lundi 17 décembre 2012

Nothing Sweet/Sweet Nothing

"Des Chants
Aux enfants sans père,
En hiver,
Aux spadassins sans maîtres,
En hiver,
Aux guerriers sans batailles,
En hiver,
Aux orphelins sans larmes,
En hiver,
Aux fantômes sans souffle,
En hiver,
Aux nuits sans lune,
En hiver,
Aux rivières sans brume,
En hiver,
Aux femmes qui font commerce d'eau,
En hiver,
Et aux hommes qui ont soif,
En hiver."


Chant d'ouverture de la Concubine de Sakikabara, d'Hatsuyuki Azayaka


C'est en cliquant ici que l'on y accède, et c'est ceci que l'on y trouve:

01 Amarvongura
02 Willis Earl Beal - Away my silent lover
03 Leonard Cohen - Last year's man
04 Earl Sweatshirt - Chum
05 Sébastien Tellier - Fantino
06 Dominique A - Un insouciant
07 Tindersticks - Talk to me
08 Intermède
09 Ane Brun - The fight song
10 Baxter Dury - Oscar Brown
11 Pascal Comelade - Un portrait de Catherine 1
12 Michael Yonkers - Ya da doe
13 Marine Girls - Lazy ways
14 Fred Astaire - Night and day
15 Le Mans - San Martin
16 Wendell Harrison - Winter
17 Emiliana Torrini - Snow
18 Lucía Bosé & Gregorio Paniagua - Nana de una sola nota
19 Noël-Noël - Les étrennes
20 Bridget St. John - The pebble and the man
21 Iñigo Ugarteburu - Madari katua


Bien cordialement.


vendredi 23 novembre 2012

Louie



Louis CK est gros, roux, et américain. Dans la vie il fait meilleur humoriste du monde.
Louis CK a créé une série, qui s’appelle Louie. Comme notre univers est cohérent, Louie est la meilleure série humoristique du monde.


Louis CK part de l’observation, comme tout le monde. Mais quand il tient un sujet, il le creuse encore et encore, comme pas tout le monde. Il ne s’arrête pas au signe, il va à la racine.
Dans ses spectacles, Louis CK venge ceux qui détestent le stand-up en le tuant : plutôt que de jouer sur la connivence pour faire en sorte que le spectateur se sente à l’aise dans sa médiocrité (ce qui est le principe du stand-up actuel), il suscite un rire de malaise en se présentant comme la pire personne qui soit au monde, personne en qui bien sûr chacun se reconnaît, et en déterrant bon nombre des cadavres sur lesquels prospère notre mode de vie. Il le fait avec franchise, ingrédient dont l’absence est nécessaire à tout stand-up contemporain.


Dans ses spectacles comme dans sa série (c’est sa série puisqu’il en est le scénariste, le réalisateur et, dès que faire se peut, le monteur et le superviseur musical), Louis CK fait preuve d’un point de vue, ce qui est déjà rare en soi. Et ce point de vue est d’une précision et d’un mordant rares. En dehors de Chris Morris (pbAsl), on ne voit personne d’autre ayant réussi à pervertir l’outil familial par essence qu’est l’écran de télévision avec un mélange de drôlerie et d’esprit critique aussi féroces.
Regarder Louie est réjouissant. Parce que c’est drôle, et parce qu’on a le sentiment que Louis CK se venge (et nous par la même occasion) de la médiocrité habituelle des séries comiques. Il n’est pas interdit de jouir quand il lance un « Allez tous vous faire enculer » salutaire à un public gavé de sitcoms qui lui reproche de faire la fine bouche face à un script qu’il juge indigent.
D’une certaine manière, Louis CK est peut-être bien un chevalier blanc, en fait.


Dans un épisode de Louie il y a Chloë Sevigny qui joue une libraire. Il n’en faut pas plus pour faire naître un sentiment de béatitude chez l’homme du monde.
On voit dans Louie à quoi ressemble le travail d’un réalisateur qui aime ses acteurs, qui les valorise. On s’aperçoit alors qu’on est quand même bien habitués à des programmes fait par des réalisateurs qui se foutent pas mal de leurs acteurs. Et on se repasse, pour le plaisir, ces images de Parker Posey montées en générique de fin d’un épisode, que Louis CK semble avoir filmées pour le plaisir, lui aussi. Car Parker Posey, elle aussi, suscite la béatitude chez l’homme du monde.


Il serait assez dégoûtant de détailler ce que Louis CK fait du sacro-saint souci de vraisemblance qui habite bon nombre de créations audiovisuelles : un acteur joue deux rôles différents à quelques épisodes d’intervalles, des personnages apparaissent soudain alors qu’ils étaient censés ne pas exister, des incohérences énormes se produisent et, ce qui est beau, c’est qu’on s’en moque éperdument. On comprend alors qu’on n’a pas besoin de vraisemblance dans un récit (du moins plus depuis qu’on a dépassé le CM1). On a simplement besoin d’un bon récit.
Ce qui est beau avec Louie, c’est que c’est une série anti-technique. Plus précisément : beaucoup de programmes fonctionnent grâce à leur structure, certains même ne fonctionnent que sur ça[1]. Or Louie n’a pas de structure-type, on ne sait jamais comment va être construit un épisode. Puisque la musique qui l’accompagne est souvent jazzy, on est tenté de dire que Louis CK est l’instigateur d’une sorte de free-humour comme il y a un free-jazz, tout en ruptures de rythme et en inspiration pure (beaucoup des dialogues semblent improvisés à partir d’une idée de départ).
On est loin de la recherche de résultat ou d’efficacité qui anime bon nombre de programmes télévisuels. On est ici face à de la création pure. Exemple : ce début d’épisode (épisode intitulé « Subway/Pamela » qui, soit dit en passant, est un véritable chef-d’œuvre d’émotions qui se cognent). Essayez de trouver un équivalent à ces cinq minutes dans l’histoire de la télévision. Bonne chance.


