vendredi 29 novembre 2013

Joe Dante - Matinee

- Je t'ai vue pendant l'exercice aujourd'hui, comment ça a fini?
- Je suis collée, une semaine... On a bien enfermé Gandhi toute une année...
- Je ne savais pas, je ne connais pas encore tout le monde ici.


Même si nous sommes les premiers à dire qu'être en vie devrait suffire à faire le bonheur de tout un chacun, il est une chose qui nous fait pleurer dedans nous-mêmes, et c'est le manque de considération et de respect pour Joe Dante. Oserions-nous l'avouer?, et comment tiens!, ça nous pique encore plus les yeux que ce désintérêt à son égard soit en part non négligeable dû au fait qu'un autre réalisateur de la même époque (et frère d'armes, ne l'oublions pas) ait récupéré la grosse partie des lauriers, et que ce réalisateur soit Steven Spielberg. Et alors mince quoi. En essayant de ne pas taper sur Paul pour mieux louer Jacques (ce qui est nul, convenons-en, même si c'est pratique pour le journaleux en manque d'inspiration, mais zut alors voilà que nous nous y mettons, quel cercle vicieux alors), soulignons qu'il y a donc injustice, car si Steven Spielberg se pique de faire des films adultes alors qu'il a une intelligence enfantine, Joe Dante fait des films qui semblent destinés à la jeunesse, mais avec une subtilité et une intelligence du regard toutes adultes. Et alors parlons de Matinee1.


Matinee raconte une histoire qui se déroule pendant les quelques jours que dura la crise des missiles de Cuba en octobre 1962. Alors qu'une ville de Floride tremble de recevoir une bombe nucléaire soviétique sur la tête, le jeune Gene est quant à lui obsédé par la venue en ville du grand producteur de films d'horreur Lawrence Woolsey, qui va présenter sa dernière création: Mant ! (ou l'histoire d'un homme qui se transforme en fourmi géante après avoir été exposé à des radiations atomiques chez le dentiste). C'est donc par un tout petit bout de lorgnette et à travers le regard d'un jeune adolescent que Joe Dante va rendre compte de l'état d'esprit américain d'alors. Et non seulement c'est drôle et divertissant, mais en plus c'est foutrement piquant et fin.


Déjà, il y a cette capacité qu'a Dante à trouver une distance parfaite vis-à-vis de ses personnages: s'il refuse d'être leur dupe et de faire parole d'évangile de leur point de vue, il se garde aussi bien de les juger de trop haut, de prétendre en savoir plus long ou d'être meilleur qu'eux. Cette attention aboutit à un ton gentiment moqueur où s'épanouissent à la fois l'esprit critique de Dante à l'égard d'une société qui est un pur produit d'une pensée de masses (et ce même dans ses marges), et une bienveillance complètement sincère à l'égard de personnages qui ne pensent peut-être pas beaucoup, mais qui au moins ne pensent pas à mal. Ce trait typique des films de Joe Dante se retrouve dans une esthétique très colorée et pittoresque dans sa représentation du début des années 60 aux États-Unis, qui n'est qu'un trompe-l’œil permettant à Dante de traiter cette période avec distance et de manière masquée en infiltrant ses codes de représentation habituels (rendant ainsi l'évocation de la ségrégation ou du Maccarthysme par exemple encore plus significative, principe qui sera repris plus tard dans Mad Men). Surtout, cet esprit mordant et gentil à la fois se retrouve disséminé dans tout plein de petits détails qui semblent être des signes de naïveté alors qu'ils sont au contraire chargés de sens. Seulement, Dante a l'élégance de ne jamais souligner son propos par sa mise en scène. C'est ainsi que beaucoup passent à côté de la finesse de son travail: comme il n'y a pas de gyrophares indiquant où il faut regarder et ce qu'il faut comprendre (comme chez Spielberg par exemple), on n'y fait pas attention.


