vendredi 10 février 2012

Lucia Bosè & Gregorio Paniagua - Io Pomodoro



Ça commence par le bruit d’une porte qui grince longuement et en quelque sorte tout est déjà dit : Io Pomodoro est l’ouverture vers quelque chose d’autre. Non pas un voyage à l’autre bout du monde, cette porte est peut-être celle du grenier. Non, c’est partir de ce que l’on connaît, ou croit connaître, pour s’apercevoir qu’il y a derrière bien des choses que  l’on ignore, et puis aller vers ce mystère. C’est s’appuyer sur deux tendances musicales, l’une antique, l’autre naissante, et de les unir dans un même geste pour voir ce que ça va donner. C’est se saisir de deux pôles qu’a priori tout oppose, et habiter l’espace qui les sépare. Et c’est finalement s’apercevoir que dans cet entre-deux réside la liberté absolue, celle qui consiste à prendre les normes constitutives de ces pôles pour ce qu’elles sont et à les traiter comme elles le méritent, en se les collant ici (voir fig. A).


Io Pomodoro c’est la rencontre absolument improbable entre une actrice italienne au destin déjà remarquable en soi (caissière dans une pâtisserie à qui Visconti, qu’elle ne connaît pas, dit un jour qu’elle finira par faire du cinéma, puis miss Italie à 16 ans, puis actrice pour Antonioni, Fellini, les Taviani et bien d’autres, puis quittant tout pour vivre avec le torero Luis Miguel Dominguín, etc.) et un compositeur espagnol, spécialiste de la viole de gambe et d’instruments aux noms rigolos comme la vihuela et le hurdy gurdy, qui fait revivre des musiques anciennes en s’esquintant les yeux sur des fragments de papyrus et en fabriquant à nouveau des instruments disparus depuis des siècles. Parallèlement à ça il se repose en créant des disques concepts dans lesquels il joue plus de deux cent instruments[1] (du sitar aux balles de ping-pong). On imagine une personne originale. Certains disent même qu’il est moine. On ne sait pas.

C’est ce qui est immédiatement plaisant avec Io Pomodoro : on n’a pas la queue d’une idée du pourquoi et du comment de cet album ; le résultat serait conventionnel, on s’en cognerait un peu. Seulement voilà, ce disque est un disque univers fait d'une musique qui n'existe pas, il redéfinit les frontières (elles enflent et se distordent, et pètent en rigolant fort) et, chemin faisant, se permet de taper en plein dans le sublime au beau milieu  de ces jeux de construction quasi enfantins. Concrètement, c’est le mariage a priori contre nature entre des influences musicales anciennes (médiévales, arabo-andalouses, parfois même venues de la Grèce antique) et l’électro grandissante (nous sommes en 1981). Là-dessus, des poèmes écrits et chantés, scandés parfois, par une femme à qui personne n’a sans doute jamais demandé ce qu’elle pensait de la création poétique. On passe d’une sorte de ballade mystique sur une reine couronnée de lumière à des considérations sur la verdeur des martiens, d’une poésie descriptive quasi psychédélique qui ressemble aux oraison mystiques de la folie hérétique à des jeux avec la souplesse du langage où il s'agit de le faire plier jusqu'au bord de la rupture; voire à le faire rompre, parce que c'est rigolo de voir ce qu'il peut y avoir après.On peut mettre les mains dans ce qui se répand hors de lui et se barbouiller la figure avec, et puis faire des peintures étranges sur les murs.

On serait bien en peine s’il fallait dénombrer tous les univers convoqués dans Io Pomodoro. Quant à faire la liste de ceux qui apparaissent soudain, dont on ignorait qu'il fût possible qu'ils existassent… On parlait de disque univers, il s’agit plutôt d’un disque système solaire qui embrasse le temps et le monde comme un grand tout unifié où les époques et les techniques communiquent entre elles dans une même recherche d’un terrain inconnu où pourrait s’épanouir une forme nouvelle de beauté bossue et ailée. Ça cherche et ça désire sans objet précis précis, c’est un mouvement absolu dont le seul but est d’être. Ça ne ressemble à rien, c’est infiniment foutraque, grisant et touchant. C’est pour ça que c’est chouette : avec Io Pomodoro, Lucia Bosè et Gregorio Paniagua sont parvenus à abolir les frontières temporelles et les codes esthétiques pour créer un disque absolument novateur et intemporel. On leur dit merci.


N.B. : Io Pomodoro demeure introuvable dans les bacs et ignoré dans bon nombre de bases de données pourtant réputées ; c’est grâce à ces supers chouettes copains de Single (deux anciens de Le Mans, pour ceux qui suivent) que ce disque est en train de refaire surface sur internet. On peut leur dire merci à eux aussi.


[1] D’ailleurs, puisque ces disques sont introuvables, si quelqu’un a Batiscafo sous le coude, nous lui serions rudement reconnaissant de nous le faire savoir.