Une dernière chose enfin. Louie est parfois d’une grossièreté profondément réjouissante. Exemple : le personnage est guilleret. Il entre dans une supérette. En faisant des effets de crooner il chantonne « Et je chie dans  la bouche de Hitler, et je pisse sur le visage de sa mère avec ma bite plus grosse qu’une patte de singe… »
Qui dit mieux ?

[1] Exemple : How I met your mother, qui après avoir sérieusement dépoussiéré la sitcom grâce à sa temporalité éclatée a fini par ne plus être autre chose que cette mécanique, tournant à vide mais tournant toujours, devenant presque fascinante du même coup.



vendredi 26 octobre 2012

Darondo




Qui diable est Darondo? On serait bien incapable de le dire puisque rarement une seule et même personne s'est vue prêter tant de vies possibles. Pour donner une idée du bazar il suffit de dire que, selon les versions, Darondo peut être présenté comme un ancien maquereau ou comme une sorte de médecin miraculeux qui a fait marcher à nouveau plusieurs personnes que la médecine avait condamnées à passer le restant de leur vie dans un fauteuil. Entre le mac et le demi-dieu se trouve donc la véritable personnalité de Darondo. On peut ajouter à ça qu'il a tenu l'antenne de plusieurs émissions télévisées locales en animant des sortes de pastilles allant du gentiment décalé au totalement foutraque. Mais la vraie question est de savoir si on a besoin de savoir qui est Darondo. La réponse est non. Mais alors quoi?


Alors une voix. Une bête de voix de puta madre capable de couvrir une surface phénoménale, allant des tréfonds gutturaux à des aigus incroyables, qui préfigurent d'ailleurs complètement le style vocal qui fera la gloire de Prince dix années plus tard. Car c'est dans le courant des années 70 que Darondo a exercé son talent. Après avoir chanté dans un groupe d'adolescents dans sa prime jeunesse il enregistre quelques chansons que l'on a longtemps cru perdues, joue en première de James Brown à quelques reprises, rencontre des problèmes avec son label qui décide d'empêcher la parution des morceaux enregistrés et puis s'arrête aussi sec. C'est qu'il a une Rolls Royce blanche à conduire (dont il aime à raconter comment elle faisait l'admiration de Frank Sinatra) et un vaste monde à parcourir. Là encore, difficile de discerner le vrai du faux et le pourquoi du comment mais le fait est qu'après des débuts excessivement prometteurs, Darondo a tout plaqué du jour au lendemain. Il refera surface quelques années plus tard dans son rôle de thérapeute physique miraculeux et tout aurait pu se terminer ainsi.


Mais voilà qu'un DJ défricheur de la BBC met un jour la main sur un single enregistré par Darondo, intitulé "Didn't I"[1]. La force du morceau le transforme immédiatement en tube à retardement (environ 30 années se sont écoulées entre sa parution et son succès) et Ubiquity Records se jette sur l'occasion de publier à nouveau des chansons dont la parution a l'époque avait été  sabordées comme expliqué plus haut. C'est ainsi qu’en 2006 paraissent le LP Let my people go et l'EP Legs, qui permettent de situer Darondo dans la musique américaine des années 70 en lui donnant la place qu'il mérite : une très bonne.


Et puis en 2011 paraissent enfin avec Listen to my song: the Music City Sessions les morceaux qui constituent le Graal des admirateurs de Darondo, et que l'on a longtemps crus disparus à tout jamais. Et là la grâce de Darondo explose complètement: non seulement sa voix est toujours aussi sublime, mais cette fois on perçoit le soin tout particulier apporté aux arrangements et au choix des musiciens. On se trouve alors face à quelques pépites de la musique noire américaine qui en représentent une forme de quintessence, entre la recherche de transe et la charge fondamentalement sexuelle (peut-être qu'on a enterré les chansons de Darondo pour éviter d'aggraver la surpopulation de la planète; c'est en tout cas une théorie à prendre en considération).

Il n'y a pas grand chose d'autre à en dire, il est trop urgent de danser là-dessus. Sinon une chose quand même: l'Histoire est ce qu'elle est et ses voies sont impénétrables, mais si elle avait traité Darondo un peu mieux, on est tenté de penser qu'il serait aujourd'hui une référence incontournable, un vrai Papa. Et le plus beau de l'affaire c'est qu'aujourd'hui encore Darondo, même s'il doit en être conscient, a l'air de s'en foutre éperdument.


[1] que nous vous proposions d'ailleurs ici-même il y a deux ans déjà, c'est fou ce que le temps file dites donc…

vendredi 19 octobre 2012

Philippe Jaccottet



« Il paraît qu’on n’a plus le droit d’employer le mot beauté. C’est vrai qu’il est terriblement usé. Je connais bien la chose, pourtant. »


La poésie contemporaine est un vaste sujet (et elle remonte à la plus haute antiquité, dirait Vialatte). Et, il faut bien l’admettre, souvent nous nous laissons aller à une bonne vieille sentence tranchée épais, du style : « De toute façon, la poésie, aujourd’hui… »
(Ah oui, c’est du jugement qui va loin.)
Et puis on se met à lire Philippe Jaccottet, qui n’est certes pas un lapin de six semaines, et l’on s’aperçoit qu’avant de dire que l’eau est trop froide, la moindre des choses c’est quand même d’y tremper le pied.

« En cette nuit,
en cet instant de cette nuit,
je crois que même si les dieux incendiaient le monde,
il en resterait toujours une braise
pour refleurir en rose
dans l’inconnu.

