mercredi 12 novembre 2014

Synecdoche, New York

Une synecdoque est une figure de style qui permet d'exprimer la partie par le tout, et inversement. Cette définition n'aura aucun intérêt dans ce qui suit, mais si vous avez une interro surprise demain vous nous direz merci.


Synecdoche, New York est le premier (et à ce jour unique) long-métrage réalisé pour le cinéma par Charlie Kaufman. Il raconte l'histoire d'un metteur en scène de théâtre, Caden Cotard, que l'on suit grosso modo pendant 40 ans.
Au début du film c'est le matin et Caden a une femme et une fille. La femme de Caden peint des tableaux minuscules et sa fille regarde des dessins-animés où il est beaucoup question de la mort. Caden ne se sent pas très bien. Un homme, une silhouette presque, est souvent là, qui l'observe de loin, dans le flou. Caden ne se sent vraiment pas bien. Sa femme s'éloigne de lui et elle est plus heureuse ainsi. Caden est malade. Et il reçoit une bourse, "un soutien financier qui vous aidera à créer une œuvre de beauté, de vérité, utile à votre communauté et au monde entier."


Restons-en là pour le moment (nous n'irons de toute façon pas beaucoup plus loin pour des raisons qui viendront en leur temps). Cette première partie du film est saisissante en ce qu'elle joue à merveille sur deux tableaux : les situations sont pleines de tension rentrée, de rancœurs, d'ouvertures vers de possible accès d'hystérie, mais jamais rien n'explose. Des formes étranges commencent à se montrer sous la peau, le malaise est palpable, et pour autant rien n'est dit. On est donc ventre noué, comme suspendu au-dessus d'un gouffre sans bien savoir de quel type de gouffre il s'agit. Qui plus est jamais Kaufman ne cherche à faire le Jacques en se situant à l'extérieur de ce qu'il raconte, son point de vue fait corps avec ce qu'il montre, ce qui accentue ce sentiment d'incertitude quant à la trajectoire qu'empruntera le récit.
C'est d'ailleurs là une qualité que l'on trouvera tout au long du film: si original et troublant qu'il puisse être, jamais il ne s'emploie à souligner sa propre étrangeté, pour la simple et bonne raison que celle-ci n'est pas feinte (ce qui le classe d'emblée au-dessus de la production cinématographique indépendante de masse). On pourrait même voir un jeu dans la manière qu'a Kaufman d'ancrer son récit dans certaines figures imposées du cinéma américain conventionnel. Son ouverture par exemple: comme des centaines (milliers?) de films, c'est un réveil qui s'enclenche et un petit-déjeuner en famille, ce qui serait dans un film classique une manière efficace, simple et familière de lancer un récit par une journée qui débute (il n'y a pas d'hier, pas de nuit, pas de souvenirs, pas de cauchemars, tout roule sur du velours). A part que dans Synecdoche, New York ce réveil a des airs d'abattement qui donnent l'impression que le soleil s'est couché depuis longtemps et que la nuit s'éternise.


Parce que oui, autant être prévenu, même si le film est traversé par une certaine forme d'humour à (très) froid, il n'est pas vraiment prompt à filer la méga patate; en revanche pour qui sait tirer la substantifique moelle de la mélancolie, c'est cadeau. Plaçons ici, parce qu'on ne sait pas où le mettre, que la bande-originale composée par Jon Brion est d'une grande beauté, et que, comme à chaque fois, on a l'impression en voyant ce film que c'est le plus grand rôle de Philip Seymour Hoffman.


Un malaise se dessine donc dès le début, quelque part entre une sensation désagréable et un sentiment diffus que la tristesse durera toujours. L'impression progresse: quelque chose ne va pas.
C'est d'abord rampant et puis ça se confirme de plusieurs manières, y compris dans de brusques accès de burlesque. Plus globalement ce qui ne va pas est montré plus ou moins ouvertement, mais personne ne semble s'en apercevoir, ce qui accentue l'état de malaise. C'est là une autre idée brillante du film : rien ne va et c'est la norme, ce qui est le contrepied du cinéma de masse. On ne part pas d'un ordre établi (qui subit une modification et dont la finalité sera le retour à l'état initial, schéma classique), mais d'un désordre établi.
Plus rien ne fonctionne, à toutes les échelles, partant du corps du personnage (qui doit se forcer à saliver pour pouvoir manger, qui a besoin de gouttes pour pouvoir pleurer) pour aller jusqu'à la perception même du temps: des ellipses ont lieu sans qu'on les constate vraiment, on les déduit parfois de l'apparition ou de la disparition de certains personnages, parfois on ne sait pas si une scène est séparée de la suivante d'un jour ou d'un an... Surtout, le personnage lui-même semble ne pas en avoir conscience, comme si le fait que le temps passe le dépassait.


