Il se trouve que dans la
discographie de Sufjan Stevens, d'une importance considérable au vu de sa
jeunesse, on retient souvent Michigan et Illinois,
soit ce qui reste de son projet des 50 états. Ce faisant on néglige
Seven swans, un album paru entre les deux et qui se trouve
être celui qui nous semble le plus entier. Alors parlons-en un peu.
Si Seven swans a
reçu (et continue à recevoir) moins de considération que son
prédécesseur et son successeur, c'est sans doute à cause de son
côté apparemment discret et effacé. Ici, pas de chansons à tiroirs ni
d'orchestrations pharaoniques, mais un choix d'instruments restreint
en comparaison avec ce à quoi on a été habitués avec Sufjan
Stevens (c'est à dire qu'il y a tout de même banjos, guitares,
batterie, piano, et tous ces instruments à vent dont on ignore le nom et qui
ont un temps constitué sa signature sonore) et une certaine
définition de l'épure. Mais surtout, et c'est là que ça commence
à devenir intéressant, Seven swans semble être une sorte de
projet mystique.
Cela ne signifie pourtant
pas que cet album propose de la musique religieuse, comme beaucoup
l'ont écrit de manière hâtive. Seven swans est un album
mystique. C'est très différent. La musique religieuse est réfléchie
pour accompagner le rite collectif et créer un sentiment d'union qui
participe au maintien en ordre d'une Église, tandis que la musique
mystique est l'expression individuelle du sentiment transcendant
ressenti par celui qui se sent soudain attiré vers la grâce. Et c'est
bien de cela qu'il s'agit ici.
Prenons pour exemple le
morceau d'ouverture, « All the trees of the fields will clap
their hands », qui ressemble à un programme de l'album qui
débute.
Dans la forme tout
d'abord: une ligne de banjo, puis la voix du chanteur, huit notes
de piano, des chœurs très simples accompagnés de quelques autres
arpèges de banjo, et enfin l'arrivée de la batterie (Sufjan Stevens
a toujours eu une science particulière de l'arrivée de la batterie
au moment juste, qui se vérifie encore à plusieurs reprises dans
cet album) et d'une discrète guitare, le tout avec un certain sens du presque désaccordé et du
presque à contretemps qui renforce un sentiment de
fragilité et de déterminations mêlées. Ces sonorités sont
souvent maigres, et tout ça peut sembler un brin décharné. Sauf
que cette aridité d'abord masque en vérité un sens de la
construction admirable, où chaque élément décharné se voit
progressivement adjoindre d'autres éléments décharnés qui
finissent par donner naissance à une musique d'une profondeur et
d'une intensité saisissantes.
Puis dans le fond:
dévotion à un inconnu, annonce d'un avènement par le biais d'une
musique portée à travers les branches ployantes sous le vent qui
traverse la plaine, détachement de tout ce qui a été fait et
acquis auparavant comme pour entrer dans un nouvel ordre... Nous
sommes bel et bien dans une thématique mystique, et plus précisément
rattachée à la mythologie chrétienne (Sufjan Stevens n'avait à
l'époque pas encore publié son coffret de chants de Noël ni
produit l'album de the Welcome Wagon, qui achèveront de confirmer
son attachement à cette religion).
Bien sûr cette
mythologie apparaît à chaque détour de chemin, que ce soit de
manière évidente (dans des morceaux comme « Abraham »
ou « The transfiguration » par exemple), ou de manière
détournée. C'est dans ce deuxième cas de figure que l'écriture de
Seven swans se révèle assez fascinante, car c'est
paradoxalement de la sorte que Sufjan Stevens s'extrait de l'éventuel
piège d'une musique uniquement chrétienne, et donc religieuse, pour
entrer dans le domaine du mystique.
Ce qu'il fait, c'est
qu'il parsème ses textes d'images qui peuvent aussi bien appartenir
à un imaginaire profane qu'évoquer des éléments de la mythologie
biblique, et que la rencontre des deux renvoie parfois dos-à-dos le
sentiment mystique et la doctrine religieuse. Un exemple avec les
paroles de « To be alone with you »:
« You gave your body
to the lonely
They took your clothes
You gave up a wife and
family
You gave your ghost
To be alone with me »1
On peut ici aussi bien
imaginer qu'il s'agit de l'histoire d'un homme qui abandonne tout ce
qu'il a accumulé et construit jusqu'alors pour rejoindre son amant
que voir dans ces paroles une évocation du renoncement aux biens
terrestres, voire à l'incarnation de Dieu choisissant de se faire
homme parmi les hommes pour connaître l'expérience de la condition
humaine. Quelle que soit l'interprétation suivie, c'est dans tous les cas rendu également émouvant par la douceur de la voix, des
chœurs et le simple accompagnement musical.