Ce n’est pas moi qui l’ai pensé, ni qui l’ai dit,
mais cette nuit d’hiver,
mais un instant, passé déjà, de cette nuit d’hiver. »


Rongés par l'acidité de l'air, on est toujours tentés d’affirmer que la poésie sur la nature, c’est bon quoi, on en a peut-être fait le tour. Et puis on se met à lire Philippe Jaccottet et on a le sentiment qu’il nous dit « Tu es sûr que tu as déjà vraiment regardé une fleur ? » On est bien obligé d’admettre que non.

« Avant que n’approche la pluie, je vais à la rencontre des pivoines.


Elles n’auront pas duré.


Approchées, même pas dans la réalité de telle journée de mars, rien que dans la rêverie, elles vous précèdent, elles poussent des portes de feuilles, de presque invisibles barrières. On va les suivre, sous des arceaux verts ; et que l’on se retourne, peut-être s’apercevra-t-on que l’on ne fait plus d’ombre, que vos pas ne laissent plus de traces  dans la boue »


« ARBRES III

Arbres, travailleurs tenaces
ajourant peu à peu la terre


Ainsi, le cœur endurant
peut-être, purifie »



«      Une part invisible de nous-mêmes se serait ouverte en ces fleurs. Ou c’est un vol de mésanges qui nous enlève ailleurs, on ne sait comment. Trouble, désir et crainte sont effacés, un instant ; mort est effacée, le temps d’avoir longé un pré. »
 


Dans une époque de suffisance et de sacro-saint second degré[1], à quoi bon lutter ? C’est beaucoup plus simple de baisser sa garde, de toute façon qu’est-ce qui pourrait bien mériter qu’on tombe le masque ? Et puis on se met à lire Philippe Jaccottet et on reçoit de plein fouet un état d’esprit presque extra-terrestre : celui d’un homme qui semble ne pas encore s’être habitué au fait d’être en vie, d’être au monde. Il s’émerveille humblement, de manière mesurée mais entière pourtant, du fait d’exister et de côtoyer tout ce que le monde porte de vie.


« Tout cela n’est que trop visible, criant. Tellement exhibé, d’ailleurs, crié si haut que beaucoup s’y habituent, que chacun risque de s’en accommoder. Toutefois, avec ce qui peut vous rester, miraculeusement ou niaisement, de l’autre regard, on voit, on aura vu inopinément, à la dérobée, autre chose. On a commencé à la voir, adolescent ; si, après tant d’années - qui font, vécues, cette durée infime -, on le voit encore, est-ce pour n’avoir pas assez mûri, ou au contraire parce qu’on aurait tout de suite vu juste, de sorte qu’il faudrait inlassablement, jusqu’au bout, y revenir ? »



« Pour qui n’aime plus personne,
La vie est toujours plus loin. »



Même quand la douleur s’invite, plutôt que d’essayer de la chasser, il semble l’accueillir comme une sœur. Non pas chercher à l’étouffer ou à l’abrutir, mais au contraire, décider de la prendre à bras-le-corps et faire la route avec elle jusqu’à tant qu’elle se soit plié à son pas et qu’elle n’entrave plus sa marche. Au fond, accorder la même considération et le même soin à la jouissance qu’au tourment, être à ce que la vie de l’instant impose pour être au cœur du ressenti.



« Plus aucun souffle.

Comme quand le vent du matin
a eu raison
de la dernière bougie.

Il y a en nous un si profond silence
qu’une comète
en route vers la nuit des filles de nos filles,
nous l’entendrions. »




« Déjà ce n’est plus lui.
Souffle arraché : méconnaissable.

Cadavre. Un météore nous est moins lointain.

Qu’on emporte cela.

Un homme (ce hasard aérien,
plus grêle sous la foudre qu’insecte de verre et de
     tulle,
ce rocher de bonté grondeuse et de sourire,
ce vase plus lourd à mesure de travaux, de souvenirs),
arrachez-lui le souffle : pourriture.

Qui se venge, et de quoi, par ce crachat ?

Ah, qu’on nettoie ce lieu. »


Inutile d’en dire plus ; à part qu’on aimerait bien que Philippe Jaccottet soit déclaré père universel.

« (Si les visages de ces ombres qui passent ici sont pareillement tristes,
serait-ce d’être devenus aveugles à ce qui ne peut se voir ?) »


N.B.: les citations reproduites ici sont extraites des recueils Cahier de verdure, Après beaucoup d'années et Poésie (1946-1967).


[1] qui continuera à nous dissocier du langage et à faire parler d’autres à travers nous-mêmes jusqu’à tant que l’on s’aperçoive qu’on risque d’y laisser nos Os.

lundi 8 octobre 2012

Le Mans - Lucien, ou "l'Espagnole est russe" (et lycée de Versailles)



 
 


Décor: le déroulé d'une soirée édifiante. Le socle c'est une guitare qui trébuche dans son ascension mais qui repart à l'attaque, toujours.
Peut-être l'espoir déçu sans cesse, mais sans cesse renouvelé.
Ou bien, au contraire, un mouvement entamé qui n'aboutit jamais et ne fait que se répéter dans son intention stérile.
 Peut-être.
Ça n'est pas gai mais l'album s'appelle Saudade, on sait à quoi s'en tenir: de la lumière sombre.
« Intentando olvidar (…) la tristeza de un día normal,
y tal vez a mí. »[1]
La voix se pose sur la guitare en boucle du début, elle aussi est lancinante. 

 C'est peut-être une complainte.

 C'est peut-être une prière.
 Une prière pour qu'enfin quelque chose se passe. 

 Ou alors non, on est dans le temps d'après la prière.

