dimanche 10 octobre 2010

Bertrand Belin

Jusque là je n'ai parlé ici que d'œuvres finies que l’on peut à peu près circonscrire, et vis-à-vis desquelles on peut prendre la distance de l'historien, ce qui permet de surcroît de fumer la pipe et de porter des vestes en velours côtelé (avec des pièces de cuir au coude, bien évidemment). Et c'est bien joli mais ça nous coupe un tantinet du monde des vivants. C’est dommage, et il faut y remédier, d'autant plus qu'il y a, parmi les vivants, des êtres qui le sont plus que d'autres. C'est le cas de Bertrand Belin.


Cela fait à peu près un mois qu’est sorti Hypernuit, le troisième album de Bertrand Belin, mais certains citoyens ont passé l’été à écouter les rares morceaux qui filtraient dudit disque, en se disant « Si l’album est à la hauteur, bon sang, ça va envoyer du bois !» Et ça en envoie. Ô combien. Et du bois précieux. 

Si l’on veut commencer par le début, ce qui se fait, Bertrand Belin a sorti son premier album (éponyme) en 2005. Ce qui est frappant avec ce coup d’essai, c’est qu’il ne ressemble précisément pas à un essai, dans le sens où il ne joue pas sur la juvénilité ou les failles. Le son est déjà présent, léché, réfléchi, on ne sent pas de coups d’yeux sur les côtés, ni de volonté de rendre aux pères ce qui leur est dû. On a le sentiment d’écouter quelqu’un qui marche depuis longtemps déjà[1] et qui sait où il va, et surtout comment il veut y aller. Mais cette détermination n’est pas sculptée dans le marbre ; il est ici question de voyages, souvent, d’amours heureuses ou tristes, la plupart du temps, et de vin, beaucoup. Le vin et ses nombreux visages : celui de la jouissance (« Amoureux fou»), celui d’une invitation au départ (« Porto »), celui d’un enlisement dans la lourdeur de l’âge adulte vu par le regard d’un enfant (« Madeleine ») ou celui de la violence amère de l’échec (le très nerveux et sec « T’as l’vin, t’as pas l’vin », qui commence par « T’as l’vin, t’as pas l’vin / Dis-moi ou je te saigne », ce qui en terme d’entrée en matière percutante se pose là). L’album est sanguin, vivant, il a une tonalité sensuelle très forte. Très lumineuse aussi, avec l’idée d’un bonheur possible, perdu ou accessible encore. La musique apparaît déjà comme le fruit d’un travail considérable, ce qui donne lieu à des petits bijoux d’arrangement, comme avec « Le colosse » par exemple. Quant aux paroles, elles ne cherchent pas l’universalité, mais ne l’en atteignent que mieux, en agissant comme autant de plans serrés qui parviennent, à partir du détail, à révéler l’essence d’un visage ou un corps, et d’une âme. Comme si l'infiniment petit était la porte vers l’infiniment grand.

Je disais plus haut que ce premier album ne ressemblait pas à une maladroite perte de virginité, mais à l’écoute du deuxième album l’on s’aperçoit que ce jugement était hâtif. Il s’avère avec La Perdue (2007) que Bertrand Belin en a en fait tellement sous la semelle que ce qui nous semblait être un solide premier effort n’était en réalité qu’un honorable  premier pas (ce qui n’enlève bien sûr rien à sa valeur). Disons que si l’on avait tendance à conseiller Bertrand Belin en disant « Tu vas voir, c’est vraiment sympa !», on parle de La Perdue de manière plus émue, voire grave, en disant que là, quelque chose est en train de prendre forme et qu’il serait dommage de passer à côté. L’évolution est saisissante, et l’on ne sait par quel bout la prendre. Alors commençons par les textes ; prenons le morceau d’ouverture, « Le trou dans ta poitrine », qui révèle tout ce qui peut se tramer de malsain dans l’attirance et la séduction: « Le trou dans ta poitrine / Mes tigres s’y élancent / Ils auront senti dans le vent, le bon moment (…)/ Mes tigres s’y élancent, / Bien assurés qu’en place de chance, / La bête est déjà blessée… / Moi, odieux ? que veux-tu / Tout s’abîme / Toi aussi tu veux, tu veux / tu t’abîmes ». Arriver à se faire rencontrer en quelques mots un sens du poétique si personnel et aguerri et une telle lucidité, taquinant par conséquent la cruauté… Cela mérite son chapeau bas, et l’évocation du nom de Dominique A (ne nous-en faisons pas, les journalistes s’en chargent).


