Une synecdoque est une figure de style
qui permet d'exprimer la partie par le tout, et inversement. Cette
définition n'aura aucun intérêt dans ce qui suit, mais si vous
avez une interro surprise demain vous nous direz merci.
Synecdoche, New York est le
premier (et à ce jour unique) long-métrage réalisé pour le cinéma
par Charlie Kaufman. Il raconte l'histoire d'un metteur en scène de
théâtre, Caden Cotard, que l'on suit grosso modo pendant 40 ans.
Au début du film c'est le matin et
Caden a une femme et une fille. La femme de Caden peint des tableaux
minuscules et sa fille regarde des dessins-animés où il est
beaucoup question de la mort. Caden ne se sent pas très bien. Un
homme, une silhouette presque, est souvent là, qui l'observe de
loin, dans le flou. Caden ne se sent vraiment pas bien. Sa femme
s'éloigne de lui et elle est plus heureuse ainsi. Caden est malade.
Et il reçoit une bourse, "un soutien financier qui vous aidera
à créer une œuvre de beauté, de vérité, utile à votre
communauté et au monde entier."
Restons-en là pour le moment (nous
n'irons de toute façon pas beaucoup plus loin pour des raisons qui
viendront en leur temps). Cette première partie du film est
saisissante en ce qu'elle joue à merveille sur deux tableaux :
les situations sont pleines de tension rentrée, de rancœurs,
d'ouvertures vers de possible accès d'hystérie, mais jamais rien
n'explose. Des formes étranges commencent à se montrer sous la
peau, le malaise est palpable, et pour autant rien n'est dit. On est
donc ventre noué, comme suspendu au-dessus d'un gouffre sans bien
savoir de quel type de gouffre il s'agit. Qui plus est jamais Kaufman
ne cherche à faire le Jacques en se situant à l'extérieur de ce
qu'il raconte, son point de vue fait corps avec ce qu'il montre, ce
qui accentue ce sentiment d'incertitude quant à la trajectoire
qu'empruntera le récit.
C'est d'ailleurs là une qualité que
l'on trouvera tout au long du film: si original et troublant qu'il
puisse être, jamais il ne s'emploie à souligner sa propre
étrangeté, pour la simple et bonne raison que celle-ci n'est pas
feinte (ce qui le classe d'emblée au-dessus de la production
cinématographique indépendante de masse). On pourrait même voir un
jeu dans la manière qu'a Kaufman d'ancrer son récit dans certaines
figures imposées du cinéma américain conventionnel. Son ouverture
par exemple: comme des centaines (milliers?) de films, c'est un
réveil qui s'enclenche et un petit-déjeuner en famille, ce qui
serait dans un film classique une manière efficace, simple et
familière de lancer un récit par une journée qui débute (il n'y a
pas d'hier, pas de nuit, pas de souvenirs, pas de cauchemars, tout
roule sur du velours). A part que dans Synecdoche, New York ce
réveil a des airs d'abattement qui donnent l'impression que le
soleil s'est couché depuis longtemps et que la nuit s'éternise.
Parce que oui, autant être prévenu,
même si le film est traversé par une certaine forme d'humour à
(très) froid, il n'est pas vraiment prompt à filer la méga patate;
en revanche pour qui sait tirer la substantifique moelle de la
mélancolie, c'est cadeau. Plaçons ici, parce qu'on ne sait pas où
le mettre, que la bande-originale composée par Jon Brion est d'une
grande beauté, et que, comme à chaque fois, on a l'impression en
voyant ce film que c'est le plus grand rôle de Philip Seymour
Hoffman.
Un malaise se dessine donc dès le
début, quelque part entre une sensation désagréable et un
sentiment diffus que la tristesse durera toujours. L'impression
progresse: quelque chose ne va pas.
C'est d'abord rampant et puis ça se
confirme de plusieurs manières, y compris dans de brusques accès de
burlesque. Plus globalement ce qui ne va pas est montré plus ou
moins ouvertement, mais personne ne semble s'en apercevoir, ce qui
accentue l'état de malaise. C'est là une autre idée brillante du
film : rien ne va et c'est la norme, ce qui est le contrepied du
cinéma de masse. On ne part pas d'un ordre établi (qui subit une
modification et dont la finalité sera le retour à l'état initial,
schéma classique), mais d'un désordre établi.