 « Tú sonries en sueños y yo, te digo adiós. »[2]

 Que manque-t-il pour que les cloisons tombent enfin?

« Miro a mi alrededor y me apena marcharme de aquí. »[3]

Qu'enfin une lumière entre, n'importe laquelle: une lumière.

« Si tuviera el valor de poderte explicar
si pudiera hacerlo mejor, lo haría por ti. »[4]
 C'est triste mais c'est tout ce qui semble rester alors comme déclaration.

C'est sûr que c'est plus facile de chanter quand il fait beau...

Et puis elle ne part pas. Elle n'ose pas.
 Est-ce qu'on peut alors l'imaginer heureuse malgré tout, comme on peut imaginer Sisyphe heureux?

Sur la guitare qui se répète inlassablement viennent s'accoler des accords souples, qui cherchent la sortie sans cesse, tissent des routes qui semblent ne mener nulle part mais sur lesquelles on prend plaisir à avancer au hasard.
 Et peut-être que tout est là au fond: on a le sentiment du surplace, mais il y a un coeur derrière tout ça, toujours un coeur en mouvement, ou bien une âme: quelque chose d'irréductible qui rappelle que peut-être, sans doute, ça vaut le coup, quoi qu'il arrive.
 Un bateau, une destination, une voie empruntée, autant explorer à fond ce que l'on s'est (ou ce qui a nous a été) attribué.
C'est ce que fait la guitare, celle qui ne tient pas bien en place, qui semble toujours sur le point de décrocher mais qui n'arrête pas son mouvement pour autant: il y a le socle inamovible mais elle parvient à évoluer autour, à en faire ressortir tout ce qui est caché sous ses airs figés.
C'est le chant de l'impossibilité du mouvement, qui fait mine de ne pas pouvoir faire un pas plus loin, et qui pourtant ne fait rien d'autre que donner vie à cet entrelacs d’envies, une chanson qui se contredit en s'affirmant.
Et elle s'appelle "Lucien", et on ne sait rien de ce Lucien qui est pourtant la raison de tout et son contraire, de l'envie de partir et de son impossibilité.
 Il y a des cinéastes, comme ça, qui savent faire exister pleinement un personnage qui n'est présent que deux minutes à l'écran. Le Mans c'est un peu du cinéma en mieux: pas besoin d'images, juste des guitares, une voix, un absent, et voilà l'automne qui commence.






[1] Te reposer pour rêver et essayer d'oublier la tristesse d'une journée normale,
et peut-être moi.
[2] Tu souris à ton rêve et moi, je te dis adieu.
[3] Je regarde les alentours et j'ai de la peine à partir d'ici
[4] Si j'avais le courage de pouvoir t'expliquer,
Si je pouvais mieux faire, je le ferais pour toi.

jeudi 19 juillet 2012

Cover Me

Puisque d'une part certains prétendent que parler avec les mots des autres, ce doit être ça la liberté (faites du bruit pour Jean Eustache, roi de la pistache) et que d'autre part l'été s'y prête bien, une compilation un peu hors-série consacrée aux reprises.


Même que pour la télécharger il faut cliquer ici et que dedans il y a ça:

01 Tricky - Tattoo
02 Claudine Longet - God only knows
03 The Welcome Wagon - Half a person
04 Transformer di Roboter - Stranger in Moscow
05 The Raincoats - Lola
06 Françoiz Breut & Dominique A - Teenage kicks
07 Isobel Campbell - Willow's song
08 Single - Cantiga para pedir dois tostões
09 Beck - Everybody's gotta learn sometimes
10 André Herman Düne - Smalltown boy
11 Doctor L - Let my baby ride
12 Chucho - En el rascacielos
13 Coming Soon - Small town
14 Lee Moses - Hey Joe
15 Alela Diane & Alina Hardin - Bowling green
16 Micah P. Hinson - Yard of blonde girls
17 Tom Waits - Papa's got a brand new bag (live)
18 Ana D - Sua estupidez
19 Jean-Luc le Ténia - Au cinéma

GRAND JEU CONCOURS!!! Les 500 000 premiers auditeurs à trouver les noms des créateurs des chansons ici présentes gagneront un voyage sur la lune. Et une glaviole.

vendredi 13 juillet 2012

Un pied dans la culture de masse: the Dark Knight


Il y a un phénomène étrange qui se produit depuis un certain soir d'août 2008: à chaque fois que quelqu'un dénigre the Dark Knight, notre cœur saigne ; avec toute la mauvaise foi du monde, nous ajouterions d'ailleurs que ces dénigrements sont rarement construits sur des arguments valables. Alors, pour patienter en attendant la sortie de the Dark Knight Rises, quelques éléments épars pour tenter de rendre compte de la beauté complexe de ce qu'on a bien envie d'appeler un bordel de chef-d'œuvre.


- Pour commencer, c'est une grande joie que de voir les toutes premières images d'un film faire passer en contrebande quelques uns de ses principes artistiques et thématiques; c'est le signe d'une maîtrise totale, et ici alors pardon mais on est servi:


















La première image est une explosion silencieuse filmée à travers un filtre bleu, et dont s’extrait progressivement le symbole de Batman. Autrement dit, une forme de furie destructrice observée de manière détachée, presque clinique (travail des couleurs et du son) présentée comme la matrice du personnage. Nolan semble alors assumer d'entrée de jeu le fait que son film ne cherchera pas à modifier le regard du spectateur sur son héros en jouant sur l'émotion. Si spectaculaires qu'ils soient, il s'attachera à retranscrire les événements auquel son (super) héros est confronté de manière distanciée, avec une certaine froideur[1], là où tant d’autres cherchent à créer l’adhésion et l’identification en tirant sur de grosses ficelles sentimentales (un méchant vraiment super méchant, un héros vraiment super gentil, des innocents trop rien innocents, etc.). Ce principe se vérifiera par exemple quand des adieux qui s'annoncent larmoyants seront brusquement avortés par une mort soudaine, ou quand le discours supposément humaniste tenu par Batman lors de sa confrontation finale avec le Joker tombera à plat, parfaitement contredit par la scène qui le précède.


















