samedi 25 mars 2017

Robert Altman - the Long goodbye (le Privé)

Parler de the Long goodbye (plutôt que du Privé, traduction assez déplorable) parce que c'est un film qui est toujours là, sans tapage mais bel et bien présent. En parler parce que « It's okay with me. ». Parce que Philip Marlowe gratte ses allumettes contre le monde pour en faire sortir des étincelles et donne l'impression de marcher en dansant à moitié (et à la fin, complètement). Oui, parler de the Long goodbye parce que c'est un film qui peut devenir un vrai compagnon de route, et s'apercevoir alors que derrière son apparente nonchalance goguenarde ce n'est pas un film qui se donne facilement ; n'en être adoncques que plus fasciné, tout en se grattant la tempe deux fois plus. Et puis voir tomber du ciel (enfin entendre sortir de la radio) une phrase qui apporte un éclairage (parmi des centaines possibles sans doute). Alors, se cracher dans les mains, et s'y mettre.


L'histoire de the Long goodbye (adapté du roman du même titre de Raymond Chandler, mais avec a priori bien des libertés) est à la fois complexe et en même temps construite sur une dynamique omniprésente qui crée entre les personnages des liens tissés de mensonges. Tout s'entrecroise et bientôt on ne sait plus trop quel récit est au centre du film, ou quelle importance accorder à tel ou tel nouvel axe proposé. Surtout, l'impression naît et grandit que ce scénario n'a dans ses détails aucune importance, mais que ce qui compte c'est de voir Marlowe aux prises avec cet univers mensonger qui l'entoure et duquel il se détache quasi-naturellement, comme si la lumière reconnaissait les siens.


Mais de tout ça on ne sait pas trop quoi faire, le pouls de la chose reste inaccessible. Et alors qu'on se casse la tête pour trouver, une étincelle jaillit via une phrase de Serge Daney disant, en substance, que la beauté ne peut naître que de la recherche de la vérité. Et soudain une chose devient évidente: ce qui fait de the Long goodbye un film à part et dont on ne se sépare pas, c'est sans doute qu'il y a peu de personnages aussi beaux que ce Philip Marlowe.


Tout tourne d'ailleurs autour de lui; la caméra ne le quitte presque pas des yeux ; même quand elle filme les autres elle ne parvient pas à faire abstraction de sa silhouette ou de son reflet. Au fond, ce qui compte dans the Long Goodbye c'est de regarder Philip Marlowe faire. Peu importe ses choix et leurs répercussions morales. Peu importe la morale. Marlowe se retrouve complice d'un criminel et il veut savoir la vérité, mais pas pour que justice soit faite. Ce qu'il semble vouloir au fond c'est savoir s'il était dans le vrai en l'aidant, en le défendant. Et ce qui compte c'est que c'est beau. Bien sûr c'était joli aussi de regarder Bogart dans le Grand sommeil, Bogart qui tombait les pépées et faisait gronder le tonnerre rien qu'en traversant une rue d'un pas décidé. Le Marlowe de Robert Altman et Elliott Gould n'est pas cette sorte de force parce qu'au fond il semble ne rien attendre de précis de la vie. Ses voisines à demi-nues ne l'intéressent pas plus que ça. Il ne compte clairement pas sur l'argent pour accomplir quelque projet que ce soit et rien d'extérieur ne semble tirer sa vie vers l'avant. Pour la jouer sociologique on pourrait dire qu'économiquement, socialement ou sexuellement Marlowe n'est pas performant, d'où le dédain avec lequel il est souvent traité par les autres personnages. Mais « It's okay with me. », Marlowe va son rythme, et surtout il va son chemin, ancré dans le présent. Sa détermination nonchalante en fait une sorte de samouraï jazzé. Comme le samouraï il semble être sans passé, et sans autre avenir que l'accomplissement de son Geste. Peut-être alors que celui-ci n'est rien d'autre que d'aller vers la beauté, qu'il finira par atteindre sur une route poussiéreuse - si sordide que soit la vérité qu'il découvrira en chemin.


Oui finalement peut-être que ce qui fait la force de la première scène (le chat de Marlowe a faim – il réveille Marlowe – il n'y a plus de pâtée – au supermarché il n'y a plus la marque préférée du chat – Marlowe en achète une autre marque et la transvase dans une autre boîte pour tromper le chat – le chat renifle la pâtée et se barre) c'est qu'on y assiste à ce qu'on peut voir comme l'essence du reste du film, à savoir un personnage qui se détourne du mensonge parce qu'il pue, et que plutôt crever la dalle que s'en nourrir. En suivant cette piste de la vérité et du mensonge on se fourvoie possiblement, et assurément on limite la portée du film qui a de toute façon pour qualité première d'embarquer le spectateur à la suite de son personnage sans jamais lui dire « comme tu es un spectateur je vais tout t'expliquer ». On vit avec une sorte d'intensité mélancolique la lutte de Marlowe, qui n'est pas celle d'un loser magnifique comme on le qualifie trop souvent, parce que la lutte de Marlowe est au-dessus d'un combat qui impliquerait un gagnant et un perdant. La portée du film c'est que le Philip Marlowe d'Altman et Gould ne fait rien de précis et il envoûte. Il dort. Il est réveillé par son chat. Il allume une cigarette. Il va au supermarché acheter une boîte de Curry brand. Il accepte la moquerie d'un employé. Il essaye de duper son chat. Il n'y arrive pas parce qu'il est inapte au mensonge et à la médiocrité. Ça doit être duraille d'avancer dans le monde autour où il n'y a presque que ça, mais il sera toujours dans la lumière. Et c'est en ça qu'il est magnifique.





P.S.: un autre truc a quelque chose de fascinant avec ce film, tout en lui étant extérieur. Voilà: the Long goodbye est sorti le 7 mars 1973 aux États-Unis, et peut-être le même jour, ou pas loin, sortait le premier album de Tom Waits, Closing time. Ce qu'il y a de troublant c'est qu'en voyant the Long Goodbye pour la première fois, et sans rien savoir de cette coïncidence chronologique, on pense immédiatement que bon dieu, le Marlowe de Gould c'est Tom Waits. Le costume, la cravate, la cigarette, le marmonnement permanent, la nonchalance, en un mot l'élégance totale et détachée de son contexte qui fait se ressembler ces deux-là comme des jumeaux. Or le Tom Waits de Closing time n'est pas celui de the Heart of saturday night, qui sortira un an après et où soudain interviendra l'esthétique de Tom Waits première période : le costume, la cravate, la cigarette, le sens de la formule d'un fils flegmatique de Groucho Marx, et même une casquette portée comme la porte dans le film l'immense Sterling Hayden2 (chez qui on retrouve d'ailleurs aussi quelques traits waitsien, que ce soit dans l'attitude alcoolisée ou dans cette manière d'aboyer mieux que les chiens). Il ne s'agit pas là que d'une pose (même si quand même un peu, même si ça nous coûte de l'admettre), mais surtout d'un style qui, partant de là, avancera pour aboutir à l'Œuvre Tom Waits. Bref, tout ça pour dire que peut-être the Long goodbye est une poutre maîtresse de l'esthétique de Tom Waits, et que cette hypothèse apporte une autre raison encore, si besoin était, d'être tout envoûté par ce film.

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2 Sterling Hayden qui explique dans cet entretien extraordinaire (dans lequel il semble être devenu son personnage de Roger Wade, le mensonge en moins, ce qui est là aussi assez fascinant) comment Altman lui a simplement donné pour indication après sa première prise « Je ne sais pas ce que tu es en train de faire, mais continue. »