lundi 25 octobre 2010

Chris Morris

« Qui est Chris Morris ? »
Faites l’expérience d’aller par les rues, d’alpaguer les passants et de le leur demander. Jamais personne ne sera fichu de vous répondre. Vous lirez parfois la peur dans leurs yeux, comme s’ils savaient qu’il s’agit de quelqu’un de potentiellement dangereux. Un nom à ne pas prononcer si l’on ne veut pas avoir un peu mal à la société, et mauvaise conscience. Alors ils diront qu’ils n’ont pas le temps, et en plus ça se couvre ça m’étonnerait pas qu’on se prenne une averse, notez que c’est de saison. Et puis ils s’en iront, tout voûtés et misérables, et puis quelques années plus tard ils décèderont comme des cons. Ainsi va la vie.
Mais alors, qui est Chris Morris, l’homme à l’identité en rime suffisante ?
La question est lancée. Essayons de la rattraper.

Chris Morris pourrait avoir grandi dans un abattoir, en enfant sauvage, à observer le mouvement du merlin, la chute un peu ridicule, regard perdu, des cadavres soudains, la chaude cascade des viscères. Le tout accompagné des chansons légères sortant des bouches à mégots des bouchers.
Mais il faut voir la terne réalité en face : Chris Morris, né en 1965, a formé son regard affûté comme mille scalpels en suivant des études secondaires chez les jésuites, puis en apprenant la zoologie à l’université de Bristol. Une jeunesse anglaise traditionnelle quand on est issu de la classe moyenne et que l’on a de l’acné.
Chris Morris a ensuite débuté à la radio avant de prendre une place particulière, que nous nommerons « Place de Chris Morris », à la télévision anglaise. D’abord via un effort collectif moyennement intéressant[1], The Day Today, parodie assez classique d’un journal télévisé à laquelle Groland doit beaucoup[2]. Mais surtout avec deux émissions à la fois OVNI et phare de la télévision anglaise : la première et la deuxième.

Commençons avec la première : Brass Eye, diffusée en 1997. Imaginez un  magazine de société dont le présentateur n’aurait pas peur d’afficher le cynisme que masquent ceux qui présentent habituellement ce type de divertissement. Chris Morris agit ainsi en abordant les sujets racoleurs d’usage (la drogue, le crime, le sexe…) sous un angle différent de ceux auxquels nous sommes habitués, car outrageusement critique. 
En passant par le fait de société Morris livre une réflexion sur la société au sens large, où chaque épiphénomène (ainsi que le traitement médiatique qui lui est accordé) devient révélateur, porteur de sens ou plus simplement symptomatique. Mais c’est avec férocité que Morris se livre à ce travail, en choisissant de révéler au grand jour le ridicule de ceux qui ont justement voix au chapitre et se font dès lors passer pour la bouche ou les yeux du peuple. Du même coup il affaiblit sévèrement un système médiatico-politique où celui qui parvient à se faire entendre n’est pas forcément celui qui a un avis réfléchi et des connaissances sur un sujet, mais celui qui veut se montrer. Ou comment le fait d’avoir une caméra braquée sur soi est devenu une fin, et pas un moyen.
Concrètement, Brass Eye propose en gros deux types de sujet insérés dans une simili émission classique : des reportages bidons dans lesquels un sens aigu de l’image et de la réalisation sensationnaliste des programmes télévisés est mis à contribution, et des témoignages de personnalités politiques, médiatiques ou artistiques à propos de sujets de société. Seulement, ce que ne savent pas ces personnalités, c’est que lesdits sujets sur lesquels ils s’expriment avec plus ou moins de véhémence ne sont en fait que de vastes manipulations orchestrées par Morris lui-même. Ca pourrait sembler vachard, voire malhonnête, mais voilà : Chris Morris fait en sorte de créer les canulars les plus grossiers qui soient, sur des faits invraisemblables au possible. Des ficelles si grosses qu’on se dit que personne n’y croira jamais ; et pourtant, ils sont légion à s’être précipités dans la gueule du loup pour exister médiatiquement. Il y a alors un plaisir presque sadique pour Chris Morris à faire lire des communiqués plus absurdes les uns que les autres à des personnes influentes de la société anglaise.
Prenons pour exemple le premier épisode de Brass Eye, consacré aux animaux. Chris Morris commence en évoquant le phénomène des vaches-canon ; il emprunte des images d’un véritable journal télévisé moyen-oriental, qu’il fait suivre d’images granuleuses et floues qui semblent avoir la même provenance et donc être crédible. Mais ce que ce qui est montré ensuite, à savoir des hommes qui mettent une vache dans un canon avant d’allumer la mèche, se révèle complètement absurde et de toute évidence faux. Par ce stratagème, Morris nous fait rire, et nous pousse en même temps à réfléchir au langage visuel qu’a instauré la télévision, et du même coup à la crédibilité de ce que nous sommes  amenés à voir au quotidien.
Notre homme se livre ensuite à un brillant exercice canulardesque en partant d’un postulat des plus absurde : l’histoire d’un éléphant est-allemand (nous sommes en 1997, rappelons-le) qui, traumatisé par les mauvais traitements qui lui sont infligés dans son zoo, s’est enfoncé la trompe dans le rectum. Ce qui met sa vie en péril, bien évidemment. Une légion de personnalités accepte alors de prononcer des discours en faveur de cet éléphant est-allemand, sans jamais réfléchir un instant au simple fait qu’un éléphant, si souple soit-il, ne peut s’enfoncer la trompe dans l’anus, ou encore que l’Allemagne de l’Est n’existe plus depuis presque dix ans.
A travers cet exercice de dérision, c’est la société du spectacle entière qui en prend un coup dans les gencives. Chris Morris, dans sa volonté de révéler l’absence de jugement des classes dirigeantes et des personnalités influentes, ne fait pas autre chose que les situationnistes quand ces derniers s’amusaient à peindre une trentaine de toiles dans une soirée avinée avant de les exposer le lendemain aux intellectuels parisiens, qui par snobisme s’ébaubissaient bien sûr devant la profondeur de ces œuvres. C’est la mise en avant du ridicule crasseux de la société du divertissement, dans tous les sens du terme. Elle est démontée avec allégresse, révélant les ficelles de ce système et l’imbécillité de ceux qui accourent pour se voir accorder un droit de parole par celui-ci.
Avec Brass Eye, Morris repousse sans cesse les limites de l’absurde et révèle la gravité du néant intellectuel sur lequel repose la communication médiatique (puisqu’il devient difficile de décemment parler d’ « information »). Pour conclure, évoquons l’émission spéciale que Morris consacra à la pédophilie, et qui fut la création télévisuelle qui déclencha en Angleterre le plus de courriers d’indignation de la part des téléspectateurs. Lesdits téléspectateurs n’avaient bien sûr pas compris que le but de l’émission n’était pas de se moquer des victimes de la pédophilie, mais du traitement médiatique parfois hystérique et souvent racoleur accordé à ce phénomène. Cette levée de bouclier prouve instantanément l’utilité publique de la démarche du créateur, mais aussi l’étendue des dégâts. On admirera en passant le courage (ou l’inconscience) des responsables de programme de Channel 4, qui ont donné leur accord à la simple idée que Chris Morris fasse une émission sur la pédophilie[3].