Vient ensuite un plan où la caméra progresse vers un immeuble vu de l'extérieur, soit un des plans de début les plus banals du monde: la caméra s'approche d'un édifice, on coupe, au plan suivant on est dans la bâtiment et on prend connaissance de ce qui s'y produit. À part que non: sans qu'on puisse le prévoir (en même temps si on pouvait prévoir quelque chose au bout de dix secondes de film ça serait dommage mais justement en terme d'installation de rythme c'est pas mal du tout) une fenêtre de cet immeuble explose, et le plan suivant nous fait comprendre qu'elle n'a pas éclaté sous l'effet d'une attaque extérieure, mais à cause d'un acte venant de l'intérieur. Dès lors on se détache de la logique habituelle des films d'action hollywoodiens où la menace est le fait de l'Autre, de l'extérieur: ici le ver est dans le fruit, l'adversaire s'annonce comme un cancer logé à l’intérieur d'un corps.


















Deux ou trois plans plus tard, un personnage filmé de dos attend à un coin de rue. Il tient un masque de clown à la main. Nous voyons bien le masque, mais nous ignorons tout de celui à qui il appartient. Ça n'a alors l'air de rien, mais Nolan vient en fait d'annoncer un des enjeux principaux du film qui va suivre.

- D'une manière générale dans ce film Christopher Nolan fait montre d'une certaine confiance en sa réalisation, et il a bien raison. Il semble que chaque plan est rigoureusement pesé dans le but d'atteindre un effet précis. Mais surtout, le spectaculaire est réfléchi, de sorte à ne jamais tomber dans la surenchère. Un exemple flagrant de cette discipline apparaît lors de la grande scène d'action qu'est l'attaque du convoi transportant Harvey Dent par le Joker et ses sbires. Au-delà de la maîtrise technique et de la science du rythme dont fait preuve Nolan, une chose rend cette scène supérieurement admirable: elle n'est pas accompagnée de musique. Un film hollywoodien qui fait suffisamment confiance à son public pour ne pas en rajouter des caisses (même si bon, certes, c'est quand même une scène où un camion fait un soleil), c'est bien.


- En parlant d'action, la scène d'ouverture de the Dark Knight est particulièrement réussie en ce sens que c'est l'action elle-même qui se fait porteuse de sens et d'informations. Là encore, Nolan décide de se concentrer sur ce que lui apporte l'outil cinématographique pour révéler progressivement les grands traits du Joker: machiavélique (le coup de l'entrée du bus est quand même foutrement jubilatoire), anarchique (tenir des gens en otage en leur mettant une grenade dégoupillée dans les mains, c'est inverser le rapport de force qui s'installe normalement dans ce genre de situations), doté d'un humour pour le moins caustique (le masque de clown) et violemment individualiste (belle idée que de montrer un gangster décimer sa propre équipe au fur et à mesure que son plan s'exécute). À la redoutable efficacité de cette scène d'action s'ajoute donc une deuxième lecture purement narrative et descriptive cachée derrière une scène de braquage impeccablement réalisée.


- À un autre niveau, the Dark Knight propose un jeu permanent et finaud avec le faux-semblant. Comme pour incarner l'ambiguïté qui tord l'intérieur de chaque chose, il se produit une confusion fréquente sur la nature véritable de ce que l'on voit. Essayons pour l'amusement d'établir une sorte de liste (obligatoirement incomplète) des différentes formes que prennent ces faux-semblants:
            - dès la première scène, tout laisse penser que le "patron" évoqué entre eux par les gangsters n'apparaîtra que plus tard dans le film; pourtant il est là depuis le début mais on l’ignore car, habile subterfuge, il porte un masque
            - à la fin de cette scène, le Joker s'échappe au volant d'un bus scolaire qui se fond immédiatement dans une masse d'engins identiques, faisant rentrer le crime dans une masse de véhicules incarnant plutôt une forme d'innocence
            - dans le même ordre d'idée, la première fois qu'apparaît Batman il s'avère rapidement être plusieurs et s'y prendre comme un manche, pour la bonne raison qu'il s'agit d'un faux départ mettant en scène des aspirants justiciers amateurs, imitateurs pathétiques
            - le blanchiment d'argent auquel se livre la pègre est une autre manière de duperie, moins intéressante a priori même si le fond de l'idée est que chaque citoyen porte sur lui de l'argent sale, ce qui annonce une tendance importante du film
            - le Joker s'adonne volontiers au déguisement ironique: policier quand il s'agit de commettre un crime, infirmière lors de la destruction de l'hôpital, ce jeu est en accord avec l'idée qu'il est impossible de connaître sa véritable identité
            - lors d'une des dernières scènes les otages sont déguisés en preneurs d'otage, comme pour inviter les forces de l'ordre à punir les innocents
            - en fait Batman c'est Bruce Wayne qui porte un costume et un masque.


Le costume, élément fondateur de ce type de mythologie, n'est pas un simple élément de décor ici. Comme pour faire se rejoindre le fond et la forme, le scénario (écrit par le réalisateur et son frère, et non par quinze vagues tâcherons spécialistes du cahier des charges) fait du costume une sorte de révélateur d'un rapport entre l'extérieur et l'intérieur, rapport au cœur de la réflexion qui agite le récit. Quand le Joker joue à ressembler à un membre d'une institution officielle (police, santé), il incarne avec ironie son aversion pour l'ordre établi. De la même manière, le faux-semblant se construit souvent dans l'attribution d'une apparence rassurante à un élément menaçant, et inversement. Ainsi est marquée l'ambiguïté constante de la société et sa corruption latente, mais omniprésente.


