dimanche 16 novembre 2014

Quelques mots sur Interstellar

Tout d'abord il faut convenir qu'on ne cause d'habitude ici (presque) que de choses méconnues. Il y a donc une sorte de paradoxe ou de appelez ça comme vous voulez à écrire quelques lignes au sujet d'un film qui connaît un grand succès et sur lequel tous les projecteurs sont braqués. Mais bon, les règles sont faites pour être outrepassées (c'est d'ailleurs de dépassement qu'il va s'agir mais attendez vous allez voir) et puis il y a des jours comme ça où on a envie de se servir de cet espace pour causer un peu de l'air du temps. Ah et aussi: vous pouvez lire ce qui suit même sans avoir vu le film de Nolan, il n'y aura aucun détail qui vous gâcherait la découverte.
Alors Interstellar, parlons-en. La séance est terminée depuis à peine une demi-heure, ça sera donc peut-être un peu brouillon et toutes nos excuses d'avance.

On peut tourner le problème dans tous les sens que l'on voudra, il y a dans le domaine des films de fusées et tout ça un monument autour duquel tout le reste gravite, et c'est bien sûr 2001, l'Odyssée de l'espace de Stanley Kubrick. Par la révolution esthétique qu'il a incarnée en terme de représentation de l'espace au cinéma, c'est un film qu'aucun réalisateur abordant le sujet ne peut ignorer. Pour autant, tous les films du genre ne doivent pas être lus à l'aune de celui de Kubrick, car 2001 ne parle pas tant de l'espace en soi que de l'idée d'éprouver les éventuelles limites de ce dernier, et à travers elles la notion de limite tout court (c'est précisément là que se situe Nolan dès le synopsis). C'est ainsi par exemple qu'en réalisant Gravity Alfonso Cuarón ne s'est jamais exposé à cette comparaison, puisque la finalité de son film était l'exact inverse, à savoir le retour sur la terre.

Mais ce qu'il y a d'embêtant avec Interstellar, c'est non seulement qu'il choisit d'entrée de jeu de se mesurer au film de Kubrick, mais qu'en plus il le fait savoir de manière excessivement petite bite, à savoir par le biais de la musique. Hans Zimmer (qui n'est pas un lapin de trois semaines) choisit en effet de manière régulière (pour ne pas dire lourde) de citer la dernière note du mouvement de l'« Ainsi parlait Zarathoustra » de Strauss, qui illustre 2001 (vous savez l'orgue qui fait "tiiiiiiiiin") de manière si puissante qu'on ne peut aujourd'hui plus penser à ce morceau sans penser au film et vice-versa.
Nolan ne peut évidemment pas ignorer ce clin d’œil. Il laisse faire, et dès lors il nous semble décider, de manière détournée, de se mesurer à Kubrick. Pourquoi pas après tout, parmi les réalisateurs à succès contemporains Nolan est sans doute le seul à pouvoir rivaliser avec le vieux Stanley sur le terrain de l'intelligence. Seulement voilà, Nolan confirme ici son travers: il est trop intelligent.
Plus précisément, il est d'une intelligence trop froide, trop mathématique et, d'une certaine manière, trop calculatrice. Parce que là où Interstellar est un échec patent, c'est qu'il s'emploie sur le papier à poser la question des limites de l'univers et des limites de l'humain, mais qu'il se montre absolument incapable de transcendance. Quand on cherche à aborder un tel sujet, c'est embêtant.

