mardi 28 avril 2015

Une autre lettre d'un qui reste à quai

Après la publication d'une première lettre d'un inconnu rencontré dans des circonstances racontées ici, en voici une autre. Celle-là est adressée à un certain Franz, un ami du scripteur sans doute. Elle est datée du 26 avril 1912; nous avons choisi de ne pas retranscrire les formalités d'usage par lesquelles elle commence.

« Je passe une grande partie de mon temps à errer le long des rives du Douro. Je regarde de petits bateaux se faire bercer par le courant. Ils sont indolents, ils invitent à une danse paresseuse, douce. Et plus bas il y a l'océan, et au loin la vie qui reprend avec violence. Je devrais en toute logique avoir envie de retrouver ce mouvement, d'aller à la mer. Mais je ne suis plus tout à fait sûr de savoir ce que je veux.

D'être ainsi immobile m'a fait comprendre que j'ai passé ces dernières années dans une frénésie trompeuse, faussement calme. En mer le mouvement est lent mais constant, et l'on ne sait plus bien si l'on va ou si l'on demeure. En vérité je crois que l'on finit par s'éteindre et par se détacher du monde des vivants.

J'ai vu des choses en mer, de ces spectacles que l'on raconte aux enfants pour les faire se tenir tranquilles. Mais j'ai aussi vu bien des choses à terre, peut-être trop, et ces fois-là c'est moi qui suis resté impassible. Me voici à présent immobile pour la première fois depuis des années, et c'est comme si les fantômes que je fuyais sans cesse m'avaient retrouvé. Depuis quelques nuits je suis hanté par ce à quoi j'ai pu assister dans les environs de Léopoldville. Je ne dors pas.

Je ne t'ai pas raconté ces condamnés crucifiés aux arbres qui agonisent sous les yeux d'enfants devenus insensibles au point de les regarder mourir en mangeant des fruits. Je ne t'ai pas parlé de cet homme condamné pour vol dont on avait incisé le ventre pour en sortir un bout d'entrailles que l'on avait cloué à un arbre avant de lâcher à ses trousses des chiens furieux. Il a couru et s'est progressivement vidé avant de se faire dévorer l'intérieur. Il respirait très fort. Ses yeux étaient grands ouverts. 
Toutes ces images j'étais jusqu'ici parvenu à les maintenir à distance, par je ne sais quel tour de passe-passe de ma mémoire. Mais elles me reviennent à présent. Elles sont furieuses, et c'est comme une boucherie dans ma poitrine.

J'ai pris la mer à la poursuite des rêves que l'on m'avait enseignés quand j'étais un enfant amoureux de cartes et d'estampes. J'avais envie de me perdre dans un mouvement perpétuel, vers l'avant, vers un lointain toujours repoussé. Cette soif je l'ai perdue, et mes rêves aussi. Aujourd'hui mon mouvement est une fuite en avant. J'ai envie de me perdre. Je n'entends plus l'océan appeller mon nom et quand je songe à le rejoindre c'est pour sombrer en lui, et devenir de l'écume avant de disparaître, enfin. L'enfant a été transformé par la bestialité. Il ne rêve plus. Il est prostré et voudrait s'enfoncer dedans la terre.

Pourtant je ressens en moi comme le vague souvenir d'une petite lumière. Parfois je reprends confiance et je pense au peu de souffle qu'il me reste, mais qui suffirait à faire jaillir de cette lumière une maigre flamme qui me réchaufferait. J'ignore comment cette lueur a pu résister à toutes les ombres qui m'ont envahi, mais je la sais bel et bien là. Je repense à ce jeune homme que j'avais rencontré un jour à Trieste, qui me parlait de lutte. Je n'ai jamais compris grand chose à la politique mais une de ses phrases m'avait frappé. Il m'avait dit que parfois la réalité venait détruire en nous tout espoir, et nous faisait penser de bonne foi que le combat était perdu. Mais à ce désespoir de la raison, disait-il, on peut toujours opposer l'optimisme de notre volonté. La lutte consiste à ne pas se laisser écraser par le poids du monde.

Voilà que je t'abrutis de mes états d'âme, mon ami. Il faut me pardonner, le soleil est haut et je tremble. Je tremble d'effroi et, aussi, d'un désir auquel je n'arrive pas encore à donner de visage. Mais donne-moi de tes nouvelles. Parle-moi de ta famille. Parle-moi de tes enfants qui tombent et se relèvent, et qui restent jouer dehors après la tombée de la nuit.