- Dans la continuité de cette différenciation entre l'apparence des choses et leur nature profonde, l'un des points forts sur lequel est construit le personnage du Joker (outre bien sûr l'interprétation phénoménale et très tom waitsienne qu'en fait Heath Ledger) est sa tendance à inverser les codes en faisant naître ses actions les plus ouvertement spectaculaires de petits événements qui partent de l'intérieur pour se révéler progressivement à l'extérieur, dans un mouvement de contamination. Il ne s'agit pas pour lui de bêtement détruire, non: il faut faire imploser, si possible en se trouvant au sein de cette implosion (parce qu'on dira ce qu'on voudra, n'empêche que le Joker cherche toujours à être en plein dans le schproum, ce rapport à sa propre mort ne le rendant bien sûr que plus fascinant). C'est le cas avec la vitre cassée évoquée de la scène d'ouverture, avec l'hôpital dont il fait en priorité exploser le couloir dans lequel il avance ("Fire, walk with me"), mais surtout c'est ainsi qu'il conçoit son évasion: il rejoint le monde extérieur grâce à un homme qui se fait arrêter et incarcérer, et qui porte une bombe à l’intérieur de son ventre. Ainsi, le Joker et sa science de l'implosion traduisent (par l'action, une fois de plus) l'idée qu'on ne détruit pas un ordre établi en l'attaquant de l'extérieur, mais en se nourrissant de ses contradictions, de ses failles, en exacerbant  ses tensions internes pour les mener à un point de rupture. Si la création de l'univers est partie d'un micro-phénomène, alors sa destruction doit pouvoir suivre le même processus. Pour le Joker, la création et la destruction semblent ne faire qu'un, son but est de faire naître le chaos du cosmos.


- Car c'est là le véritable cœur de the Dark Knight: la question de l'ordre et du désordre, et de la complexité de leur relation. Le génie machiavélique du Joker consiste à appuyer là où la mythologie des super-héros fait mal: un citoyen lambda qui se fait justicier anonyme en se substituant à l'exécutif de la loi contredit cette dernière tout en l'appliquant. On peut alors se demander s'il agit dans le respect de la justice mais, du même coup, on peut aussi se demander si l'ordre établi est véritablement du côté de la justice, lui qui laisse prospérer le crime à coups de compromis et de corruption. En mettant à nu ces paradoxes dérangeants, c'est finalement le bien fondé des républiques démocratiques que le Joker remet en question, et au-delà d'eux la validité de l'idée selon laquelle le peuple souverain est digne de ce pouvoir qui lui est accordé par elles.  En d'autres termes: l'Homme est-il à la hauteur de la démocratie? Cette interrogation vénéneuse s'incarne magistralement dans la scène des ferries, lorsqu'il devient évident que le système démocratique, si impartial qu'il soit dans son principe, n'est en aucun cas garant de la justice et de l'ordre moral. Qui plus est l'incapacité des bonnes gens à agir concrètement en accord avec le résultat de leur vote (à la différence des prisonniers qui, dans leur passé, ont pris la mesure de la loi officielle et l'ont outrepassée) dresse un portrait peu flatteur du citoyen, dont l'action électorale apparaît comme une forme de légitimation de la passivité propre à l'homme moderne. Ce traitement brutal réservé à l'ordre établi pose alors la question du désordre, incarné par l'agent du chaos qu'est le Joker.


La beauté du traitement de ce thème vient de ce qu'il est accompli avec un jusqu’au-boutisme et un souci du détail qui finissent par donner un souffle épique à l'ensemble, et par faire du Joker le meilleur méchant cinématographique depuis... longtemps. Parce que son goût pour le chaos lui confère immédiatement (et paradoxalement) une sorte de statut moral supérieur: il est au-dessus des envies bassement matérielles, des questions d'ego ridicules ou des vagues envies de vengeance. Non, ce qu'il veut, c'est voir le monde sombrer dans la démence (d'où la riche idée de constituer son armée avec des hommes sortis d'un asile d'aliénés) et danser sur ses ruines, et ce pour la beauté du geste uniquement, un geste destructeur, formidablement terrifiant. Face à cet homme parfaitement désintéressé, les outils à la disposition de la loi et de son application s'avèrent inopérants, comme s'ils n'étaient pas conçus pour la sorte de surhomme qu'est le Joker. Dès lors, Batman est poussé à agir en hors-la-loi, à violer les libertés fondamentales des citoyens et à perdre du même coup son statut héroïque. On peut alors se demander si le film ne raconte pas en vérité la défaite morale de Batman face au Joker, défaite consommée lorsqu'il décide de falsifier l’Histoire en cachant la folie de Harvey Dent au reste du monde[2]. Le chaos pour lequel œuvre le Joker apparaît alors comme un poison qui contamine tout, mais avec l’aide de la corruption qui affaiblit les défenses de chaque chose. Au fond le Joker n'est que le révélateur de cette déchéance diffuse et omniprésente, et son jeu consiste à souffler sur les braises. Là encore on retrouve l'idée que désormais l'ennemi de nos sociétés se cache en vérité dans leur cœur même. Pas étonnant alors que le film ait parfois été qualifié de fasciste, même s'il nous semble davantage être une sorte de catharsis maladivement misanthrope et marquée par le sceau d'une colère froide.


