vendredi 18 décembre 2015

Soleils d'hiver

«17 décembre 1953
Heure du lever: 08h44
Vent nul, température douce (10°), soleil perdu derrière une masse de nuages lourds (on s'accroche parfois à l'espoir d'être pardonné. La peur est nouée au ventre et puis ce pardon se dessine au loin et le peu de lumière que l'on reçoit alors nous suffit, on déborde soudain de confiance.)

08 décembre 1967
Heure du lever: 08h36
Vent léger, froid piquant (3°), les rayons percent à travers des trouées dans les nuages (souvenirs de mes parents: ils étaient doux et gênés aux entournures, leurs mots ne venaient pas facilement mais leurs gestes étaient francs et en disaient tout autant.)

14 novembre 1972
Heure du lever: 08h01
Vent nul, température de saison (5°), soleil complètement masqué par un ciel gris, et bas (il y a comme ça des jours où les mots ne sont pas là et viennent entraver ce qu'il faudrait dire.)

27 décembre 1968
Heure du lever: 08h49
Bise piquante, froid sec (-1°), ciel limpide parcouru de nuages en filaments, soleil resplendissant (il faut voir, le matin, la joie ébouriffée de mon fils quand je viens le chercher; il attend debout dans son lit à barreaux et il rit, son visage est lumineux.)

12 décembre 1959
Heure du lever: 08h40
Vent par bourrasques chargées d'eau, température doucereuse (12°), lueurs du soleil qui se lève avec détermination derrière une pluie drue (c'est quand il se débat comme ça pour exister qu'il faut l'aimer le plus; je chante pour lui une chanson.)»

Extraits des relevés météorologiques d’Émile Carmin, agriculteur à Bouillon (vallée de la Semois)


Ça a pour but de faire du bien, ça se télécharge ici, et ça se compose ainsi:

01 Son coup fait rire
02 Moondog & the London Saxophonic - Tout suite nº1 in F major 1. Mov
03 Digable Planets - Black ego
04 Luiz Melodia - Pérola negra
05 Eduardo Mateo - De nosotros dos
06 Diabologum - Chanson bateau
07 Jeanne Moreau - Fille d'amour
08 Billy Nencioli - Tiens bonjour
09 Hayden - Wide eyes
10 Hallelujahs - 季節はずれのクリスマス
11 Madrid - Magree
12 Theódoros Angelópoulos
13 The Langley Schools Music Project - God only knows
14 The Innocence Mission - Song for Tom
15 The Magnetic Fields - Irma
16 Joanna Newsom - The fray
17 Vince Guaraldi Trio - Christmas time is here
18 Powerdove - Easter stories
19 Lucio Battisti - Umanamente uomo: il sogno

Le fascisme ne passera pas, mais les ordinateurs Dendron.



vendredi 11 décembre 2015

Vivre sa vie

Vivre sa vie n'est pas le film de Jean-Luc Godard qui jouit du plus grand prestige, ou de la plus grande reconnaissance (il n'est d'ailleurs toujours pas édité en DVD), mais pour d'obscures raisons c'est peut-être celui que nous préférons de lui. "Obscures" parce qu'on s'aperçoit alors qu'on est sur le point de s'y coller que c'est compliqué d'expliquer vraiment ce qui fait qu'il nous transporte à ce point. Mais essayons tout de même, en tentant de coller au plus près du film et de ses douze tableaux.


«Il faut se prêter aux autres et se donner à soi-même.»
C'est sur cette citation de Montaigne que s'ouvre Vivre sa vie; tantôt on n'est pas sûr de comprendre pourquoi, tantôt on se dit que le film entier est dans cette phrase, que c'est peut-être là la marche à suivre pour vivre sa vie.
Parce que c'est l'histoire de Nana, qui vivote comme elle peut avant de décider de se prostituer.
Ce faisant elle s'émancipe en décidant de ne plus se donner aux hommes; se donner aux hommes c'est peut-être toujours trop ("Ça m'énerve d'être amoureuse de toi", dit-elle à son amant du début du film, "il faut toujours te supplier."). En choisissant de se vendre à eux elle semble accéder à un degré supérieur de liberté. Parce qu'elle choisit et que c'est là toute la différence.


Sa liberté Nana ne la cherche pas en procédant par recours à des moyens; elle l'habite en considérant chaque chose comme une fin en soi, et ça donne lieu à un monologue qu'on peut assez aisément qualifier de très très beau:
«Moi je crois qu'on est toujours responsable de ce qu'on fait. Et libre. Je lève la main: je suis responsable. Je tourne la tête à droite: je suis responsable. Je suis malheureuse: je suis responsable. Je fume une cigarette: je suis responsable. Je ferme les yeux: je suis responsable. J'oublie que je suis responsable, mais je le suis...
Non c'est ce que je disais, vouloir s'évader c'est de la blague. Après tout, tout est beau. Y a qu'à s'intéresser aux choses et les trouver belles... Si! Après tout les choses sont comme elles sont, rien d'autre. Un message, c'est un message, des assiettes sont des assiettes, les hommes sont des hommes, et la vie... c'est la vie.»