Et justement la musique
parlons-en, car c'est aussi par elle que s'exprime le mysticisme
profond qui irradie cet album, que ce soit dans la simplicité déjà
évoquée ou dans les quelques incursions dans la luxuriance que se
permet Sufjan Stevens (on ne se refait pas, hein). Au sommet
desquelles « Sister », morceau qui touche au sublime dans
les deux temps qui le constituent.
Le premier, construit
comme la danse des derviches tourneurs: un même mouvement circulaire
qui se charge progressivement d'intensité et de densité pour aider
l'âme à s'élever par l'effort du corps2.
Le morceau est construit de la même manière et, à l'égal de
l'album dans son ensemble, il a comme le derviche une main tendue
vers le sol et une autre ouverte vers le ciel, en permanence.
Puis vient le deuxième
temps, antithèse absolue du premier, quelques accords de guitare et
la voix de Sufjan Stevens qui chante quelque chose au sens immédiat
assez confus, mais peu importe parce que c'est beau, et ça finit comme par hasard par une
élévation magnifiquement incarnée par le chant qui monte.
« And I have a red
kite;
I'll put you right in it.
I'll show you the sky »
Sufjan Stevens prouve ici
que dans la simplicité comme dans la richesse il sait tirer de ses
arrangement toute l'émotion qu'ils peuvent contenir, construisant
tantôt des cathédrales dorées resplendissantes, tantôt de maigres
cabanes en branche qui sont peut-être encore plus émouvantes en ce
qu'elles offrent un accès plus immédiat, car débarrassé de toute
afféterie, à la sensibilité de leur auteur. La grande force de
l'écriture de Seven swans réside notamment dans la capacité
qu'a (pour une fois) son auteur à déclarer la messe dite sans se
perdre en fioritures. Ce sens du geste précis et de la concision
donnent paradoxalement davantage de poids à ces chansons qui ne se
répandent jamais (or c'est là ce qu'on peut reprocher à beaucoup
de morceaux de Michigan et d'Illinois, et à ces albums
en soi: même si c'est sublime, trop de matière ça reste trop de
matière).
Seven swans est
donc un album d'une beauté confondante et dont la densité
spirituelle finit par rejaillir des chansons qui le composent. Son
mysticisme le rend proche cousin de la poésie de Péguy et du Love Supreme de Coltrane bien davantage que des chants de messe
(si justement ridiculisés dans le Sens de la vie par les Monty Python qui montrent que, plutôt
que d'inviter l'humain à chercher la transcendance, ces derniers
ont tendance à le rabaisser plus bas que terre dans une attitude de
soumission flagorneuse).
Sufjan Stevens n'a pas peur de Dieu, il semble n'avoir
pas peur de mourir non plus, convaincu qu'il est d'avoir alors des
ailes qui lui ôteront le besoin de jambes pour pouvoir tenir debout.
Avec Seven swans, il crée une incarnation de la prière qui
permet à qui l'écoute, croyant ou non, de voir s'ouvrir devant lui
un chemin vers un état supérieur de perméabilité au Beau. Car au fond peu importe que Dieu
existe ou non; avec des albums comme celui-ci, des artistes comme
Sufjan Stevens créent le divin.
_______________________
1 Soit à peu près
« Tu as donné ton corps aux
solitaires
Ils ont pris tes habits
Tu as abandonné femme et enfants
Tu as donné ton esprit
Pour être seul avec moi »
Même si ici le "ghost" pose question, puisqu'on ne sait pas s'il renvoie au "Holy Ghost", soit à l'esprit saint, ou s'il faut y voir quelque chose de plus vague.
2
Oui parce que c'est bien joli les discours sur la pureté de l'âme
mais c'est uniquement par la grâce de l'incarnation que l'âme peut
atteindre la transcendance, Sufjan Stevens et les derviches l'ont
bien compris.
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