Je t'embrasse,

Jens »

jeudi 9 avril 2015

Lettre d'un qui reste à quai

Vous êtes rua Conde de Vizela à Porto et vous entendez, un peu plus loin, un air connu sortir de chez un bouquiniste. À l'intérieur, parmi le chaos organisé, de pleines caisses de lettres plus ou moins anciennes; on les achète au poids. Parmi elles, la correspondance d'un employé de compagnie maritime belge, si l'on en croit le papier à en-tête qu'il utilise. Ce qu'il y a d'étrange, c'est que l'on n'y trouve que les lettres qu'il a écrites, et pas les réponses reçues en retour.
Plus tard vous vous demanderez pourquoi, et vous penserez un instant que peut-être il ne les a jamais envoyées.

Celle qui suit se trouve dans une liasse datant d'avril 1912; la première partie en est illisible.


« ...et je me retrouve à quai, à tuer le temps, à penser à toi sans rien pouvoir faire.



Le cri des goélands meuble le silence. Quand on ne les entend plus l'air devient menaçant, comme s'il se tramait quelque chose. Pourtant les goélands eux-mêmes ne sont pas aimables, ils se mettent parfois à ricaner entre eux, ils ont alors l'air franchement méchant. Souvent ils ont une tache rouge sur le bec. On a l'impression que c'est du sang mais c'est peut-être autre chose, une maladie, ou même une tache qu'ont tous les goélands et qu'on n'a jamais le loisir d'observer d'habitude... Ils sont là et ils ont des airs de vautours.



Les pigeons, eux, sont tout aussi bêtes que chez nous, et moins menaçants. En ce moment les mâles paradent, ils gonflent le cou et suivent à la trace des femelles qui semblent les fuir en permanence, c'est très amusant à voir. Parfois aussi on voit une femelle qui marche lentement, avec les plumes de la queue relevées, comme un appel. C'est plus rare et ça semble moins pathétique, même si c'est difficile de dire pourquoi.



Les Anglaises aussi sont sensibles au printemps, mais elles ont de l'éducation, des maris qui font commerce de vin, et une peau rougie qui leur rappelle en permanence qu'elles ne sont pas faites pour aller au feu. Elles y vont quand même et elles aussi elles sont touchantes. Je les regarde passer et parfois l'envie me prend de gonfler le jabot, pour penser à autre chose. Mais je n'y arrive pas et je commande une autre bière en attendant de ressentir le roulis. Ou un roulis. Quelque chose, en somme.



J'ai beau être à terre j'ai souvent le sentiment d'être encore en mer parce que tout penche ici. Si on l'oublie un instant, le niveau de la bière dans les verres vient le rappeler: rien n'est jamais horizontal, les morts eux-mêmes doivent se tenir debout dans leurs cercueils. Ça donne parfois le sentiment d'être à bord d'un navire chahuté par le gros temps, mais si on regardait par le hublot on ne verrait rien qu'une mer calme. On se demanderait où est la tempête... Pas dans le paysage, en tout cas. 
La ligne d'horizon se dérobe en permanence au regard mais sans doute qu'elle penche elle aussi, sans bruit, sans faire de manières.



J'ai le sentiment qu'ici il n'y a pas lieu de s'offusquer de quoi que ce soit ; si la colère vient elle s'endort bientôt le ventre plein de caldo verde, de vinho verde, tout s'assoupit comme ça dans le vert et personne ne se formalise de rien. Même les cloches sont désinvoltes. Six heures viennent de sonner pour la quatrième fois. Le temps se perd. Tout le monde s'en moque.

Peut-être que, passée une certaine latitude, plus rien n'a d'importance... Ça serait beau. Ou terrible, je ne sais pas.

Aujourd'hui il pleut. Les buveurs sont à l'intérieur des bistrots et leurs regards sont tournés vers le dehors. Ils se cognent contre les vitres, on est comme des chiens impatients de pouvoir retourner à l'air libre. Mais il pleut. On a l'impression que le temps passe encore plus lentement que d'ordinaire.



Il y a quelque chose d'indéfinissable qui circule dans l'air, dans les regards, dans la manière qu'ont les corps de se tenir, d'avancer. C'est un peu comme si c'était tous les jours dimanche. Les gens semblent repus, bercés de l'intérieur. Ils jouissent doucement. Mais cette jouissance laisse du champ au vagabondage de la pensée.

Bientôt, ils s'aperçoivent que leur vie avance sans eux, et que le temps avance sans eux. Il faudrait la perspective d'un lendemain, ou bien quelque part plus loin où aller... Mais la terre s'arrête ici et rien de tout ça ne trouve d'écho dans ce décor.



Hier soir j'étais encore saoul. Je suis allé sur la plage et j'ai chanté, très fort, pour défaire le nœud que j'avais dans la gorge. L'océan a avalé ma chanson et il ne m'a rien donné en échange. Je me suis endormi là, assis, la tête sur mes genoux repliés. Et puis le jour s'est levé, le soleil avec, et j'avais pour moi toute la beauté qui peut exister quand on atteint le bout du monde. Mon âme essayait encore de chanter, mais ça ne sortait pas.



Il pleut toujours. La vie est douce et inconsolable. Écris-moi.



Jens »