Si la lecture du livret du premier album était plaisante, celle des paroles de La Perdue s’avère fascinante ; c’est la découverte qu’entre l’écrit et le chanté le texte peut prendre plusieurs visages, et davantage encore de sens : « À l’assaut du village, l’eau même se lance. / Retranchant d’un coup : mains, visages… » (« Au cœur des astres », sorte d’apothéose progressive qui donnerait un coup de fouet au dernier des dépressifs). Plus globalement, l’écriture des textes évolue vers de nouveaux horizons, plus elliptiques, qui rendent l’ensemble peut-être moins intelligible de prime abord, mais bien plus riche et intrigant à mesure que l’on apprivoise l’ensemble. Pour ce qui est de la musique, les arrangements s’enrichissent, s’ouvrent à une forme de lyrisme proche parfois de l’emphase sans jamais tomber dans la lourdeur (autant dire tout de suite qu’on songe à plusieurs reprises à un Sufjan Stevens qui irait au nerf et ne chercherait pas à faire son intéressant ; un Sufjan Stevens en mieux, en somme), et puis se montrent soudain capables d’une discrétion et d’une subtilité proprement délectables. L’évolution d’ensemble est visible à la pochette même : celle du premier album nous montrait le visage de Bertrand Belin, le regard un peu fuyant, un léger sourire aux lèvres ; celle de La Perdue met en scène un homme entier qui se tient droit et regarde le spectateur dans les yeux. C’est la nuit mais il y a une lumière éclatante qui émane d’on ne sait quoi; en arrière-plan des gens s’intéressent à des dessins sur une large bâche blanche, bâche sur laquelle est campé Bertrand Belin, qui regarde droit devant lui.

En 2009, Bertrand Belin participe au livre-disque collectif Fantaisies littéraires, qui propose à différents chanteurs français de mettre en musique des passages de romans contemporains. Il se détache du lot en choisissant un texte (extrait de Cendrillon, d’Eric Reinhardt) qui lui permet de faire s’épanouir un allant classieux et galvanisant dans un recueil qui a plutôt tendance à tirer vers le sombre (exemples de titres : « On attend quelqu’un qui ne viendra pas », « Personne ne rêve », « Suicide »…). L’idée point alors que, même sans chercher à le comparer à ses contemporains, Bertrand Belin pratique une chanson qui ne peut pas être rattachée à un courant en particulier, ni à une école. C’est du Bertrand Belin, voilà. 

Et puis il y a également le côté homme de scène. Il avait livré voici quelques années une véritable performance lors d’une première partie de Dominique A. Quand la lumière s’était éteinte et qu’il était entré, seul, sur scène, personne ne l’avait remarqué. Les spectateurs poursuivaient leurs discussions, non par mépris, simplement ils ne l’avaient pas vu. Il s’était alors mis au micro, avait lancé à la guitare sa rythmique si particulière et puis il avait chanté de sa voix chaude. Le public se laissait doucement séduire quand soudain Bertrand Belin se mit à se déchaîner sur sa guitare, parvenant à allier un sens de la mélodie à une intensité - voire une violence - du jeu qui a laissé la salle entière K.O. Dès la première chanson il était parvenu à faire du public un allié, et la demi-heure qu’il a passée seul sur scène a été d’un bloc, sans temps mort. À la fin plus personne ne voulait le voir quitter la scène. Chacun a connu la banale douleur de premières parties ratées ; une telle prestation fait alors figure de baleine blanche.