Mais la finesse de l'esprit de Dante ne s'arrête pas là: son propos de cinéphile dans Matinee est de rendre hommage à un genre conspué dès que ça peut servir, le film d'horreur. Et plus particulièrement, le film d'horreur un peu fauché, un peu mal branlé, mais fait pour que le spectateur en ait pour son argent. Cette tendance cinématographique est ici incarnée par le personnage de Lawrence Woolsey qui est un hommage à William Castle et à ses comparses, et qui surtout est joué par John Goodman, à propos duquel il serait temps de se rendre compte qu'il est l'un des plus grands acteurs américains. Dans le film, Woolsey expose sa philosophie du film d'horreur: nous vivons dans une société nourrie par la peur; dès lors, en allant avoir peur au cinéma et en s'apercevant une fois le film terminé que rien de tout ça n'était vrai, nous sortons de la salle avec un regard changé sur notre quotidien, qui ne nous semble plus si terrifiant que ça. Là encore ça pourrait sembler naïf, et pourtant il y a bien un propos politique là-derrière. Pour l'étayer, Dante situe l'action de son film pendant la crise des missiles de Cuba qui plongea la population américaine dans une vague de paranoïa complètement folle. Que ce soit les exercices de sécurité organisés dans les écoles (si une bombe nucléaire tombe il faut se mettre à genoux et cacher sa tête sous sa veste) ou l'installation de bunkers post-apocalyptiques individuels, Dante montre les répercussions d'une situation angoissante sur le comportement d'individus quelconques. La démesure qui en naît prouve à elle seule à quel point la représentation de masse qui s'épanouit à cette époque à travers la télévision (représentée ici comme étant omniprésente) peut contaminer les esprits et leur faire perdre la raison. En face de cette politique de la peur, on trouve donc une esthétique de la peur, celle du cinéma de Lawrence Woolsey. Elle ne va pas chercher midi à quatorze heure, mais son but est de rassurer les spectateurs, et justement de les ramener à la raison. A travers Woolsey, on est bien tenté de voir un autoportrait de Joe Dante qui, sous airs de faiseur de films commerciaux, a toujours tendu un miroir critique à la société américaine en particulier, et occidentale en général. En faisant du divertissement, Joe Dante nous invite à nous observer un temps de l'extérieur et à prendre conscience du ridicule de nos modes de vie et des réflexes qu'ils conditionnent.


Car Joe Dante est un cinéaste de la distance, et c'est en cela qu'il est grand. Cette distance est souvent celle d'un humour, amusé ou ravageur (voir les deux Gremlins, films complètement punks dans le fond), mais elle est signe d'autre chose. Ainsi, le fait de porter un regard gentiment moqueur sur ses personnages revient également à leur admettre plusieurs facettes: certes ils sont aimables, mais ils sont un peu bêtes, et inversement; autrement dit il est difficile de condamner ou de sauver inconditionnellement un personnage, il n'y a pas de héros ou de salauds, il y a des êtres faillibles mais dotés de qualités, aimables et critiquables. Rien n'est simple dans la nature humaine et c'est ainsi que la représente Joe Dante, là où d'autres (vous voyez qui je veux dire?) s'engluent dans une représentation puérile d'un monde partagé entre gentils et méchants univoques.
Qui plus est, en faisant preuve de recul et de distance, Joe Dante a l'honnêteté d'éviter une forme de putasserie à l'émotion et de donner au spectateur d'entrée de jeu l'espace nécessaire à un abord critique de ce qui est montré. Là encore c'est une grande et rare qualité chez un cinéaste de divertissement hollywoodien, et surtout cela lui permet de faire des films intelligents à partir de sujets parfois bêtas2.


Il faut donc voir Matinee, déjà pour conjurer l'échec commercial qu'il fut injustement à l'époque, ensuite pour voir ce qui est peut-être le meilleur film de Joe Dante, et donc pour passer un bon moment, se divertir, rire, et puis se poser des questions, réfléchir agréablement, et puis aussi pour voir Naomi Watts dans un de ses premiers rôles dans un faux film dans le film qui raconte la réincarnation d'un homme en caddie de supermarché. Ah oui, Joe Dante a de l'esprit, beaucoup d'esprit, beaucoup de talent, et nous l'aimons fort fort et nous lui faisons de gros bisous.




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1sorti en France sous le titre de Panic sur Florida Beach, titre que nous jetons dans la rivière avec une pierre attachée aux pieds parce que soit on fait un titre en français et alors on écrit "panique", soit on fait un titre anglais et alors on garde le titre d'origine, mince à la fin!
2 à ce sujet on ne peut s'empêcher de taper une fois de plus sur Spielberg (que nous aimons bien au fond, mais que nous aimerions plus s'il s'en tenait à ce qu'il sait faire, à savoir du divertissement pur et dur) en vous renvoyant à ce court mais passionnant extrait d'entretien avec Terry Gilliam où, citant Stanley Kubrick, il pose le fond du problème qui traverse le cinéma de Spielberg. Pour les non-anglophones, l'idée est en substance qu'en faisant la Liste de Schindler, Spielberg arrive à une fin qui dit "Nous avons gagné parce que nous avons sauvé tant de prisonniers", ce que Kubrick commente en disant que l'Holocauste ne peut pas être abordé sous l'angle d'un succès, puisqu'il est un échec absolu de notre civilisation. Soit dit en passant c'est un grand défaut chez Spielberg, celui de vouloir marcher dans les pas de Kubrick. Jamais Spielberg ne pourra marcher dans les pas de Kubrick, et ce ne serait-ce que pour une raison simple mais rédhibitoire: Spielberg n'est pas assez intelligent pour avoir une véritable conscience du vice.