En avril 2000, la même chaîne programme Jam, une émission dont l’origine et le principe même laissent rêveur. Il s’agit en fait d’une mise en image de Blue Jam, une émission de radio créée par Chris Morris ; une post-synchronisation inversée, en quelque sorte. On se trouve face à un véritable OVNI, sorte de défilé d’histoires plus ou moins absurdes et malsaines accompagnées en permanence d’une musique électronique parfois composée par Morris lui-même. Il est également réalisateur de ces émissions, qui sont construites sur une identité visuelle très forte puisque l’immense majorité des images est retouchée. On pourrait alors parler d’émission de synthèse comme on parle de drogue de synthèse, dans le sens où le principe est de mettre en place une représentation irréelle du réel pour faire atteindre au spectateur un état second, déstabilisant.
Chris Morris profite de Jam pour repousser encore les limites du télévisuellement représentable, alternant des passages anti-spectaculaires au possible avec des sketches d’une violence visuelle ou psychologique rare, qui n’est rendue acceptable que par l’humour noir et acide dont Morris a montré qu’il était un des patrons. Pour donner une idée du ton de la série, le préambule du premier épisode montre une femme, perdue dans les transes de la musique électro, qui prend soudain conscience qu’elle danse sur le son du « bip » qui marque les battements de cœur de son bébé, qui diminuent progressivement. Raconter Jam est de toute façon une entreprise vaine puisque cette émission est construite sur une ambiance sonore et visuelle, et que jamais les mots ne rendront compte de ce que Chris Morris parvient à tirer d’une telle idée, à savoir ceci.
Jam est une véritable révolution télévisuelle, une expérimentation qui fait passer les intermèdes déglingués de Die Nacht sur Arte pour un bulletin météo. Le format télévisuel est pris comme un matériau, et Morris se livre à un travail de (dé)composition de ce dernier, il le triture et le travaille de toutes les manières possibles pour faire sortir de lui des choses que l’on n’imaginait pas faisables. Une fois de plus les règles de la représentation télévisuelles sont chamboulées, et l’on se prend à croire que la liberté créatrice existe encore.

Seulement voilà, quand Chris Morris crée Jam, il s’expose aussi bien à être critiqué par ceux qui sont choqués par son style qu’à être adulés par des adolescents qui ne voient dans son travail qu’une sorte de télé trash. Conscient de ce fait, Morris prend ses distances avec le devant de la caméra et décide de se consacrer uniquement à la réalisation[4]. C’est ainsi qu’en 2002 il met en scène le court-métrage My Wrongs 8245 – 8249 and 117, dans lequel un homme franchement dépressif se fait dicter sa conduite par un doberman. Ce film (qu'on peut regarder ici) est produit par la très recommandable maison de disque Warp, et Chris Morris nous prouve une fois de plus qu’il est un homme de goût en le concluant par le magnifique « The nights are cold », de Richard Hawley. Le court-métrage, qui naît donc sous de bonnes étoiles, montre que l’univers créé par Morris dans Jam n’était pas une façade stylistique, mais une manière de regarder le monde. D’aucuns cherchent à se débarrasser de leurs névroses et des idées étranges qui leur traversent parfois l’esprit ; Chris Morris semble quant à lui cultiver ces déséquilibres pour en extraire un matériau créatif. La réussite est grande et le film reçoit le BAFTA (équivalent de nos Césars) du meilleur court-métrage de l’année 2002.