Et puis voilà, Hypernuit est paru, un album qui enchaîne les morceaux de bravoure, tour à tour ombrageux et lumineux, fouillé et creusé jusqu’à l’os, en deux mots incroyablement complet et dense. Bertrand Belin continue à prendre de l’assurance dans la pratique de son art, au point qu’il lui est arrivé pour cet album de se mettre devant le micro sans avoir écrit de paroles au préalable, avec une idée d’atmosphère en tête. Il s’est fait confiance, et on ne saurait trop l’en remercier. L’ellipse est plus que jamais présente dans les textes de cet album, mais elle ouvre les portes vers des possibilités interprétatives d’une richesse rare. Si l'on prend pour exemple « Tout a changé », on est face à une histoire avec très peu d'éléments: un retour inattendu, quelqu'un qui espère que les choses ont changé, le/la revenant(e) qui dit que non, une mare comblée, une cave vide, voilà à peu près tout. Pourquoi avoir comblé la mare? Parce qu'elle rappelle un mauvais souvenir? Parce que quelqu'un s'y est noyé? Un suicide? Un meurtre? Celui ou celle qui revient revient-il/elle de prison? Et la cave vidée, qu'y avait-il dedans? Les bouteilles d'un parent alcoolique? Celui qui est mort? On est encore loin d'avoir épuisé toutes les possibilités d'un tel texte. Quant à la musique, si elle semble ici viser l’épure, elle est rendue véritablement obsédante par l’ingéniosité et l’efficacité des arrangements (les guitares d'abord presque désaccordées d' « Avant les forêts », et qui finissent par s'envoler dans des accords d'une rare fluidité). « Obsédant », le mot est lancé: on ne se débarrasse pas facilement d’un album comme Hypernuit, il nous hante, on y retourne, et on le redécouvre à chaque fois. "Un jour arrivera où nous arriverons" répète «La Chaleur »; peut-être, mais on n'est pas vraiment pressés; en attendant, "Courage, avançons", conclut cet album; c'est bien ce que fait Bertrand Belin.

Dans un entretien récent (lisible ici), Bertrand Belin se dit passionné d'archéologie ; à la réflexion on se dit que tout concorde. Ceux qui cherchent à masquer leur vide intérieur mettent le peu qu'ils ont en avant et font tout pour attirer l’attention dessus. Bertrand Belin, lui, cache les choses. Il  laisse planer un soupçon sur elles, donne parfois de légères indications. Mais c’est à l'auditeur que revient ensuite le devoir de plonger, d'aller fouiller dans les constructions étranges que sont ses chansons, et de trouver à l'intérieur la beauté et la poésie. Oui, il y a une démarche à faire. Rien n’est donné de prime abord, et c'est rare. C’est rare parce que c’est courageux. C'est rare qu'un chanteur nous propose de le suivre sans nous dire pour autant par où passer, qu’il laisse une marge de manœuvre à son destinataire.

J’avais promis dans le préambule de ce blog de ne pas trop la ramener sur l'art. Mais force est de le constater : Bertrand Belin est un artiste, c'est à dire un homme profondément libre qui sait plier le(s) langage(s) à sa volonté, et qui évolue dans une sorte de dimension parallèle, se rendant inaccessible à toutes les médiocrités qui rodent autour de nous en espérant constamment nous enlever morceau par morceau le peu d'âme qui nous reste. Par ses chansons, Bertrand Belin nous donne avec beaucoup de discrétion l'envie de nous hisser vers le haut. On appelle ça l'élégance.


[1] ce qui est le cas puisque Bertrand Belin a alors une quinzaine d’années d’expérience au sein de différents groupes et pour divers chanteurs.

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