mardi 26 novembre 2013

Tim Hardin - 1


Autre question de l’œuf et de la poule: les chansons sont-elles tristes à cause de la vie qui les a inspirées, ou bien chanter des chansons tristes rend-il malheureux?

Tim Hardin aimait raconter qu'il était le descendant du hors-la-loi John Wesley Hardin.

Comme beaucoup il aime le blues, mais comme quelques-uns élus à la merde de poule (Jackson C. Frank étant le maître-étalon), il est aimé du blues; mélancolie et insatisfaction, 1941-1980.

Don't make me listen to words you think will please me
When pleasing me don't mean anything to you

La vibration d'où sont nés Stuart Staples, Antony Hegarty, tant d'autres: Tim Hardin chante parfois avec une voix de cow-boy lucide; plus souvent avec la voix d'un homme blessé; quelque fois avec la voix du vrai soulman, celui qui met son âme sur la table parce qu'il souffre tellement qu'il n'est même plus sensible au regard d'autrui: ce qui est dit se passe entre lui et la douleur.

Parfois on se demande si Tim Hardin n'a pas passé la majeure partie de sa vie à voir la mort venir, et peut-être à trouver qu'elle traînait en chemin. Pour chanter ces choses-là avec cette voix-là, on doit bien voir quelque chose que d'autres ne perçoivent pas.

Does it ease your heart to say
Tomorrow brings another way to lose you?

Il a découvert l'héroïne à l'adolescence, il y a pris goût au Viet-Nam. Il est revenu de la guerre à 20 ans, sans doute était-il déjà beaucoup plus vieux.

« Il y a ce truc parfois, tu sais, la chanson s'arrête comme suspendue... des points de suspension sonores. J'ai toujours l'impression que je vais tomber quand j'entends ça. Enfin mon corps tient, mais le reste... »

Tim Hardin avait du mal avec le succès et il s'est consciencieusement employé à scier la branche sur laquelle il était assis; à Woodstock, où il était censé jouer en ouverture de festival, il s'est présenté défoncé à un point tel que Richie Heavens a du le remplacer au pied levé. « Être trop défoncé pour ouvrir Woodstock », c'est amusant.

Tim Hardin a habité à Hawaï.
Tim Hardin a voulu élever des chevaux dans le Colorado.

It's a green rocky road, promenade in green
Tell me who you love
Tell me who you love

Tim Hardin a un rapport avec le temps construit sur la brièveté. La plupart des chansons de cet album ne dépassent pas les deux minutes trente, mais elles les remplissent et les rendent profondes comme des années.


Le premier album de Tim Hardin s'appelle 1.
C'est cohérent.
Il y a sur certains morceaux des arrangements de cordes magnifiques.
Ils ont été ajoutés par les producteurs après l'enregistrement.
Tim Hardin n'aimait pas ces arrangements de cordes.

dimanche 17 novembre 2013

Eduardo Mateo - "Quien te viera"


 


«Maldonado, le 18 avril 1975

(Les premières lignes du courrier sont illisibles)

Tu sais, j'essaye de comprendre ce que ces mots peuvent bien vouloir dire.
J'ouvre un dictionnaire, je dissèque.
Il n'en ressort rien.
Je fais des incantations, je prie des morts que je ne connais pas.
Il n'en ressort rien.
Je chante à la lune remplie, je cherche dans la nuit la forme de
L'ombre du jasmin.
Il n'en ressort rien.

Parfois je me dis que les mots sont de trop.

Ce qui remplit mes veines, ce ne sont pas des mots.

Les souvenirs que j'ai de l'eau dans tes yeux, ce ne sont pas des mots.

Ce qui fait que je tremble, ce ne sont pas des mots.

Je pense à toi. Ce ne sont pas des mots.»