En 2005, Chris Morris retourne au charbon télévisuel en co-écrivant et réalisant une série intitulée Nathan Barley. Ledit Nathan Barley est ce qu’on pourrait appeler un trou du cul 2.0, qui se sert d’internet et de l’espace de liberté qu’il représente pour laisser libre court à sa médiocrité et à son absence de honte. Face à ce personnage se trouve Dan Ashcroft (joué par le grandiose Julian Barratt, déjà interprète et co-responsable des cultissimes séries Asylum et The Mighty Boosh[5]), journaliste désabusé par l’admiration aveugle que lui portent ceux qu’il déteste et honnit à longueur d’articles : les idiots.
Les six épisodes de cette série sont construits sur ce duo d’opposés et sur une idée forte : une nouvelle hiérarchie sociale est apparue avec l’essor d’internet, dans laquelle l’instinct grégaire n’est plus un mécanisme honteux mais une nécessité pour être admis dans la caste la plus haute, celle des gens cools. Le jugement personnel et l’esprit critique sont donc à bannir : il faut regarder ce que les gens cools font, et faire la même chose. Rien de nouveau sous le soleil, mais à l’ère d’internet ce comportement rencontre de moins en moins de résistance. Avec le personnage de Dan Ashcroft, Chis Morris part du principe qu’une personne un tant soit peu intelligente aura pour désavantage d’être en proie à la remise en cause et au doute, là où les idiots, qui ne doutent de rien et surtout pas d’eux-mêmes, ne voient pas d’obstacles autres qu’extérieurs s’élever face à eux. La moitié du travail est alors déjà faite, et pour peu qu’un idiot soit chanceux il se sortira constamment mieux d’un mauvais pas qu’une personne normalement intelligente, c'est-à-dire dotée d’une conscience et/ou d’une âme. 
Avec Nathan Barley, Morris en profite également pour régler son compte aux milieux intellectuels hype, qu’il présente comme mus par un esprit de cour classique, et dès lors comme un phénomène incapable de donner lieu à quelque progrès que ce soit. Il dissocie donc clairement la créativité des milieux branchés, pour mieux montrer leur vanité. On ne peut s’empêcher de penser qu’il sait alors de quoi il parle, et que cette série est pour lui un moyen d’exprimer sa colère, une sorte d’exutoire en même temps qu’une auto-critique.
Car oui, Chris Morris a été suivi par des personnes qui n’ont rien compris à son travail, comme le montre l’excellent faux bonus DVD de Jam dans lequel deux adolescents essayent d’imiter le style de l’émission en brisant tous les tabous. Ils ne parviennent bien sûr jamais à provoquer le malaise que sait susciter Morris. De même qu’il ne suffit pas d’avoir un stylo et du papier pour être écrivain, il ne suffit pas de parler de sodomie sur un bébé mort pour être tendancieux : on peut simplement le faire en étant très con. Morris crache donc à la face de ceux qui le suivent aveuglément et tentent de reproduire son style sans se rendre compte que, ce faisant, ils prouvent que son travail les dépasse complètement. Mais il met aussi en avant ses remords, son incapacité à dire plus simplement, plus « normalement » les choses qui lui semblent importantes. A travers le personnage de Dan Ashcroft, Morris fait son mea-culpa et se présente comme dégoûté par la société dans laquelle il évolue, mais incapable d’en faire abstraction et de vivre à la marge.
Cette mise au point est faite en six épisodes. De nombreux admirateurs attendent une seconde saison, sans cesse annoncée, toujours repoussée ; j’espère qu’elle ne verra jamais le jour. Chris Morris a dit ce qu’il avait à dire sur le sujet, et une suite ne pourrait qu’être répétition ou égarement.

Notre homme est ensuite retourné au cinéma, pour lequel il a réalisé son premier long-métrage, intitulé Four lions et sorti au printemps dernier au Royaume-Uni. Pourvu d’une des affiches les mieux senties de l’histoire des affiches bien senties, le film raconte l’histoire de terroristes bras-cassés qui veulent mettre l’Angleterre à feu et à sang. Il semble qu’on ait affaire à une réussite (au vu des critiques élogieuses parues outre-Manche). La sortie française est prévue pour début décembre. Il sera alors intéressant de voir quel traitement sera accordé au film ; à n’en pas douter on entendra autant de bêtises atterrantes que de choses sensées.


Ce tour d’horizon succinct de l’univers de Chris Morris n’a pas pour but d’en faire la synthèse, puisqu’il est impossible de synthétiser un travail si complexe. L’objectif est simplement de susciter chez celui ou celle qui aura lu cet interminable article jusqu’au bout (bravo champion(ne) ) l’envie d’en savoir plus. Si cette envie est là, l’intégrale du travail télévisuel et cinématographique de Chris Morris a été publiée outre-Manche en DVD[6]. Et que c’est le genre de divertissement dont on a le sentiment de sortir un peu moins bête, ou du moins plus lucide. Ça n’est pas rien.


[1] Effort dont il n’a d’ailleurs jamais été satisfait, d’où la brièveté de l’entreprise
[2] C’est une manière diplomatique de dire que le Groland du début a sans doute allègrement pillé « The day today » ; ou alors ils étaient en osmose intellectuelle parfaite avec l’équipe de cette émission, ce qui est possible aussi.
[3] Car oui, en France, cette émission sur la pédophilie aurait sans l’ombre d’un doute envoyé tout ce petit monde au tribunal, et des pelletées de politiciens, psychologues et artistes seraient intervenus sur les antennes et devant les caméras pour tenir un discours commençant par « Comme le disait Pierre Desproges… »
[4] Il ne réapparaîtra d’ailleurs devant la caméra que pour camper un somptueux Denholm Reynholm dans « The IT crowd », la très chouette série dans laquelle joue aussi son copain Richard Ayoade
[5] Soit dit en passant, même si les séries qui s’exportent le mieux sont américaines, c’est vraiment d’Angleterre que viennent les meilleures créations télévisuelles.
[6] Ces DVD ne sont par contre pourvus que de sous-titres anglais.

jeudi 21 octobre 2010

Lullabies for Ray Hueston's broken heart

Aujourd'hui, une compilation. C'est toujours pratique quand on rame sur le reste. Et puis pendant ce temps-là au moins on n'est pas au bistrot. C'est c'qu'y faut s'dire.


Quelques points de la plus haute importance:
- l'idée de départ était de faire une compilation de morceaux dont les titres sont des questions
- quelque chose de marrant est arrivé: les titres, et parfois les paroles des chansons, se sont mis à se répondre mutuellement, et finalement à raconter une histoire
- une histoire pas très gaie, prise au milieu, qui finit moyennement bien
- mais bon, l'idée c'est surtout de faire une compilation de bonne musique, voilà.

La compilation est donc trouvable ici. Elle est affublée  d'un titre anglais, ce qui permettra au blog d'avoir un meilleur coefficient de pénétration dans  la blogosphère mondiale, et à terme de prendre le contrôle de l'internet. Tremble, Mark Zuckerberg!

Ces chansons sont dédiées à Ray Hueston, qui a apporté la lumière quand la confusion régnait.
Ray, mon grand, tu n'es pas seul.



Liste des morceaux:


01 Ray Hueston - Did you listen to the mix-CD I made for you?
02 Stretch - Why did you do it?
03 Nick Drake - Which will?
04 Al Green - How can you mend a broken heart?
05 Belle & Sebastian - Is it wicked not to care?
06 The Field Mice - You're kidding aren't you?
07 Sharon Jones & the Dap-Kings - What have you done for me lately?
08 Darondo - Didn't I?
09 The Strokes - Is this it?
10 Alfred Deller - How should I your true love know?
11 His Clancyness - Is it all passè?
12 Kim Jung Mi - From where to where?
13 Nick Cave & The Bad Seeds - Where do we go now but nowhere?
14 The Modern Jazz Quartet - Regret?
15 Elli & Jacno - Why should I cry?
16 Chet Baker - Why shouldn't I?
17 Owen Pallett - What do you think will happen now?
18 Jonathan Richman - Que reste-t-il de nos amours?
19 Yann Tiersen - Qu'en reste-t-il?

