Tout d'abord il faut convenir qu'on ne
cause d'habitude ici (presque) que de choses méconnues. Il y a donc
une sorte de paradoxe ou de appelez ça comme vous voulez à écrire
quelques lignes au sujet d'un film qui connaît un grand succès et
sur lequel tous les projecteurs sont braqués. Mais bon, les règles
sont faites pour être outrepassées (c'est d'ailleurs de dépassement
qu'il va s'agir mais attendez vous allez voir) et puis il y a des
jours comme ça où on a envie de se servir de cet espace pour causer
un peu de l'air du temps. Ah et aussi: vous pouvez lire ce qui suit
même sans avoir vu le film de Nolan, il n'y aura aucun détail qui vous gâcherait la découverte.
Alors Interstellar, parlons-en.
La séance est terminée depuis à peine une demi-heure, ça sera
donc peut-être un peu brouillon et toutes nos excuses d'avance.
On peut tourner le problème dans tous
les sens que l'on voudra, il y a dans le domaine des films de fusées
et tout ça un monument autour duquel tout le reste gravite, et c'est
bien sûr 2001, l'Odyssée de l'espace de Stanley Kubrick. Par
la révolution esthétique qu'il a incarnée en terme de
représentation de l'espace au cinéma, c'est un film qu'aucun
réalisateur abordant le sujet ne peut ignorer. Pour autant, tous les
films du genre ne doivent pas être lus à l'aune de celui de
Kubrick, car 2001 ne parle pas tant de l'espace en soi que de
l'idée d'éprouver les éventuelles limites de ce dernier, et à
travers elles la notion de limite tout court (c'est précisément là que se situe Nolan dès le synopsis). C'est ainsi par exemple
qu'en réalisant Gravity Alfonso Cuarón
ne s'est jamais exposé à cette comparaison, puisque la finalité
de son film était l'exact inverse, à savoir le retour sur la terre.
Mais ce qu'il y a d'embêtant avec
Interstellar, c'est non seulement qu'il choisit d'entrée de
jeu de se mesurer au film de Kubrick, mais qu'en plus il le fait savoir de
manière excessivement petite bite, à savoir par le biais de la musique. Hans
Zimmer (qui n'est pas un lapin de trois semaines) choisit en effet de
manière régulière (pour ne pas dire lourde) de citer la dernière
note du mouvement de l'« Ainsi parlait Zarathoustra » de
Strauss, qui illustre 2001 (vous savez l'orgue qui fait
"tiiiiiiiiin") de manière si puissante qu'on ne peut
aujourd'hui plus penser à ce morceau sans penser au film et
vice-versa.
Nolan ne peut évidemment pas ignorer
ce clin d’œil. Il laisse faire, et dès lors il nous semble décider, de manière
détournée, de se mesurer à Kubrick. Pourquoi pas après tout, parmi
les réalisateurs à succès contemporains Nolan est sans doute le
seul à pouvoir rivaliser avec le vieux Stanley sur le terrain de
l'intelligence. Seulement voilà, Nolan confirme ici son travers: il
est trop intelligent.
Plus précisément, il est d'une
intelligence trop froide, trop mathématique et, d'une certaine
manière, trop calculatrice. Parce que là où Interstellar
est un échec patent, c'est qu'il s'emploie sur le papier à poser la
question des limites de l'univers et des limites de l'humain, mais
qu'il se montre absolument incapable de transcendance. Quand on
cherche à aborder un tel sujet, c'est embêtant.
Ce qui fait de 2001 un film
toujours indépassable, c'est qu'il s'appuie sur un philosophe,
Nietzsche, et un sur un texte, Ainsi parlait Zarathoustra, qui
combinent une démarche intellectuelle et une démarche poétique.
Dès lors, Kubrick ne s'encombre jamais de questions techniques ou
scientifiques (malgré un travail de recherche phénoménal qu'il a
l'élégance de ne pas mettre en avant), puisque tel n'est pas son
sujet. Ce qui le fascine, et le spectateur à sa suite, c'est la
question pour ainsi dire du dépassement de l'humain par l'humain, et
de ce qu'il y après la Limite. Le résultat est un film qui n'est
pas difficile à comprendre au sens premier du terme, puisqu'il ne
nous donne jamais les outils scientifiques qui permettraient
d'appliquer à son visionnage un questionnement concret. Il est
au-delà de la technique, dans la métaphysique1.
