Julien Gasc a une carrière longue comme deux bras, il a travaillé avec beaucoup de monde, il fait partie d'Aquaserge, il porte une barbe de très belle facture et il mesure trois mètres. Il a enregistré un premier album solo, et ce disque s'appelle Cerf, Biche et Faon.
Pour poser le décor on peut dire que Cerf, Biche et Faon a été enregistré en quelques nuits sur un quatre pistes cassette. On peut dire aussi qu'à notre connaissance, c'est le seul disque dont les deux premiers morceaux sont une mise en musique d'un poème de Marguerite de Valois1 et une chanson intitulée « Fuck ».
Ce qui résumerait le mieux Cerf Biche et Faon, c'est peut-être cette idée que rien n'est interdit, et que l'emphase comme le jeu avec les limites du trivial sont des territoires valable puisque le pays importe peu, ce qui compte c'est l'exploration. Dès lors, Julien Gasc ose et expérimente. S'il faut peut-être plus d'une écoute pour monter à bord du dirigeable, les paysages qui s'offrent à nous une fois à bord nous donnent l'impression d'ouvrir les yeux pour la première fois.
Prenons pour exemple « La cuarenta »: un piano qui avance comme sur un fil, un souffle qui précède une voix chantant des choses étranges (au départ on se demande si l'on a bien entendu "Choux à la crème s'esclaffent pour mieux enfler"; la réponse est oui), des chœurs comme de discrets feux d'artifice qui jaillissent de nulle part et réinventent le ciel, et puis la grâce qui s'installe. Pas pour dire mais ce morceau nous a transformé des nuits sans lune ou des levers de soleil comme peu d'autres.
Il faut oser aussi traduire mot à mot les paroles du « Together » de Harry Nilsson. Mais de cette démarche qui pourrait sembler vouée à la maladresse naît, avec « Ensemble », un morceau d'une nudité musicale et sentimentale sublimée par la frontalité des mots et de la voix de Julien Gasc. Il semble que presque toutes les chansons de Cerf, Biche et Faon reposent sur ce principe: partir de quelque chose d'a priori très casse-gueule, et le transformer tantôt en bouquet de fleurs, tantôt en nœud de vipères; tantôt en incarnation de la sublimation, tantôt en peinture amère de l'échec amoureux (« Tu m'as quitté, j'aurais très bien pu le faire », médaille d'or de l'entrée en matière).
Parfois on se dit que l'album dans son ensemble suit une sorte de cheminement, et va du ciel (chacun à leur manière, « Nos deux corps sont en toi » et « La boucle » célèbrent l'amour en prouvant qu'emphase et sincérité peuvent vivre en harmonie) à l'enfer (le constat triste d'« Ensemble », l'amertume de « Tu m'as quitté », l'entrée progressive dans un cauchemar éveillé d'« Infoutu de ») pour retrouver enfin la terre et le souffle (« Jouir », et surtout « Canada », petit bijou mêlant émotions enfantines et adultes qui, soyons en certains, serait déjà un standard de la chanson populaire s'il n'y avait pas la crise).
Mais au fond peu importe qu'il y ait ou non un itinéraire, ce qui compte c'est de se perdre dans ces atmosphères, ces instants et ces éclats de lumière et d'ombre qui nous réveillent l'âme mine de rien, par la grâce de cette voix qui fait tomber un à un les murs qui enserrent notre sensibilité en lui intimant l'ordre de ne pas s'émouvoir devant ce qui n'apparaît pas sur les cartes.
Parce que c'est bel est bien ce qui se passe. Heureusement Julien Gasc est là pour nous rappeler que « pour l'enfant amoureux de cartes et d'estampes, l'univers est égal à son vaste appétit. »
Cerf, Biche et Faon nous fait alors voyager dans un autre espace au rythme d'un autre temps et nous ouvre à tout ce qui peut exister de sentiment et de ressentiment, de légèreté et d'âcreté, de solidité et de fragilité, de sublime et de trivial... En somme, Julien Gasc célèbre la noce des contraires. C'est une épiphanie à taille humaine et ça nous rend guillerets et émus à la fois.
P.S.: En bonus, une réinterprétation à l'harmonium du très chouette "Gris métal" de Bertrand Burgalat, où une chanson élégamment érotique se trouve parcourue d'une sorte de souffle mystique.
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1
Ce qui permet au passage de découvrir que la reine Margot n'était
pas la moitié d'une fortiche poète, ce que nous ignorions, donc
merci encore Julien Gasc.
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