P.S.: par souci de cohérence, j'ai rajouté des points d'interrogation aux titres qui en étaient dépourvus. C'est bien joli d'être un artiste, mais si c'est pour pas mettre de point d'interrogation à la fin d'une proposition interrogative, autant retourner en CE2.
P.S. bis: J'espère que cette musique vous agréera les oreilles.

dimanche 10 octobre 2010

Bertrand Belin

Jusque là je n'ai parlé ici que d'œuvres finies que l’on peut à peu près circonscrire, et vis-à-vis desquelles on peut prendre la distance de l'historien, ce qui permet de surcroît de fumer la pipe et de porter des vestes en velours côtelé (avec des pièces de cuir au coude, bien évidemment). Et c'est bien joli mais ça nous coupe un tantinet du monde des vivants. C’est dommage, et il faut y remédier, d'autant plus qu'il y a, parmi les vivants, des êtres qui le sont plus que d'autres. C'est le cas de Bertrand Belin.


Cela fait à peu près un mois qu’est sorti Hypernuit, le troisième album de Bertrand Belin, mais certains citoyens ont passé l’été à écouter les rares morceaux qui filtraient dudit disque, en se disant « Si l’album est à la hauteur, bon sang, ça va envoyer du bois !» Et ça en envoie. Ô combien. Et du bois précieux. 

Si l’on veut commencer par le début, ce qui se fait, Bertrand Belin a sorti son premier album (éponyme) en 2005. Ce qui est frappant avec ce coup d’essai, c’est qu’il ne ressemble précisément pas à un essai, dans le sens où il ne joue pas sur la juvénilité ou les failles. Le son est déjà présent, léché, réfléchi, on ne sent pas de coups d’yeux sur les côtés, ni de volonté de rendre aux pères ce qui leur est dû. On a le sentiment d’écouter quelqu’un qui marche depuis longtemps déjà[1] et qui sait où il va, et surtout comment il veut y aller. Mais cette détermination n’est pas sculptée dans le marbre ; il est ici question de voyages, souvent, d’amours heureuses ou tristes, la plupart du temps, et de vin, beaucoup. Le vin et ses nombreux visages : celui de la jouissance (« Amoureux fou»), celui d’une invitation au départ (« Porto »), celui d’un enlisement dans la lourdeur de l’âge adulte vu par le regard d’un enfant (« Madeleine ») ou celui de la violence amère de l’échec (le très nerveux et sec « T’as l’vin, t’as pas l’vin », qui commence par « T’as l’vin, t’as pas l’vin / Dis-moi ou je te saigne », ce qui en terme d’entrée en matière percutante se pose là). L’album est sanguin, vivant, il a une tonalité sensuelle très forte. Très lumineuse aussi, avec l’idée d’un bonheur possible, perdu ou accessible encore. La musique apparaît déjà comme le fruit d’un travail considérable, ce qui donne lieu à des petits bijoux d’arrangement, comme avec « Le colosse » par exemple. Quant aux paroles, elles ne cherchent pas l’universalité, mais ne l’en atteignent que mieux, en agissant comme autant de plans serrés qui parviennent, à partir du détail, à révéler l’essence d’un visage ou un corps, et d’une âme. Comme si l'infiniment petit était la porte vers l’infiniment grand.

Je disais plus haut que ce premier album ne ressemblait pas à une maladroite perte de virginité, mais à l’écoute du deuxième album l’on s’aperçoit que ce jugement était hâtif. Il s’avère avec La Perdue (2007) que Bertrand Belin en a en fait tellement sous la semelle que ce qui nous semblait être un solide premier effort n’était en réalité qu’un honorable  premier pas (ce qui n’enlève bien sûr rien à sa valeur). Disons que si l’on avait tendance à conseiller Bertrand Belin en disant « Tu vas voir, c’est vraiment sympa !», on parle de La Perdue de manière plus émue, voire grave, en disant que là, quelque chose est en train de prendre forme et qu’il serait dommage de passer à côté. L’évolution est saisissante, et l’on ne sait par quel bout la prendre. Alors commençons par les textes ; prenons le morceau d’ouverture, « Le trou dans ta poitrine », qui révèle tout ce qui peut se tramer de malsain dans l’attirance et la séduction: « Le trou dans ta poitrine / Mes tigres s’y élancent / Ils auront senti dans le vent, le bon moment (…)/ Mes tigres s’y élancent, / Bien assurés qu’en place de chance, / La bête est déjà blessée… / Moi, odieux ? que veux-tu / Tout s’abîme / Toi aussi tu veux, tu veux / tu t’abîmes ». Arriver à se faire rencontrer en quelques mots un sens du poétique si personnel et aguerri et une telle lucidité, taquinant par conséquent la cruauté… Cela mérite son chapeau bas, et l’évocation du nom de Dominique A (ne nous-en faisons pas, les journalistes s’en chargent).


Si la lecture du livret du premier album était plaisante, celle des paroles de La Perdue s’avère fascinante ; c’est la découverte qu’entre l’écrit et le chanté le texte peut prendre plusieurs visages, et davantage encore de sens : « À l’assaut du village, l’eau même se lance. / Retranchant d’un coup : mains, visages… » (« Au cœur des astres », sorte d’apothéose progressive qui donnerait un coup de fouet au dernier des dépressifs). Plus globalement, l’écriture des textes évolue vers de nouveaux horizons, plus elliptiques, qui rendent l’ensemble peut-être moins intelligible de prime abord, mais bien plus riche et intrigant à mesure que l’on apprivoise l’ensemble. Pour ce qui est de la musique, les arrangements s’enrichissent, s’ouvrent à une forme de lyrisme proche parfois de l’emphase sans jamais tomber dans la lourdeur (autant dire tout de suite qu’on songe à plusieurs reprises à un Sufjan Stevens qui irait au nerf et ne chercherait pas à faire son intéressant ; un Sufjan Stevens en mieux, en somme), et puis se montrent soudain capables d’une discrétion et d’une subtilité proprement délectables. L’évolution d’ensemble est visible à la pochette même : celle du premier album nous montrait le visage de Bertrand Belin, le regard un peu fuyant, un léger sourire aux lèvres ; celle de La Perdue met en scène un homme entier qui se tient droit et regarde le spectateur dans les yeux. C’est la nuit mais il y a une lumière éclatante qui émane d’on ne sait quoi; en arrière-plan des gens s’intéressent à des dessins sur une large bâche blanche, bâche sur laquelle est campé Bertrand Belin, qui regarde droit devant lui.