Plus rien ne fonctionne, à toutes les
échelles, partant du corps du personnage (qui doit se forcer à
saliver pour pouvoir manger, qui a besoin de gouttes pour pouvoir
pleurer) pour aller jusqu'à la perception même du temps: des
ellipses ont lieu sans qu'on les constate vraiment, on les déduit
parfois de l'apparition ou de la disparition de certains personnages,
parfois on ne sait pas si une scène est séparée de la suivante
d'un jour ou d'un an... Surtout, le personnage lui-même semble ne
pas en avoir conscience, comme si le fait que le temps passe le
dépassait.
On tourne autour du pot parce qu'on
avait oublié de lancer le mot, mais Synecdoche, New York est
un film malade, et un grand. Et sacrément fascinant aussi. C'est là
le propre du film malade, qui ose formuler d'une manière ou d'une
autre ce qui est d'ordinaire tu (on n'ose jamais trop ouvrir la porte
du placard dans lequel on range les cadavres) pour pouvoir mieux s'y
confronter, puis l'embrasser et/ou le conjurer.
On en arrive au nœud du film :
lorsque Caden reçoit la bourse mentionnée plus haut, il décide de
créer une pièce de théâtre qui montrerait rien moins que la
vérité de l'existence humaine. Il dispose à cet effet d'un
gigantesque hangar, dans lequel il lance progressivement des dizaines
de petites pièces censées aboutir à la formation d'un grand tout
et dans lesquelles les acteurs jouent tout d'abord des acteurs qui
jouent une pièce, avant que Caden ne décide de mettre en scène des
acteurs qui jouent sa vie à lui. On entre alors dans un nouvel ordre
narratif où la pièce finit par mettre en scène la mise en scène
de la pièce qui représente la vie de Caden, créant progressivement
dans un processus étouffant une œuvre gigogne1:
on entre dans les limbes du cerveau de Caden, et c'est là que
commence pour de bon le voyage et qu'essayer de raconter ou de
commenter en détail s'avère inutile.
Le film a été assez mal reçu par la
critique à sa sortie, ce qui a peut-être une influence sur le fait
qu'il est aujourd'hui quasiment introuvable en DVD. Mal reçu parce
que Charlie Kaufman est associé à des personnalités comme Spike
Jonze ou Michel Gondry, que certains courants de la critique
persistent à prendre pour d'aimables pinpins bricoleurs, et que dès
lors le fait que Kaufman puisse tailler de la matière narrative à
son idée, et aboutir à quelque chose de risqué, d'unique et de
beau, a immédiatement activé chez certains journalistes le réflexe
du « attention voici un mec brouillon qui pète plus haut que
son cul ».
Synecdoche, New York a été
plutôt mal reçu, donc, mais quelque chose nous fait penser que
d'ici quelques dizaines d'années (ou peut-être même moins qui
sait, les choses vont tellement vite depuis qu'on envoie des
spoutniks sur la lune) ce film sera redécouvert, et sa valeur enfin
reconnue. Il faut pour cela attendre qu'une frange des spectateurs
soit prête à aller vers la beauté du monstre.
Car voici ce qui se passe, finalement:
le malaise qui habite la première partie du film commence à gagner
le film lui-même. On entre alors véritablement en contact avec
l'identité malade de Synecdoche, New York, et sous les assauts
de cette maladie le sens même rend les armes ( à moins peut-être
de s'escrimer à en trouver un, mais refuser le voyage au prétexte
qu'on n'a pas de carte, c'est quand même agir en marin d'eau
douce2).
On a alors le sentiment de tomber et de flotter en même temps, en
tout cas on ne touche plus vraiment terre et l'air ressemble à de la
brume. Cette agonie du sens immédiat ouvre la voie à un ballet
d'émotions où la poésie et la douleur s'enlacent et nous font
entrer dans leur danse, et toucher du doigt leur vérité, et nous
perdre. Et c'est peut-être aussi à ce prix de la douleur qui soigne
que l'on accède à la beauté. Lui tourner le dos au prétexte
qu'elle ne ressemble pas à ce à quoi elle devrait ressembler serait
une triste erreur.
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1
Pour avoir une idée du principe de la chose l'on peut
repenser au clip réalisé par Michel Gondry pour la chanson de
Björk « Bachelorette », dans lequel la cannibalisation
du récit par le récit menait déjà à une forme
d'autodestruction.
2
Oui parce qu'on trouve sur internet pas mal d'articles écrits par
des quidams (qui doivent, comme tout ce qu'il y a de bas-de-plafond
sur cette planète, détester le mystère) prêts à se battre pour
donner une interprétation précise, claire et définitive au film;
un peu comme si quelqu'un débarquait chez René Char en lui disant
"Quand vous écrivez « Enfonce-toi dans l'inconnu qui
creuse. Oblige-toi à tournoyer. », ça veut dire que vous
défendez le hula-hoop c'est ça?"
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