Ce qui fait de 2001 un film toujours indépassable, c'est qu'il s'appuie sur un philosophe, Nietzsche, et un sur un texte, Ainsi parlait Zarathoustra, qui combinent une démarche intellectuelle et une démarche poétique. Dès lors, Kubrick ne s'encombre jamais de questions techniques ou scientifiques (malgré un travail de recherche phénoménal qu'il a l'élégance de ne pas mettre en avant), puisque tel n'est pas son sujet. Ce qui le fascine, et le spectateur à sa suite, c'est la question pour ainsi dire du dépassement de l'humain par l'humain, et de ce qu'il y après la Limite. Le résultat est un film qui n'est pas difficile à comprendre au sens premier du terme, puisqu'il ne nous donne jamais les outils scientifiques qui permettraient d'appliquer à son visionnage un questionnement concret. Il est au-delà de la technique, dans la métaphysique1.
Soit l'exact opposé d'Interstellar, qui se gargarise régulièrement de pseudo-considérations scientifiques de haut vol n'ayant d'autre objectif que d'en imposer au spectateur qui, à moins d'être physicien, se retrouve souvent paumé dans les conversations tenues entre les personnages (ce qui a pour effet pervers de le placer en position d'infériorité par rapport au film, et de le rendre dès lors moins prompt à la critique puisqu'on n'ose jamais trop remettre en cause des propos dont on sait qu'ils nous dépassent). Qui plus est c'est fait de manière assez malhonnête (d'accord on cause de la relativité du temps et de tout ce genre de choses, mais si on veut être dans le réalisme où sont les longues scènes de calcul qui devraient occuper la majorité du voyage interstellaire des spationautes?).
Cela aboutit à un résultat sans appel: la fin d'Interstellar incarne l'échec de Nolan à faire de son cinéma un voyage en ce qu'elle est un retour à l'ordre d'une lourdeur sans fin, alors que Kubrick parvient avec une maestria bouleversante à mener le spectateur au-delà des limites du connu et de l'envisageable.

Dès lors il nous semble que l'échec esthétique et intellectuel (par malhonnêteté, d'où notre irritation) d'Interstellar prend la forme de la faiblesse de Nolan: en choisissant de se placer dans l'intellect, il se dégage de l'émotion. Non pas l'émotion qui consiste à pleurer devant une scène attendrissante, mais l'émotion cinématographique qui survient lorsque soudain le spectateur est amené à entrer dans un univers insoupçonné. C'est l'effet que procure 2001 en ce qu'il demeure une expérience unique qui donne l'impression de sortir de soi, ou plutôt d'outrepasser les limites de soi, de ce par quoi l'on se pensait apte à être ému. Là où Nolan intime au public l'ordre de rester à sa place, de regarder et de laisser les grandes personnes parler et filmer, Kubrick montre au spectateur, en l'invitant au voyage,  qu'il a de quoi plonger au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau, et de la sorte il le libère des limites esthétiques que le cinéma de masses lui a imposées à son insu. La transcendance, encore et toujours.

En fait le principe même de l'exploration de l'espace peut reposer sur deux finalités: soit une finalité d'ordre politique, celle d'en imposer au voisin et de prendre en quelque sorte le contrôle de l'inaccessible, soit une finalité aventureuse et métaphysique, qui repose sur le désir d'aller prendre les mesures de ce qui est prétendument infini. La démarche cinématographique de Nolan le rapproche clairement plus du camp des stratèges que de celui des explorateurs.
Entendons-nous bien : le fait qu'il se place constamment sur le terrain de l'intellect n'est pas gênant en soi, et notre amour pour cette grande œuvre de réflexion qu'est the Dark knight demeure (précisément parce que l'objet de Nolan était dans ce cas détaché de toute ambition transcendantale puisqu'il s'agissait d'ancrer dans un univers de super-héros aux profonds accents de réel une réflexion politique sur l'administration des masses). Là où c'est gênant c'est quand il décide d'avoir des prétentions qui le dépassent, au point qu'il n'ose les assumer franchement. Et c'est bien le cas dans une dernière partie qui ressemble à un soufflé au pet scientifico-humaniste où l'on sent qu'il aimerait pouvoir chanter avec les sphères, mais que le lâcher-prise que cela nécessiterait lui fait horreur.
Dans le feu de l'action et pour être un peu vachard, on pourrait donc dire que si Nolan a un cerveau en parfait état de marche, il lui manque encore une âme. Et comme on a ici pour principe d'inciter à aller du côté des belles choses, (re)voyez donc 2001, l'Odyssée de l'espace. A priori il restera encore indéboulonnable pendant quelques temps.

N.B. : Ceci était billet écrit dans le feu de l'action, le feu ça aveugle, il est fort possible que nous nous trompions du tout au tout sur les ambitions de Nolan. En revanche cette idée d'une œuvre s'attachant à visiter l'interstellaire sans enlever ses pantoufles nous dérange de manière sûre.

P.S.: Ah si il y a quand même un truc bien avec ce film: toute cette poussière donne furieusement envie de réécouter le grand Dust Bowl Ballads de Woody Guthrie.



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1 Ce qui peut certes le rendre difficile à appréhender, mais alors là on en revient à la question du voyage sans carte que nous évoquions dans notre précédent billet.

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