En 2009, Bertrand Belin participe au livre-disque collectif Fantaisies littéraires, qui propose à différents chanteurs français de mettre en musique des passages de romans contemporains. Il se détache du lot en choisissant un texte (extrait de Cendrillon, d’Eric Reinhardt) qui lui permet de faire s’épanouir un allant classieux et galvanisant dans un recueil qui a plutôt tendance à tirer vers le sombre (exemples de titres : « On attend quelqu’un qui ne viendra pas », « Personne ne rêve », « Suicide »…). L’idée point alors que, même sans chercher à le comparer à ses contemporains, Bertrand Belin pratique une chanson qui ne peut pas être rattachée à un courant en particulier, ni à une école. C’est du Bertrand Belin, voilà. 

Et puis il y a également le côté homme de scène. Il avait livré voici quelques années une véritable performance lors d’une première partie de Dominique A. Quand la lumière s’était éteinte et qu’il était entré, seul, sur scène, personne ne l’avait remarqué. Les spectateurs poursuivaient leurs discussions, non par mépris, simplement ils ne l’avaient pas vu. Il s’était alors mis au micro, avait lancé à la guitare sa rythmique si particulière et puis il avait chanté de sa voix chaude. Le public se laissait doucement séduire quand soudain Bertrand Belin se mit à se déchaîner sur sa guitare, parvenant à allier un sens de la mélodie à une intensité - voire une violence - du jeu qui a laissé la salle entière K.O. Dès la première chanson il était parvenu à faire du public un allié, et la demi-heure qu’il a passée seul sur scène a été d’un bloc, sans temps mort. À la fin plus personne ne voulait le voir quitter la scène. Chacun a connu la banale douleur de premières parties ratées ; une telle prestation fait alors figure de baleine blanche.

Et puis voilà, Hypernuit est paru, un album qui enchaîne les morceaux de bravoure, tour à tour ombrageux et lumineux, fouillé et creusé jusqu’à l’os, en deux mots incroyablement complet et dense. Bertrand Belin continue à prendre de l’assurance dans la pratique de son art, au point qu’il lui est arrivé pour cet album de se mettre devant le micro sans avoir écrit de paroles au préalable, avec une idée d’atmosphère en tête. Il s’est fait confiance, et on ne saurait trop l’en remercier. L’ellipse est plus que jamais présente dans les textes de cet album, mais elle ouvre les portes vers des possibilités interprétatives d’une richesse rare. Si l'on prend pour exemple « Tout a changé », on est face à une histoire avec très peu d'éléments: un retour inattendu, quelqu'un qui espère que les choses ont changé, le/la revenant(e) qui dit que non, une mare comblée, une cave vide, voilà à peu près tout. Pourquoi avoir comblé la mare? Parce qu'elle rappelle un mauvais souvenir? Parce que quelqu'un s'y est noyé? Un suicide? Un meurtre? Celui ou celle qui revient revient-il/elle de prison? Et la cave vidée, qu'y avait-il dedans? Les bouteilles d'un parent alcoolique? Celui qui est mort? On est encore loin d'avoir épuisé toutes les possibilités d'un tel texte. Quant à la musique, si elle semble ici viser l’épure, elle est rendue véritablement obsédante par l’ingéniosité et l’efficacité des arrangements (les guitares d'abord presque désaccordées d' « Avant les forêts », et qui finissent par s'envoler dans des accords d'une rare fluidité). « Obsédant », le mot est lancé: on ne se débarrasse pas facilement d’un album comme Hypernuit, il nous hante, on y retourne, et on le redécouvre à chaque fois. "Un jour arrivera où nous arriverons" répète «La Chaleur »; peut-être, mais on n'est pas vraiment pressés; en attendant, "Courage, avançons", conclut cet album; c'est bien ce que fait Bertrand Belin.

Dans un entretien récent (lisible ici), Bertrand Belin se dit passionné d'archéologie ; à la réflexion on se dit que tout concorde. Ceux qui cherchent à masquer leur vide intérieur mettent le peu qu'ils ont en avant et font tout pour attirer l’attention dessus. Bertrand Belin, lui, cache les choses. Il  laisse planer un soupçon sur elles, donne parfois de légères indications. Mais c’est à l'auditeur que revient ensuite le devoir de plonger, d'aller fouiller dans les constructions étranges que sont ses chansons, et de trouver à l'intérieur la beauté et la poésie. Oui, il y a une démarche à faire. Rien n’est donné de prime abord, et c'est rare. C’est rare parce que c’est courageux. C'est rare qu'un chanteur nous propose de le suivre sans nous dire pour autant par où passer, qu’il laisse une marge de manœuvre à son destinataire.

J’avais promis dans le préambule de ce blog de ne pas trop la ramener sur l'art. Mais force est de le constater : Bertrand Belin est un artiste, c'est à dire un homme profondément libre qui sait plier le(s) langage(s) à sa volonté, et qui évolue dans une sorte de dimension parallèle, se rendant inaccessible à toutes les médiocrités qui rodent autour de nous en espérant constamment nous enlever morceau par morceau le peu d'âme qui nous reste. Par ses chansons, Bertrand Belin nous donne avec beaucoup de discrétion l'envie de nous hisser vers le haut. On appelle ça l'élégance.


[1] ce qui est le cas puisque Bertrand Belin a alors une quinzaine d’années d’expérience au sein de différents groupes et pour divers chanteurs.

mercredi 6 octobre 2010

Le Mans

Rappel des faits précédents : en 1986 naît le groupe Aventuras de Kirlian, fondé par quatre jeunes filles et gens provenant de San Sebastián. En mai 1989 paraît leur premier et unique mini-album, qui est un échec commercial. Que diable va-t-il bien pouvoir se passer ?