C'est là que se trouve l'intérêt d'un personnage dont nous avons peu parlé jusqu'ici, celui de Harvey « Double face » Dent: il est l'incarnation véritable de cette société malade qui oscille entre un attachement intellectuel de principe à la notion d'ordre établi d'une part, et une forme de pulsion viscérale vers la destruction nihiliste dès lors qu'est dépassé un certain seuil de tolérance d'autre part. S'il apparaît au début du film comme le chevalier blanc, il tombe bientôt dans le piège du Joker et révèle du même coup certaines zones d'ombres pour finalement devenir proprement fascinant une fois transformé en Double face. Il devient alors un homme désireux de vivre dans un état permanent de douleur et de colère, un homme qui souhaite ne jamais trouver le réconfort. En faisant "sur toute joie pour l'étouffer (...) le bond sourd de la bête fauve", en se consacrant pleinement à sa souffrance, en se laissant contaminer par la folie ambiante par et pour laquelle œuvre le Joker, Harvey Dent devient une sorte d'incarnation du film. Un visage rendu ambigu par sa confrontation à la vérité, une absence de réponse claire.


Ainsi avance the Dark Knight, masqué, à l'image de son personnage. Comme lui toujours, derrière ses atours mythologiques et ses prouesses technologiques, il cache sa nature de film/personnage malade aux prises avec une société malade dont on en vient  à se demander si elle mérite le salut pour lequel il œuvre. Difficile de dire si the Dark Knight Rises sera à la hauteur, même si voir Bane (le grand Tom Hardy) annoncer qu'il est "l'expiation de Gotham" ouvre des perspectives franchement bandantes.

Mais voilà-t-y pas qu’on allait oublier la plus belle image du film: le Joker vient de s'évader de prison. Il s'enfuit à bord d'une voiture de police qui traverse la ville. La tête à la fenêtre, il jouit de l'accomplissement de son geste, de ce bouleversement qui fait que l'incarnation du désordre qu'il est fuit caché à l'intérieur d'un symbole de l'ordre établi. Il jouit de cette liberté contraire à la morale, de l'instant présent et du vent de chaos qu'il est en train de faire souffler sur la ville. À cet instant précis, the Dark Knight devient un de ces films dont on peut dire qu'ils sont touchés par la grâce. 




[1] Soit dit en passant, on peut aussi voir ça comme une forme d’aveu de Nolan, comme s’il assumait ainsi son incapacité à faire un cinéma d'émotions (virtuose oui, mais sans émotions), ce qui est une démarche très honnête.
[2] Même si en vérité, par la grâce des derniers instants du film, ce choix fait de Batman une sorte de figure sacrificielle, christique même puisqu'il prend sur lui les fautes d'un monde devenu fou; ce d'autant plus qu'il devient du même coup un ange déchu aux yeux de Gotham et de ses citoyens, qui en savent moins que le spectateur. Cette question laissée en suspens sera sans doute présente dans the Dark Knight Rises.

jeudi 5 juillet 2012

Pierre Bensusan - 2


 

Il existe sans doute des recherches très poussées proposant un historique et une classification de la musique folk. Mais comme lire c'est cher trop la prise de tête, nous allons partir du principe qu'il y a deux courants majeurs dans la folk: l'un plutôt américain, essentiellement nourri de blues et de country (exemple ici abordé: Nick Drake), l'autre plutôt européen, partageant ces racines mais également influencé par les folklores médiévaux (exemple: Duncan Browne). Et quand l'envie nous prend de voir si des fois ce courant de folk-là n'aurait pas fait des petits en France, alors on s'amuse bien. Il faut déjà passer outre tous les groupes des années 70 qui voyaient dans le Moyen-Âge une sorte d'âge d'or où le mode de vie naturel était celui auquel aspiraient certains baby-boomers d’après mai 68. Après quoi l'on découvre des musiciens travaillés à la fois par un goût pour le folklorique et par un souci des évolutions multiples de la musique à cette époque[1]. Parmi ceux-là, Pierre Bensusan, que nous aimons bien.
Aujourd'hui Pierre Bensusan est un homme accompli qui enchaîne les concerts tout autour du monde et est considéré comme un des meilleurs guitaristes de notre époque. Mais si on repense  à ses débuts, il y a quelque chose de touchant à imaginer un gamin de tout juste 17 ans né à Oran venir proposer des chansons d'amour courtois au langage médiéval complètement assumé, accompagnées à la guitare avec une maîtrise technique impressionnante, et chantées avec en plus ce schlintement qui lui fait chuinter certaines consonnes et attrape aussitôt l'oreille (à notre connaissance à part Daniel Johnston il y a peu d'autres chanteurs qui assument ce type de problème d'élocution). Il y a donc dans Près de Paris, le premier album de Pierre Bensusan, un mélange d'enfance de l'art et de confiance en soi, on sent  le jeune homme devant qui aucune voie n'est ouverte mais qui est prêt à tailler la sienne propre à coup de virtuosité.

Arrive ensuite son deuxième album, intitulé fort logiquement 2 et enregistré en 1977. Et c'est là que vraiment Pierre Bensusan commence à nous intéresser. En à peine trois ans il semble avoir gagné en assurance et en maîtrise, et s'être débarrassé des petites maladresses qui se présentaient parfois dans Près de Paris. Si le goût pour une certaine imagerie médiévale est toujours présent, il rencontre cette fois un panel d'influences musicales plus large: la folk américaine, la musique celtique, le jazz, la musique orientale... Le mélange peut sembler audacieux, mais finalement l'on s'aperçoit qu'une certaine logique est à l’œuvre derrière ces rencontres. Par exemple, le storytelling qui est l'apanage de la folk américaine, de Woody Guthrie racontant la grande tempête de poussière de 1935 à Bob Dylan dénonçant l'emprisonnement de Rubin "Hurricane" Carter, n'est finalement pas éloigné de ce que faisaient les troubadours à l'époque où les médias n'existaient pas: se saisir de faits présentant un quelconque intérêt dans la connaissance et la lecture que l'on peut avoir de l'époque qui est la nôtre, et le retranscrire par le biais d'une chanson qui s'adresse au plus grand nombre et finit par transcender l'événement en lui-même pour en faire une sorte de récit éloquent. C'est à cet exercice que se livre ici Pierre Bensusan, en utilisant des chants traditionnels auxquels il donne une sorte de double-fond: si le lexique et la formulation restent profondément médiévaux, l'accompagnement musical contemporain fait ressortir leur intemporalité (à moins de penser que des thèmes comme l’amour ou la mort ne sont évocateurs qu’à certaines époques).