Soit l'exact opposé d'Interstellar,
qui se gargarise régulièrement de pseudo-considérations
scientifiques de haut vol n'ayant d'autre objectif que d'en imposer au spectateur qui, à moins d'être physicien, se retrouve souvent paumé dans les
conversations tenues entre les personnages (ce qui a pour effet pervers de le placer en position d'infériorité par rapport au film, et de le rendre dès lors moins prompt à la critique puisqu'on n'ose jamais trop remettre en cause des propos dont on sait qu'ils nous dépassent). Qui plus est c'est fait de manière
assez malhonnête (d'accord on cause de la relativité du temps et de
tout ce genre de choses, mais si on veut être dans le réalisme où
sont les longues scènes de calcul qui devraient occuper la majorité
du voyage interstellaire des spationautes?).
Cela aboutit à un résultat sans
appel: la fin d'Interstellar incarne l'échec de Nolan à faire de son cinéma un voyage en ce qu'elle est un retour à l'ordre
d'une lourdeur sans fin, alors que Kubrick parvient avec une maestria
bouleversante à mener le spectateur au-delà des limites du connu et
de l'envisageable.
Dès lors il nous semble que l'échec
esthétique et intellectuel (par malhonnêteté, d'où notre irritation) d'Interstellar
prend la forme de la faiblesse de Nolan: en choisissant de se placer
dans l'intellect, il se dégage de l'émotion. Non pas l'émotion qui
consiste à pleurer devant une scène attendrissante, mais l'émotion
cinématographique qui survient lorsque soudain le spectateur est
amené à entrer dans un univers insoupçonné. C'est l'effet que
procure 2001 en ce qu'il demeure une expérience unique qui
donne l'impression de sortir de soi, ou plutôt d'outrepasser les
limites de soi, de ce par quoi l'on se pensait apte à être ému. Là où Nolan intime au public l'ordre de rester à sa place, de regarder et de laisser les grandes personnes parler et filmer, Kubrick montre au spectateur, en l'invitant au voyage, qu'il a de quoi plonger au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau, et de la sorte il le libère des limites esthétiques que le cinéma de masses lui a imposées à son insu. La transcendance, encore et toujours.
En fait le principe même de
l'exploration de l'espace peut reposer sur deux finalités: soit une
finalité d'ordre politique, celle d'en imposer au voisin et de
prendre en quelque sorte le contrôle de l'inaccessible, soit une
finalité aventureuse et métaphysique, qui repose sur le désir d'aller
prendre les mesures de ce qui est prétendument infini. La démarche
cinématographique de Nolan le rapproche clairement plus du camp des
stratèges que de celui des explorateurs.
Entendons-nous bien : le fait
qu'il se place constamment sur le terrain de l'intellect n'est pas
gênant en soi, et notre amour pour cette grande œuvre de réflexion
qu'est the Dark knight demeure (précisément parce que
l'objet de Nolan était dans ce cas détaché de toute ambition
transcendantale puisqu'il s'agissait d'ancrer dans un univers de
super-héros aux profonds accents de réel une réflexion politique sur l'administration des
masses). Là où c'est gênant c'est quand il décide d'avoir des
prétentions qui le dépassent, au point qu'il n'ose les assumer
franchement. Et c'est bien le cas dans une dernière partie qui
ressemble à un soufflé au pet scientifico-humaniste où l'on sent
qu'il aimerait pouvoir chanter avec les sphères, mais que le
lâcher-prise que cela nécessiterait lui fait horreur.
Dans le feu de l'action et pour être
un peu vachard, on pourrait donc dire que si Nolan a un cerveau en
parfait état de marche, il lui manque encore une âme. Et comme on a
ici pour principe d'inciter à aller du côté des belles choses,
(re)voyez donc 2001, l'Odyssée de l'espace. A priori il
restera encore indéboulonnable pendant quelques temps.
N.B. : Ceci était billet écrit dans le feu
de l'action, le feu ça aveugle, il est fort possible que nous nous
trompions du tout au tout sur les ambitions de Nolan. En revanche
cette idée d'une œuvre s'attachant à visiter l'interstellaire sans
enlever ses pantoufles nous dérange de manière sûre.
P.S.: Ah si il y a quand même un truc bien avec ce film: toute cette poussière donne furieusement envie de réécouter le grand Dust Bowl Ballads de Woody Guthrie.
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1
Ce qui peut certes le rendre difficile à appréhender, mais alors
là on en revient à la question du voyage sans carte que nous
évoquions dans notre précédent billet.