Dans un premier temps, le groupe a envisagé de poursuivre sous cette formation, en proposant de nouvelles maquettes à leur label d’alors, DRO. Mais la réaction plus que mesurée de ce dernier pousse Aventuras de Kirlian à reprendre sa liberté et à choisir une ligne directrice. Ils décident qu’ils ne seront jamais dépendants de l’appréciation de tel ou tel label, qu’ils n’enregistreront que la musique qui leur plaira. Ils décident, dès lors, qu’ils ne seront jamais musiciens professionnels, que la musique sera leur hobby, un hobby auquel ils penseront certes 24 heures par jour, mais qu’importe. C’est forts de ces principes qu’ils continuent à travailler leurs chansons. La rencontre de Gorka Ochoa, durant l’été 1991, apporte une nouvelle dimension au groupe : en effet, ce dernier est batteur. Pour de vrai. Peru Izeta, qui tenait ce rôle jusque là de manière semi amatrice, lui confie donc les baguettes pour reprendre sa guitare, instrument qu’il maîtrise mieux. De manière générale, chaque membre du groupe progresse d’un point de vue technique, ce qui n’est en soi pas très compliqué : ils n’ont jamais caché que si leurs morceaux duraient entre une minute et demi et deux minutes, c’était parce qu’ils n’étaient pas capables de changer d’accords autant que le nécessiterait une chanson plus longue. L’arrivée d’Ochoa donne donc une impulsion nouvelle à l’ensemble, et de 1991 à 1993 le groupe travaille des chansons qui constitueront leur premier album.


Car oui, "premier album" : une décision majeure a été prise: le groupe s’appellera désormais Le Mans. Bien sûr pour des Français cette décision est étrange (pourquoi pas Caen, ou Le Havre ?), mais à l’étranger cette ville est surtout connue pour sa course de voiture. Cela étant, ça ne nous explique pas le pourquoi du choix d’un tel nom, mais est-ce là l’essentiel ? La réponse est non[1].

Ce qui compte c’est que deux ans durant, pendant les vacances d’été, Le Mans se réunit, travaille des morceaux, enregistre quelques maquettes, joue en public à de rares occasions (ils ne sont pas fanatiques de l’exercice et ne feront en tout qu’une quinzaine de concerts) et commence à se faire un petit nom.


Fin 1993, Elefant Records publie leur premier album, judicieusement intitulé Le Mans. Pourtant, les membres du groupe affirment déjà que ce disque ne correspond pas à la musique qu’ils veulent faire, qu’il n’est qu’une sorte de compte-rendu de ce qu’ils ont créé dans ces premières années de la décennie, une sorte d’excroissance d’Aventuras de Kirlian. Cela se ressent, on retrouve ce côté dépouillé de leurs débuts, ces accords qui tournent en boucle. Mais force est d’admettre que l’on sent aussi les progrès accomplis par chacun. Quand on entend « Un rayo de sol », ce n’est plus d’un groupe d’adolescents qu’il s’agit, mais d’un groupe pop capable de produire un son aussi enthousiasmant que bien des groupes de Brit pop alors en vogue. L’arrivée d’Ochoa apporte à la fois une rythmique plus solide, et la possibilité d’ouvrir la musique du groupe à de nouvelles sonorités puisqu’Izeta a les mains libres et peut les employer à apporter de nouveaux instruments au travail d’ensemble (guitare acoustique rythmique, claviers…). Cela  étant, ce n’est pas encore la révolution Le Mans, on retrouve des morceaux plutôt courts avec une rythmique peu évolutive mais éminemment agréable, tels « Por tres años » ou « Al bulevar ». Le groupe ose également afficher grand ses influences en les citant directement, que ce soit via les paroles (Marvin Gaye nommé dans « Jersey inglés ») ou via la musique (le  gimmick aux claviers d’ « Un rayo de sol » est emprunté à « Running away » de Sly & the Family Stone, plusieurs éléments d’ « H.E.L.L.O. » le sont à « A place in my heart », d’Orange Juice, etc.). Cette absence d’inhibition par rapport aux influences semble être cohérente avec la volonté du groupe de faire les choses en amateurs. Aucun ego ne semble entrer en jeu ici, aucune volonté d’être considéré comme vecteurs de nouveauté. Simplement le goût et l’envie de faire de la musique, nourri par d’autres artistes à qui le groupe fait des clins d’yeux plus ou moins appuyés. Cette envie se ressent, le premier album de Le Mans a la fraîcheur parfois maladroite des débuts, de l’enthousiasme initial. Mais les membres du groupe voient déjà plus loin. Ils n’ont pas de temps à perdre.


C’est ainsi qu’Entresemana paraît dès l’été 1994 (soit à peine six mois après Le Mans). Le groupe considère ces huit morceaux comme un acte de naissance effectif, un détachement du son indie pop des débuts. C’est une évidence dès « Con Peru en la playa »,  le morceau d’ouverture. On sent au rythme posé, à la voix en écho de Jone Gabarain, à cette impression d’une musique qui prend son temps, presque contemplative, que le groupe a évolué. Et puis vient « La tarea », qui agit comme une sorte de révélation sur ce que va être le son Le Mans, un son qui accorde davantage de place à la musique, qui la laisse s’épanouir. Ce morceau détonne surtout par l’apparition d’instruments à cordes (un violon et un violoncelle) qui finissent par s’imposer tout en douceur et en finesse pour finalement être, et de belle manière, ce qui apporte l’émotion de la chanson. Avec ces deux premiers morceaux on a le sentiment de véritablement prendre connaissance de ce qu’est et de ce à quoi aspire Le Mans. Cependant l’album est très bref, huit morceaux, et malgré la volonté de poser les jalons d’une musique, d’un style, on a davantage l’impression d’être face à un album de transition qui met en place un son en l’appliquant à un format de chansons déjà existant. Du moins, c’est l’écoute que l’on peut en faire a posteriori, après avoir suivi l’évolution du groupe. Cela étant, le plaisir reste intact de retrouver la légèreté du son initial, comme dans « San Martín », même si ce son semble légèrement teinté de gris, de nuageux. Peut-être est-ce du à la tonalité mélancolique qu’apportent parfois les cordes à cet album. Et puis arrive le dernier morceau « Perezosa y tonta », et son « Triste y sola estoy » de refrain qui donnent un sentiment mélangé : le titre (littéralement « paresseuse et idiote ») annonce de toute évidence une couleur ironique, mais la chanson en elle-même est un morceau de spleen, et ses paroles évoquent simplement un sentiment de malaise, de solitude et de tristesse. On ne sait donc pas trop sur quel pied danser, tenté un instant de dire que c’est une chanson de pluie, et d’ailleurs il n’y a qu’à écouter ces cordes qui une fois de plus font un beau boulot, puis l’instant d’après tenté de dire qu’au fond c’est une vaste blague, une sorte de pied de nez aux chansons mélancoliques… Qui sait ? A cet instant, si l’on a pu faire connaissance du son Le Mans, on est bien incapable de dire vers quoi le groupe va nous emmener par la suite.


