considérables en terme de réalisation et de récit, mais toujours vers plus de sobriété et d'économie. C'est ainsi qu'à plusieurs reprises, notamment dès l'ouverture du film, on se trouve face à un écran noir; il ne reste que le son pour que chaque spectateur puisse se construire sa représentation de la scène. Au départ on tique un peu en se disant qu'il y a là un truc un peu facile et paradoxalement tape-à-l'oeil, mais quand progressivement les éléments du récit se révèlent on comprend que ces écrans noirs sont en vérité remplis de sens, en ce qu'ils sont là pour raconter les moments où la vie n'y est plus.


Lake Tahoe met en scène une journée dans la vie de Juan (excellent Diego Cataña, déjà présent dans Temporada de Patos). Comme pour le précédent, Eimbcke commence par filmer un décor qui semble vide, une atmosphère en somme, et ces plans laissent une respiration et de l'espace pour ce qui viendra ensuite remplir ces lieux, leur donner une profondeur et des émotions. Juan a un accident de voiture et il erre dans la ville (Progreso, dans le Yucatán, décor parfait) à la recherche de quelqu'un qui pourrait l'aider à la réparer - en vérité le film entier parle de réparation. Se déroule alors ce que la co-scénariste Paula Markovitch appelle un "road-movie avorté".


Dans ce mouvement empêché, on est progressivement amené à comprendre ce que vit Juan, et chaque élément prend alors un sens nouveau. Ce qu'on suit au fond c'est Juan qui est sorti de la vie, son errance, et sa douleur qui ne parvient pas à s'exprimer. Des rencontres se produisent mais les gens ont l'air hors d'atteinte; non pas volontairement, simplement Juan semble ne pas pouvoir aller vers eux. Il semble ne plus pouvoir aller nulle part. Surtout, il semble ne pas avoir la force de rentrer chez lui. Alors il marche, il est sombre et la ville, lumineuse.


Et puis petit à petit cette dernière se repeuple et l'on comprend que Juan avait besoin de cet accident pour reprendre pied dans la vie. En somme cet accident n'était pas accidentel, et les éléments épars et a priori insignifiants qui constituaient le début du film trouvent leurs places et tout finit par s'élever. On comprend alors qu'il y a chez Eimbcke une foi simple et sereine sur un point: le monde vient à notre secours. Il le montre de manière dépouillée, mais habitée. On sort de là à la fois bouleversé et enthousiaste en se disant qu'Eimbcke sait filmer, sait raconter, et qu'il a du goût pour ce qu'il peut y avoir d'accessible et de sublime à la fois, et que ses films en font partie.


Autant dire qu'on est très impatient de voir sortir Club sandwich, son troisième long-métrage, ce qui devrait normalement se produire sous peu. On ne sait pas grand chose de ce film, mais on espère qu'on le verra en été, et que quand on en sortira on aura à nouveau l'impression de marcher un peu au-dessus du sol.

 
1 Sinistrement retitré Mexican kids pour sa sortie de DVD, nous espérons que l'auteur de cette idée chiatique est mort d'une crampe au mollet.