Tout d'abord une explication de
classement que nous tenterons de faire aussi brève et digne que
possible mais ça va être compliqué.
Il peut sembler absurde de présenter
ici un poème de Charles Bukowski comme faisant partie de la culture
de masse. Les enfants n'apprennent pas « the Laughing heart »
au CP. Aucun chanteur de supermarché (du moins a priori, du moins
pour l'instant) n'a essayé de transformer ce poème en tube. Donc
non, « the Laughing heart » ne fait pas en soi partie de
la culture de masse.
Seulement voilà: nous venons de
découvrir par hasard (et avec du retard, mais le mal est fait) qu'un
marchand de pantalons avait édifié une sienne publicité autour de
ce poème. Nous avons alors pleuré dedans nous, de tristesse et de
dépit d'abord, et puis de colère. Comme l'enfant du poème de
Victor Hugo (qui n'a heureusement pas encore été récupéré par
une marque de lessive), nous avons voulu de la poudre et des balles.
Car dans la guerre psychologique permanente qui nous est livrée par
les Épiciers, la réponse la mieux adaptée nous semble être la
réduction à néant de leur empire en caca. Mais nous ne savons pas
construire ni déclencher une bombe, et c'est malheureux, et on se
demande ce que fout l’Éducation Nationale.
Nous aimons le bonheur et la joie, et
nous souhaitons de tout cœur la mort des pubards qui souillent les
jolies choses (des musiques souvent, parfois des extraits de film,
voire des événements historiques, et plein d'autres choses encore)
en les séparant net de leurs racines pour les associer
irrémédiablement, dans notre inconscient collectif de masse, à une voiture ou une compagnie
aérienne. Peu importent alors les circonstances, les émotions, la
sensibilité et la manière de composer avec le fait d'être au monde
qui ont inspiré ces créations. En les pervertissant, les
publicitaires les vident de leur substance (non pas dans l'absolu,
encore une fois, mais dans l'esprit du plus grand nombre) et,
contrefaisant la création, ils révèlent leur nature profondément
destructrice.
Dégageons-nous de cette crasse pour
aller un peu du côté du Beau. « the Laughing heart »,
donc. Si on retient bien trop souvent de Bukowski l'image du soûlard
c'est au détriment de ce qui fait l'âme de son œuvre: le merle
bleu qui chantait dans son cœur et lui a inspiré un autre de ses
plus beaux poèmes1.
En vérité Bukowski nous semble plein d'amour. Il emprunte bien des
chemins plus ou moins détournés pour le retenir ou l'exprimer, mais
nous croyons dur comme fer que s'il boit à outrance, peste, crache,
insulte, vomit, ricane, c'est par amour que Bukowski le fait.
(Bukowski aimait Rabelais, Rabelais
aimait l'humain jusqu'à en
souffrir, jusqu'à en être amer (voir la déception qui accable la fin
du Quart Livre, et donc de l’œuvre rabelaisienne), et l'on serait bien tenté de faire un
raccourci balourd (d'ailleurs si quelqu'un connaît des raccourcis
raffinés, qu'il nous écrive, ça nous intéresse bien) en disant
que quelqu'un qui aime Rabelais ne peut pas aimer être habité par
la rancœur.)
Sans doute, Bukowski buvait en partie
parce qu'il avait mal aux autres. Et en partie parce que le vin blanc
c'est bon et la bière ça désaltère. Il jouait son rôle d'ogre
aux yeux du grand public pour s'assurer que tout le monde soit bien
parti quand lui viendrait l'envie de laisser son merle bleu chanter.
C'est bien l'oiseau en Bukowski qui est à l'origine de « the
Laughing heart », et il nous est insupportable de le voir se
faire encager, casser les ailes et tordre le cou par un minable
fripier. Voici donc dans sa belle nudité « the Laughing
heart » :
« your life is your life
don’t let it be clubbed into dank
submission.
be on the watch.
there are ways out.
there is a light somewhere.
it may not be much light but
it beats the darkness.
be on the watch.
the gods will offer you chances.
know them.
take them.
you can’t beat death but
you can beat death in life, sometimes.
and the more often you learn to do it,
the more light there will be.
your life is your life.
know it while you have it.
you are marvelous
the gods wait to delight
in you. »2
« Tu ne peux pas vaincre la mort,
mais tu peux vaincre la mort dans la vie »; c'est une belle
devise à coudre sur un étendard.
Nous nous sommes bien emportés au
début de ce billet, mais au-delà de la colère (qui ne s'éteint
pas) la confiance demeure, inaltérée: le merle bleu de Bukowski est
irréductible, et chie dans les doigts de qui tente de l'entraver.
P.S.: ça n'est pas un hasard si Tom
Waits, autre cœur de colibri caché dans un ours, lit si bien ce poème:
__________________________________________________
1Poème
que voici (traduction approximative de nos soins) :
« il y a un merle
bleu dans mon cœur qui
veut sortir
mais je suis trop dur
pour lui,
je dis, reste là-dedans,
je ne vais
laisser personne
te voir.
il y a un merle bleu dans
mon cœur qui
veut sortir
mais je lui verse du
whisky dessus et j'aspire
de la fumée de cigarette
et les putes et les
barmen
et les employés
d'épicerie
ne savent jamais
qu'il
est là-dedans.
il y a un merle bleu dans
mon cœur qui
veut sortir
mais je suis trop dur
pour lui,
je dis,
ne bouge pas, tu veux me
foutre
en l'air?
tu veux saloper mon
œuvre?
tu veux faire foirer mes
ventes en
Europe?
il y a un merle bleu dans
mon cœur qui
veut sortir
mais je suis trop malin,
je le laisse seulement sortir
la nuit parfois
quand tout le monde dort.
je dis, je sais que tu es
là,
alors ne sois pas
triste.
et puis je le range,
mais il chante un petit
peu
là-dedans, je ne l'ai
pas tout à fait laissé
mourir
et on dort ensemble comme
ça
avec notre
pacte secret
et c'est suffisamment
doux
pour faire pleurer
un homme, mais je ne
pleure pas, et
toi?
(on trouvera une jolie
lecture de ce poème par Bukowski lui-même dans la dernière
compilation ici parue)
2
Pour ceux qui passaient les cours d'anglais à se trier
les doigts, une traduction qui vaut ce qu'elle vaut:
« ta vie est la
tienne
ne la laisse pas tomber
dans une soumission froide et humide.
sois aux aguets.
il y a des portes de
sortie.
il y a de la lumière
quelque part.
ça n'est peut-être pas
beaucoup de lumière mais
elle surpasse
l'obscurité.
sois aux aguets.
les dieux te donneront
des chances.
reconnais-les.
saisis les.
tu ne peux pas vaincre la
mort mais
tu peux vaincre la mort
dans la vie, parfois.
et le plus tu apprendras
à le faire,
le plus il y aura de
lumière.
ta vie est la tienne.
sache-le tant qu'il est
temps.
tu es merveilleux
les dieux ont hâte
de se réjouir pour
toi. »
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