D’autant plus qu’il prend un malin plaisir à semer toutes sortes de pistes. C’est ainsi qu’en juillet 1995 paraît un EP intitulé Zerbina. Ce disque peut être considéré comme un pas de côté dans la discographie du groupe, puisqu’il s’agit surtout d’une collection de reprises, par différents groupes ou musiciens, de chansons de Le Mans. Cela dit la chanson « Zerbina » est bel est bien là, et clairement influencée par la « música de baile » dont sont friands les membres du groupe. On y trouve dès lors des sons synthétiques, des percussions, un groove mis en avant, bref, une tentative de chanson pour dance-floor. Si le résultat n’est pas concluant de ce point de vue, la chanson est plutôt réussie. Mais surtout, elle sème le trouble quant à l’avenir musical de Le Mans : vont-ils se lancer dans le trip-hop ? Dans la dub ? Dans l’euro-dance ? Dans la goa-transe-post-jungle ?


Toutes ces questions volent en éclat quand arrive en janvier 1996 Saudade, dont il y aurait bien des choses à dire. Il y a ce titre déjà, ce mot portugais et galicien impossible à traduire qui évoque à la fois la mélancolie et la nostalgie d’un futur fantasmé dont on sait qu’il n’existera jamais, comme le deuil d’un rêve que rien ne pourra dépasser en beauté. Un mélange de grande tristesse et de bonheur nostalgique face au sublime entraperçu et perdu. Un titre qui n’évoque donc pas la gaudriole, soutenu par une très belle pochette[2] représentant un enchevêtrement de signes ou d'objets usuels (clé de sol, cachet de la poste, feuilles séchées...), comme les ruines d’un quotidien. Et puis il y a « Desacierto », ce titre d’ouverture qui renvoie à la maladresse, à l’erreur, au doute et à l’incertitude quant à l’attitude à adopter. Le rapport à l’autre est au cœur de ce morceau et il est source de souffrances intérieures davantage que de joie, soutenu de la plus belle des manières par un accompagnement musical construit sur des guitares acoustiques et des instruments à cordes, et rythmé par une batterie très sombre. Le ton musical de l’album est posé : il sera acoustique, en tonalités graves, automnal, et surtout il sera traversé par un sentiment de nostalgie et de mal-être prononcé. Mais comme toujours avec Le Mans, ces sentiments tristes sont présentés avec élégance, et jamais on ne tombe dans  la dépression, dans la complaisance. C’est ainsi que dans « ¡Oh, Romeo, Romeo ! » se rencontrent une musique enjouée et des paroles désabusées, les une déjouant constamment l’autre, et inversement. Mais tout de même, on sent bien à l’écoute de « Lucien » que la mélancolie est à l’œuvre ici ; on a rarement entendu une évocation si juste du sentiment de séparation et d’isolement existant au sein d’un couple vaincu par les contingences. D’aucuns considèrent Saudade comme l’album le plus difficile d’accès du groupe, peut-être est-ce précisément à cause de cette tonalité sombre qui traverse le disque et lui donne son squelette. Mais il ne faut pas pour autant se fermer à lui, car il recèle tout simplement ce que Le Mans a fait de mieux jusqu’ici d’un point de vue musical, mélodique. Les arrangements sont parfaits, révélant petit à petit les richesses de l’album. L’approfondissement de la technique se fait à présent clairement sentir dans l’interprétation, le jeu des guitares est d’une grande subtilité, et les instruments à cordes trouvent de mieux en mieux leur place dans l’ensemble. Cette meilleure entente avec la musique se révèle de manière éclatante dans le morceau « Orlando », sorte de carte postale musicale évoquant un voyage où l’on imagine les jambes lourdes au départ, puis de plus en plus légères. Et puis il y a « Paramour », dernier morceau d’un album qui a représenté sous toutes ses formes le dépit amoureux, et qui relance pourtant la machine via les interrogations d’une femme sur le sens de ses pensées à propos d’un homme, puis qui décide de replonger, concluant l’album d’un « amor » qui nous fait comprendre par effet de miroir que malgré la tristesse et la douleur présentes dans l’ensemble du disque, celui-ci vaut d’être écouté pour la grande beauté qui l’anime. On songe alors au grandiose monologue final de Woody Allen dans Annie Hall, et l’on se dit que l’on a trouvé avec Saudade son équivalent musical, rien de moins.


