mardi 3 avril 2012

Parents


« Mange ta viande. »
Le papa de Michael


Michael est un enfant. Ses parents lui apprennent donc à dire bonjour aux gens qu'il ne connaît pas. Quand une de ses camarades de classe lui dit qu'elle vient de la lune, il la croit. Quand il dit qu'il a une camarade de classe qui vient de la lune, il se fait gronder. Michael croit que si on passe un chat noir au four, qu’on le dépiaute et qu'on mange ses os, alors on peut devenir invisible. Michael aimerait sans doute bien être invisible. Il n’aurait plus besoin de se cacher pour écouter les adultes parler, parler vraiment, pas parler pour de faux comme ils parlent aux enfants ou aux animaux domestiques. Parler vraiment. Et dire des choses terrifiantes. Quant à ce qu’ils font quand personne ne les voit…


Parents est un assez bon exemple de grand film poignardé dans le dos par un studio déçu par le résultat. « Déçu » parce que Parents n'est pas le film auquel le studio s'attendait, et que dès lors il est raté puisqu’il n'existe pas de bonne surprise à Hollywood, mais seulement le respect satisfaisant d’un cahier des charges. Ce qui est amusant, c'est que le sort subi par ce film est comme le reflet d’icelui: c'est l'histoire d'un enfant qui ne ressemble pas à ses parents, et qui ne ressemble pas à ce que devrait être un enfant.
Malheureusement, on ne peut pas le noyer…
Pour un film c’est moins compliqué : on pourrit sa sortie, on le publie en DVD à la va-vite et on l’enterre.


Parents est un grand film parce qu'il évite toutes les facilités qui permettraient de le cataloguer, ce qui arrangerait tout le monde.

« J'aimerais tellement pouvoir le ranger dans une boîte et dire « Oh voici Michael, le petit maniaco-dépressif. » dit la travailleuse sociale qui fait office de psy dans l'école de Michael.

Parents est à la fois une comédie grinçante, une sorte de film d'épouvante, une réflexion sur le mode de vie occidental, un questionnement sur ce que c'est que d'être "des nôtres" et un film lynchien sur l'enfance et le rapport au réel. Mais dans le désordre et à rebours ça marche aussi: Parents est tout ça à la fois. Ce film raconte une même histoire sur deux modes différents: l'un est un suspense très finement et courageusement mené à son terme, dont nous ne dirons rien ici pour ne pas gâcher la surprise de qui parviendra à trouver ce film. L'autre mode du récit, tout aussi subtil, repose sur la brillante idée de montrer un monde on ne peut plus banal par le biais du regard d'un enfant. Mais pas un enfant de publicité avec des yeux vides, non : un vrai enfant qui se pose des questions, qui ne comprend pas tout et qui développe des angoisses marquées par un imaginaire morbide. À moins que…


Pour incarner un personnage si complexe, il fallait un jeune acteur à part; il s'appelle Bryan Madorsky. La preuve que c'est un enfant acteur à part: il n'a pas fait d'autre film. Mais on peut préciser: cet enfant joue comme un acteur bressonien, tout en retenue, il privilégie le geste en moins, l'absence de mimique. L'effet à l'écran est saisissant: son personnage, porté par cette interprétation, prend une ampleur psychologique phénoménale ; sans cette qualité de jeu il y a fort à parier que le propos du film ne serait pas si frappant. Pour résumer, grâce à sa manière de jouer, Bryan Madorsky est le petit Michael: un enfant qui ne reconnaît pas les règles de ce jeu comme les siennes, et qui dès lors n’est pas très sûr de vouloir jouer.

"Eh bien jeune homme tu me fais peur aussi! Tu ne me ressembles pas, tu ne fais rien comme moi, tu me détestes! Et tu sais quoi? Je ne suis pas fou de toi non plus!" dit le père de Michael à son fils.

D'un point de vue technique, on peut trouver chez le réalisateur Bob Balaban une grande qualité (en plus de celle d'avoir un nom rigolo): une capacité saisissante à faire ressortir de n'importe quelle scène du quotidien les tensions ignorées qui s'activent sous la surface. Ainsi d’une scène de dîner tout ce qu’il y a d’ordinaire où l’on sent derrière l’attitude d’un père enjoignant son fils à manger tout un lot de condamnations faisant de chaque affirmation de soi une faute, de chaque ébauche de prise de distance vis-à-vis de la norme du ventre un crime en puissance. Au fond on n'est pas loin de la démarche selbyenne vis-à-vis de l'American way of life, mais cette fois étendue à un mode de vie occidental dans son ensemble : il suffit de regarder ce qui se cache vraiment derrière pour prendre peur. Le tout est présenté sans en faire des caisses, à l'aide d'une imagerie très simple en soi, mais fascinante dès lors qu'on saisit les enjeux présents en filigrane. La mise en scène est aidée par un sens très sûr de l'ambiance sonore qui rappelle un certain David L., tout comme le fait la présence à la musique d'un certain Angelo B. dont les mambos menaçants et prêts à imploser font merveille dans cet univers.


De ce tourbillon de talents et de qualités naît donc Parents, un film qui cache derrière une identité visuelle initiale faussement bonhomme une réflexion affûtée sur la question des normes et des structures qui régissent dans l’ombre notre mode de vie, le tout vu à travers le regard obsédant d'un enfant à la sensibilité exacerbée. On est à mille lieux de l’illusion d’un âge d’or innocent et léger, on touche au contraire à une vérité profonde quant à la position de l’enfant dans une société de masse : conscient de la violence de cette dernière, prisonnier de l’éducation normative qu’il reçoit, mais trop sensible encore pour être vraiment dupe. C'est bien simple: en terme de métaphore sociale, nous plaçons Parents de Bob Balaban à côté de la Métamorphose de Kafka.