On tourne autour du pot parce qu'on avait oublié de lancer le mot, mais Synecdoche, New York est un film malade, et un grand. Et sacrément fascinant aussi. C'est là le propre du film malade, qui ose formuler d'une manière ou d'une autre ce qui est d'ordinaire tu (on n'ose jamais trop ouvrir la porte du placard dans lequel on range les cadavres) pour pouvoir mieux s'y confronter, puis l'embrasser et/ou le conjurer.
On en arrive au nœud du film : lorsque Caden reçoit la bourse mentionnée plus haut, il décide de créer une pièce de théâtre qui montrerait rien moins que la vérité de l'existence humaine. Il dispose à cet effet d'un gigantesque hangar, dans lequel il lance progressivement des dizaines de petites pièces censées aboutir à la formation d'un grand tout et dans lesquelles les acteurs jouent tout d'abord des acteurs qui jouent une pièce, avant que Caden ne décide de mettre en scène des acteurs qui jouent sa vie à lui. On entre alors dans un nouvel ordre narratif où la pièce finit par mettre en scène la mise en scène de la pièce qui représente la vie de Caden, créant progressivement dans un processus étouffant une œuvre gigogne1: on entre dans les limbes du cerveau de Caden, et c'est là que commence pour de bon le voyage et qu'essayer de raconter ou de commenter en détail s'avère inutile.


Le film a été assez mal reçu par la critique à sa sortie, ce qui a peut-être une influence sur le fait qu'il est aujourd'hui quasiment introuvable en DVD. Mal reçu parce que Charlie Kaufman est associé à des personnalités comme Spike Jonze ou Michel Gondry, que certains courants de la critique persistent à prendre pour d'aimables pinpins bricoleurs, et que dès lors le fait que Kaufman puisse tailler de la matière narrative à son idée, et aboutir à quelque chose de risqué, d'unique et de beau, a immédiatement activé chez certains journalistes le réflexe du « attention voici un mec brouillon qui pète plus haut que son cul ».
Synecdoche, New York a été plutôt mal reçu, donc, mais quelque chose nous fait penser que d'ici quelques dizaines d'années (ou peut-être même moins qui sait, les choses vont tellement vite depuis qu'on envoie des spoutniks sur la lune) ce film sera redécouvert, et sa valeur enfin reconnue. Il faut pour cela attendre qu'une frange des spectateurs soit prête à aller vers la beauté du monstre.

Car voici ce qui se passe, finalement: le malaise qui habite la première partie du film commence à gagner le film lui-même. On entre alors véritablement en contact avec l'identité malade de Synecdoche, New York, et sous les assauts de cette maladie le sens même rend les armes ( à moins peut-être de s'escrimer à en trouver un, mais refuser le voyage au prétexte qu'on n'a pas de carte, c'est quand même agir en marin d'eau douce2). On a alors le sentiment de tomber et de flotter en même temps, en tout cas on ne touche plus vraiment terre et l'air ressemble à de la brume. Cette agonie du sens immédiat ouvre la voie à un ballet d'émotions où la poésie et la douleur s'enlacent et nous font entrer dans leur danse, et toucher du doigt leur vérité, et nous perdre. Et c'est peut-être aussi à ce prix de la douleur qui soigne que l'on accède à la beauté. Lui tourner le dos au prétexte qu'elle ne ressemble pas à ce à quoi elle devrait ressembler serait une triste erreur.










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1 Pour avoir une idée du principe de la chose l'on peut repenser au clip réalisé par Michel Gondry pour la chanson de Björk « Bachelorette », dans lequel la cannibalisation du récit par le récit menait déjà à une forme d'autodestruction.
2 Oui parce qu'on trouve sur internet pas mal d'articles écrits par des quidams (qui doivent, comme tout ce qu'il y a de bas-de-plafond sur cette planète, détester le mystère) prêts à se battre pour donner une interprétation précise, claire et définitive au film; un peu comme si quelqu'un débarquait chez René Char en lui disant "Quand vous écrivez « Enfonce-toi dans l'inconnu qui creuse. Oblige-toi à tournoyer. », ça veut dire que vous défendez le hula-hoop c'est ça?"

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