Le Mans semble avoir toujours en travaillé en réaction à ; c’est ainsi qu’Entresemana a été conçu comme une négation du premier album, puis que Saudade a recherché une cohérence entre les morceaux qui manquait, selon les membres du groupe, à Entresemana. Mais après avoir enregistré ce troisième album ils trouvent ce dernier trop monocorde, et prennent finalement envie de revenir à une plus grande variété de styles, nourrie par l’expérience acquise depuis. C’est dans cette optique qu’est conçu Aquí vivía yo, qui paraît en octobre 1998. Cet album sera le dernier du groupe, et les musiciens le savent, ils l’ont décidé plus ou moins unanimement. Ils n’ont pas envie de se répéter, de devenir une habitude. Alors ils enregistrent ce disque avec en tête l’idée que ce sera le dernier, mais sans savoir que ce sera aussi le plus abouti. «Canción de todo va mal », le morceau d’ouverture, est là pour montrer à quel point le groupe a progressé en cinq ans d’activité discographique. La musique est enrichie de nouveaux instruments (piano, trompette), de nouvelles percussions, de samples, etc. La chanson dure huit minutes, presque exclusivement musicales avant que ne tombe un texte on ne peut plus définitif : « Todo va mal / El fin del siglo, el fin del mundo / Quién me lo va  a negar / Basta mirar / Y tener los ojos bien abiertos »[3]. On remarquera une nouvelle fois l'humour et la distance des paroles; cela étant, pour un disque qui scelle la fin d’une aventure de quinze ans, un tantinet d’amertume et de tristesse peut aussi paraître légitime. Le reste du disque est traversé par des sentiments auxquels on est habitués avec Le Mans : tristesse, ennui (l’adage primesautier « En amour on est toujours deux : un qui s’ennuie et un qui est malheureux » semble avoir été créé pour eux), séparation… Toujours le grand beau temps, en somme. Mais une fois de plus ces thèmes sont transcendés par une musique de plus en plus riche. Ainsi on trouve dans « El amor » les cinq secondes les plus violentes de la discographie entière du groupe, qui ont le pouvoir de contaminer la perception que l’on a de la suite de la chanson, de lui donner une nouvelle teneur. Avec « No vino, estaba enferma o de vacaciones », Le Mans compose peut-être sa plus belle chanson, une sorte de bossa nova à deux voix pleine de lumière et de pluie. Et puis il y a « Mi novela autobiográfica », qu’on serait tenté de qualifier de tour de force, rencontre entre un texte en forme de bilan ironico-désabusé qui doit faire rêver pas mal de chanteuses et une musique qui, dans le genre, frôle la perfection. La grande réussite du disque est de parvenir à atteindre cette variété des genres recherchée en faisant de chaque tentative un achèvement. Il n’y a pas un morceau à jeter sur cet album, chacun propose quelque chose de nouveau et montre à quel point le groupe est parvenu à trouver un style propre, laissant du même coup bien des regrets de voir cette aventure prendre fin (mélange de joie et de tristesse, une fois de plus). Mais Le Mans a le mérite de faire les choses dans les règles de l’art, et conclut son dernier album par « Sic transit gloria mundi », un adieu définitif, une volonté sans équivoque de tourner la page exprimée par des paroles sèches et nerveuses (« Acabemos con nostalgias / Desconsuelos y otras penas »[4]). Et  les derniers mots de Le Mans resteront pour l’éternité « la amargura del final »[5]. Ainsi passe la gloire du monde…

Le Mans a choisi de tout arrêter à l’instant précis où tout commençait à décoller (des critiques très favorables et une reconnaissance publique honorable aux Etats-Unis, au Japon, en Angleterre…), fidèle à son choix de départ de faire les choses sans arrière pensée. Une fois la fin du groupe consommée, chacun a suivi son chemin, ce qui ne changeait en vérité pas grand-chose à la vie des membres du groupe, puisque ces derniers n’ont jamais vécu de leur travail avec Le Mans. C’est ainsi que Jone Gabarain est retournée sur les plateaux de tournage, où elle officie en tant que maquilleuse, que Teresa Iturrioz a continué à donner des cours de cartographie dans une université madrilène, que Peru Izeta est parti à Barcelone diriger semble-t-il un cabinet de design tandis que Gorka Ochoa a retrouvé son groupe principal, El Joven Bryan Superstar. Ibon Errazkin est le seul autre à avoir poursuivi uniquement dans la voie musicale, en publiant deux albums, toujours chez Elefant Records, et en travaillant avec plusieurs autres artistes espagnols, dont Ana D ou Carlos Berlanga. Il gagne sa vie en composant des musiques de publicité, et fait ce qui l’amuse à côté. C’est ainsi qu’il retravaille fréquemment avec Teresa Iturrioz au sein d’une entité nommée Single, qui crée une musique tout ce qu’il y a de plus recommandable, trouvable chez Elefant Records, toujours. 
 
L’ensemble de la discographie de Le Mans a été rééditée chez Elefant Records[6]. Cette très chouette maison de disque a qui plus est eu l'extrêmement bonne idée de publier en même temps un album hybride, mi anthologie, mi compilation d’inédits, intitulé Catastrofe n°17. Cette démarche, souvent bien bancale, est ici une franche réussite, et l’on s’aperçoit que l’on ne savait pas encore toute la beauté de Le Mans. 


L’on soulignait plus haut à quel point il était difficile de traduire ou de trouver ne serait-ce qu'une équivalence au mot « saudade ». Mais après tout cette traduction existe peut-être, du moins une traduction hors du langage : c’est la musique créée par Le Mans. Elle est elle aussi traversée d’ombres et de lumières, insaisissable, irréductible à une définition arrêtée. Elle est un état de l’âme avant toute chose, un conflit perpétuel entre le cœur et l’esprit, la tristesse qui en découle et en même temps l’amusement né de la conscience de ce que tout cela n’a pas d’importance. Sans savoir pourquoi je pense à une scène du film Anna, à Anna Karina qui est la plus belle femme du monde et qui rit en pleurant, et pleure en riant. Au fond c’est peut-être ça, la saudade. Et c’est peut-être ça, Le Mans.


[1] Il s’avère en fait que si le groupe a choisi de se nommer ainsi, c’est que « Le Mans » écrit en rouge, ils trouvaient ça joli. Comme quoi, la vie tient à peu de choses…
[2] Les pochettes des albums de Le Mans ont toutes été conçues, et de belle manière, par Javier Aramburu (moitié du groupe Family) grâce à qui Le Mans a donc gagné une sorte d’identité visuelle.
[3] « Tout va mal / La fin du siècle, la fin du monde / Qui viendra me dire le contraire / Il suffit de regarder / Et d’avoir les yeux bien ouverts »
[4] « Qu’on en finisse avec la nostalgie / Le chagrin et autres douleurs »
[5] « l’amertume de la fin »
[6] Je reçois de la part de cette maison de disque un badge différent pour chaque simple évocation de leur nom ; ma collec’ va devenir sensass’ ! Blague à part, si vous leur passez une commande, ils ont pour coutume de vous envoyer des petits cadeaux avec ; ce sont donc de très chouettes copains.