Formellement, Godard atteint ici quelque chose de fortiche. Dans le film un personnage cite à un moment la rédaction d'une petite fille; ces phrases pourraient être une bonne présentation du travail auquel se livre le cinéaste:
«La poule est un animal qui se compose de l'extérieur et de l'intérieur. Si on enlève l'extérieur il reste l'intérieur. Et quand on enlève l'intérieur alors on voit l'âme.»
On tient là aussi bien la définition d'une approche bressonienne du cinéma qu'une description très honnête d'une poule, et c'est cette approche que semble suivre Godard: épuiser ce qui pourrait faire obstacle entre le spectateur et l'émotion, quitte à nous priver des repères formels classiques qui nous permettent d'ordinaire de nous y retrouver sans trop de peine quand on est face à l'écran. Des films, on a l'habitude d'en voir, mais a-t-on l'habitude de voir de l'âme sur pellicule?
(Et puis il y a la musique de Michel Legrand, au diapason: un thème de quelques mesures qui se répètent, s'interrompent, reprennent, et accompagnent et traduisent à la perfection la mélancolie du film, une sorte de tristesse battante et déterminée qui tire vers le haut.)


Godard tord son matériau cinématographique et nous fait entrer d'un pas mal assuré dans son édifice.
Alors on trébuche mais on ne tombe pas,
on vacille d'un côté vers l'autre et ça fait comme une danse qui grise, parce que
c'est toujours plus exaltant d'avancer quand on ne voit pas vraiment vers quoi l'on va.


Dans cette forme libre Godard se livre, le temps d'un tableau, à un exercice de montage virtuose: tandis qu'en voix off son souteneur répond d'un ton monocorde et de manière très technique aux questions de Nana sur le métier de prostituée, des images s'enchaînent avec un sens du rythme impressionnant pour venir illustrer par le concret cette présentation.
Plus tard Nana cherchera une de ses collègues parmi les chambres de l'hôtel de passe où elle travaille, et chaque porte s'ouvrira sur une sorte de tableau vivant où la prostituée est présentée comme un modèle artistique.
De la sorte Godard met immédiatement à distance le potentiel sordide qu'il peut y avoir à représenter le cadre dans lequel évolue Nana: le travail esthétique auquel il soumet le sujet le détache de sa nature première pour en faire un matériau en soi. Ce faisant, Godard rappelle que derière son statut de grand manitou expérimentateur il est aussi et peut-être surtout l'héritier le plus immédiat des grands romanciers du XIXème siècle, de leur envie d'embrasser le monde dans un geste créateur, de traduire d'un même mot la réalité objective et le point de vue sur elle portée. Comme eux, mais avec ses propres outils, Godard cherche à plier son art à une discipline qui serait le juste miroir déformant d'un temps observé par un regard1.


Il ne faudra donc pas chercher la littérature au sens propre dans le film, c'est même une phrase au sens contraire qui revient deux fois dans la bouche de Nana:
«Plus on parle, plus les mots ne veulent rien dire.»
Mais cette question des mots donne lieu à une scène qui comble le dedans du cœur et de l'esprit au cours de laquelle Nana se trouve à faire "de la philosophie sans le savoir" avec le philosophe Brice Parain (le grand, le doux, le beau Brice Parain dont on ne conseillera jamais assez la lecture de Petite métaphysique de la parole), qui apporte une réponse mariant réflexion et poésie à ce désir que l'on sent parfois au fond de soi de se débarrasser du langage:
«On peut pas vivre sans parler... Oui ça serait beau... Ça serait beau hein... C'est comme si on s'aimerait plus... Seulement c'est pas possible.»


D'ailleurs des mots, des mots, on a beau eu essayer on n'a pas pu faire autrement que s'empêtrer ici dans des mots sans pouvoir dire vraiment ce qui fait que Vivre sa vie nous touche à un tel point. Alors essayons d'être plus direct: c'est surtout un film terriblement émouvant porté par l'amour de Godard pour Anna Karina.
Il y a une scène au cours de laquelle l'amant de Nana (interprété par Peter Kassovitz mais dont la voix est celle de Godard) lui lit le Portrait ovale d'Edgar Allan Poe. Et la voix de Godard s'adresse au personnage joué par Karina et lui dit:
«C'est notre histoire, un peintre qui fait le portrait de sa femme. Tu veux que je continue?»

Elle répond oui.


Dans le récit de Poe le peintre finit par aimer le portrait qu'il fait de sa femme plus que sa femme elle-même, et ce portrait l'obsède tellement qu'il laisse sa femme mourir. Il y a alors au cœur de ce film une sorte de déclaration d'amour inquiète mais entière, et si le fait d'avoir cherché à en parler a finalement eu tendance à nous faire prendre conscience du manque de clarté des raisons pour lesquelles nous aimons Vivre sa vie il n'en reste pas moins ceci, que nous emportons partout avec nous: ce film suscite en nous un amour inconditionnel et inexpliqué.

(Oui, on ne sait pas vraiment dire pourquoi et c'est sans importance. Ce qui compte c'est ce qu'il fait vibrer en nous de sensible et ce qu'il crée pour nous de beau. C'est la musique silencieuse qu'il fait naître et qui nous remplit; le reste n'est que littérature.)


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1. Ses références directes à cette littérature n'en sont que plus puissantes; voir à ce sujet le court-métrage qu'il réalisa en hommage à Eric Rohmer, qui reste un des gestes artistiques les plus émouvants de notre siècle.