Car c'est bien la musique qui impressionne ici, que ce soit en accompagnement où dans les morceaux instrumentaux (dont certains font fortement penser aux premiers travaux de Yann Tiersen par exemple). Bensusan navigue entre les contraires, parfois au sein d'un même morceau: ainsi « Belle je m'en vais en Allemagne » débute accompagné d'une seule note tant que le chant est là pour nous raconter une histoire avant de glisser vers un mélange de guitare folk aux accords ronds évoquant la musique arabo-andalouse et de cornemuses purement celtiques. De la même manière se rencontrent dans plusieurs morceaux des éléments a priori disparates qui semblent d'un coup avoir été conçus les uns pour les autres au cours de l'Histoire. Ainsi « Le conseil de guerre » commence-t-il comme une pure folk-song avant que ne surgissent des instruments à vent qui portent soudain la chanson sur un terrain de free-jazz, « La danse du capricorne 2 » débute comme une ballade au piano avant de devenir une sorte de traversée épique portée par des violons scandant le rythme ou encore « Jardin d'amour », d'abord sobrement accompagnée d'une guitare sèche donne petit à petit lieu à un pas de deux aérien entre guitare et contrebasse. Tout ça est fait avec beaucoup de tact et de soin et le résultat est bien joli, pour le moins.

On se dit alors que si tout ce qui s'est fait de chanteur de variétés dans les années 60/70 a tâté de la folk américaine à un moment ou à un autre (avec plus ou moins de bonheur), peu ont été ceux qui ont osé tenter l'aventure consistant à  lancer des ponts entre des territoires musicaux a priori trop éloignés les uns des autres. Pierre Bensusan l'a fait, et il a ainsi rendu caduques bien des cartes aux frontières trop précisément dessinées. Poétiquement c'est un bel accomplissement, tirons-lui donc notre chapeau.


[1] Voir le récemment revenu des morts Maison Rose, d'Emmanuelle Parrenin, où entre deux ballades de très belle facture elle crée une forme de musique qui fait beaucoup penser au trip-hop.

mercredi 20 juin 2012

Eternal Summers




En vérité ce qui est bien avec  ce qui est bien, c'est qu'on a rarement besoin d'épiloguer (à part quand on a du goût pour ça bien sûr). Par exemple pour parler de la musique d'Eternal Summers on n'a pas à se perdre en considérations: c'est du rock (ou de la pop peut-être; de toute façon qu'est-ce qui n'est pas de la pop de nos jours?) et c'est bigrement agréable. Tantôt pêchue, tantôt vaporeuse, la musique d'Eternal Summers est capable de trousser des morceaux d'une minute et demi qui gonflent à bloc ou des ballades qui posent une sorte de brume qui diffracte (au bas mot) les rayons du soleil sur tout ce qui nous entoure, ce qui a bien sûr pour effet la création d'une atmosphère particulière et addictive.


Comme l'été, leurs chansons donne parfois l'impression à qui les écoute d'être rempli de lumière et d'ondes positives; parfois, c'est un orage qui menace, ou un soir d'après la pluie. Rien de révolutionnaire bien sûr mais bon, on n'a pas toujours besoin de révolution non plus. En plus de quoi, mine de rien, Eternal Summers est capable de composer très nonchalamment des chansons qui commencent par envoûter complètement pour devenir au bout de deux écoutes des classiques instantanés. Il en va ainsi de "Pure affection" par exemple, une chanson qui accroche d'entrée de jeu et dont il est impossible de se défaire (faut dire qu'on n'a jamais cherché à, aussi).


Alors voilà, Eternal Summers c'est simple et en même temps c'est la quintessence de la pop.
C'était un duo au départ, maintenant ils sont trois. C'est donc un trio.
Ils viennent de Roanoke, en Virginie. Roanoke qui s'appelait Big Lick au départ, même que c'est vrai. Roanoke qui est un nom algonquien, comme Milwaukee, et puisque Milwaukee se prononçait "mill-i-wah-qui" on peut supposer que Roanoke se prononçait "Rou-a-nah-qui" mais c'est de la pure spéculation. D'ailleurs aujourd'hui l'économie de la Virginie repose bien plus que le secteur tertiaire que sur l'agriculture, ce qui est bien la preuve que le monde a besoin de pop efficace.




C'est pourquoi c'est une bien bonne chose qu'un groupe comme Eternal Summers existe. Ils ont déjà sorti un petit paquet d'EP et un LP, Silver; Leur deuxième album, Correct behaviour, sortira le 24 juillet prochain chez la chouette maison de disques Kanine Records[1]. Le 24 juillet est en été, Eternal Summers c'est l'été perpétuel, dès lors la boucle est bouclée et quand même, on n'a pas trop à se plaindre de quoi que ce soit.




[1]  C'est une chouette maison de disques parce que quand on leur commande des albums (ils pressent d’ailleurs de très classieux vinyles), ils envoient de chouettes sacs en tissu avec; c'est à ça qu'on reconnaît une chouette maison de disques