lundi 7 février 2011

Fear X

« Ce n'est pas un film comme les autres. Ça c'est certain. »
                                                   John Turturro

Tu l'as dit, bouffi.

Fear X est sorti sur les écrans français sous le titre d’Inside job, mais outre le fait que donner un titre anglais à un film déjà pourvu d’un titre anglais est une chose assez ridicule, Fear X  est un titre plus plaisant, qui laisse plus de liberté au spectateur (et il en a bien besoin, le bougre), et qui a une histoire plus intéressante : il n’a aucune signification en soi, ses scénaristes se sont simplement dit que le mot "fear" rendrait bien, et puis l’un d’entre eux a eu l’idée d’ajouter "X", et voilà. Nous parlerons donc de Fear X, mais si par bonheur l’envie vous prend de trouver ce film en France, il faudra chercher du côté d’Inside job. Fin d’un préambule assez longuet, début des choses intéressantes.


Contextualisons un brin : au début des années 2000, Nicolas Winding Refn est danois depuis environ 30 ans, et réalisateur depuis un peu moins longtemps. En deux films indépendants (Pusher et Bleeder), il a réussi à attirer sur lui l'attention de quelques personnes qui aiment bien le cinéma. Pour faire les choses simplement il décide que son prochain film se passera aux Etats-Unis et qu'il en cosignera le scénario avec le mythique écrivain Hubert Selby Jr, qu'il ne connaît ni d'Eve ni d'Adam. Sitôt dit, sitôt fait. Pour produire ce projet ambitieux Winding Refn met toutes ses billes dans l'affaire, qu'il parvient à monter en définissant un plan de travail ultra-serré et masochiste: il aura 28 jours de tournage, qu'il choisit en plus d'organiser de manière chronologique[1]. « Tu vøudråìs pås le tøurner les ÿeux båndés nøn plus ? » plaisantèrent sans doute quelques Danois[2]. Mais quand Nicolas Winding Refn dit, Nicolas Winding Refn fait. Le tournage fut cahoteux, entre incompréhensions initiales entre le réalisateur et son acteur principal (John Turturro), difficultés d’un jeune réalisateur européen à s’imposer auprès d’une équipe étrangère à ses méthodes, et finalement dépassement du budget qui entraîna la grève d’une partie de l’équipe technique qui n’avait pas été payée. Mais le film est bel et bien là et il mérite notre attention.


Son scénario a été écrit dans un état d’osmose entre ses deux co-auteurs, au point qu’à la fin ni l’un ni l’autre ne savait dire qui avait eu quelle idée. La riche idée de Winding Refn a été d’aller travailler avec Selby, auteur culte en Europe, et assez royalement ignoré aux Etats-Unis. On retrouve donc quelques repères selbiens (si tant est que ce qualificatif existe ; s’il n’existe pas, inventons-le) avec l’histoire de ce personnage prénommé Harry, travaillé par une obsession qui le mène au bord du gouffre. En l’occurrence, le film raconte la lutte d’Harry Caine, agent de sécurité dans un centre commercial, pour trouver l’identité de la personne qui vient de tuer sa femme et leur futur enfant. Harry n’est pas dirigé par un désir de vengeance, il cherche simplement à comprendre pourquoi quelqu’un lui a volé sa vie. Pour mener à bien cette quête obsessionnelle, Harry passe son temps libre à scruter les bandes de vidéosurveillance du centre commercial dans le parking duquel sa femme a été abattue, à faire des fiches sur les personnes qui lui semblent avoir un comportement suspect, à chercher à établir des liens entre les choses, en somme à donner une parole à ce qui en est dépourvu. Gombrowicz écrivait[3] qu’un récit policier était « un essai d’organiser le chaos » : l’intrigue de départ de Fear X ressemble alors à un matériau idéal. 


Seulement voilà, il faut voir qui l'on trouve à la tête de cette entreprise. D'un côté, un jeune réalisateur qui, sans faire de bruit, est en train de s'imposer comme une sorte de relève de  Kubrick[4]. De l'autre, un vieil écrivain qui a échappé cent fois à la mort[5] et qui a tué une bonne fois pour toute les supposées vertus de l’American Way of Life en posant une simple question: « Que se passe-t-il à l'intérieur? » L'espoir de suivre un thriller classique disparaît alors, mais pour laisser place à quelque chose d'autre. Au fond Fear X est un jeu de fausses pistes qui emprunte des allures de thriller, d’enquête policière, de drame intime, tout ça pour que le spectateur soit amené, comme il en a l’habitude, à se construire son propre film et à attendre la fin pour savoir s’il avait raison ou pas. Ce dispositif est classique, un film ne montre que ce qu’il veut bien montrer afin de ménager le suspense par exemple, ou de donner du rythme. Mais ici les choses sont différentes, il s’agit davantage d’une manière de prendre la mesure des limites de ce dispositif. Au fond n’importe quelle routine ménage des zones d’ombre, on ignore le fin mot de ce qui fait agir untel de telle manière. Winding Refn décide, peut-être par souci de réalisme, d’appliquer ce voile de mystère sur le spectacle cinématographique.


Fear X peut être donc vu comme plusieurs choses, parmi lesquelles une évocation à la fois subtile et puissante d’un deuil impossible. Ce film raconte avant tout l’histoire d’un homme qui ne peut pas abandonner le souvenir de l’absente, qui ne parvient pas à accepter une réalité qu’il fuit en se réfugiant dans les méandres de son cerveau. Lors d’une scène de rêve, Harry est dans un ascenseur avec sa femme. La porte de l’ascenseur s’ouvre sur une obscurité absolue. La femme disparaît dans l’ombre, Harry choisit de la suivre. Ou comment exprimer le fait que ce personnage en deuil, bien que vivant, est plus proche de la mort que de la vie. Ce faisant, Harry se montre également plus proche de l’inconnu et du mystère que du monde intelligible. Cette sorte de zone d’ombre est accentuée par un non-dit presque absolu qui fait que jamais le spectateur ne sait vraiment ce que pense Harry, ce qui lui fait faire une chose plutôt qu’une autre. Et c’est là ce qui nous semble le plus réussi dans ce film : mine de rien, il fait un enfant dans le dos du cinéma.


C'est-à-dire qu'il s'agit d'un film extrêmement cinématographique d'un point de vue technique, avec un sens de l'image et de la mise en scène aiguisé, une maîtrise de la création d'ambiance impressionnante, un acteur très doué ici impliqué à l'extrême, etc. Mais Winding Refn a le culot, ou la folie, de se servir de tous ces outils pour accomplir un geste contre-cinématographique, une rupture avec les accords tacites qui ont été passés entre le cinéma et le spectateur. Suivant le goût de Selby pour ce qui se passe à l'intérieur et pour l'obsession, Winding Refn décide de faire un film construit sur ce que le personnage principal a en tête, mais sans jamais le révéler au spectateur. On en a vu des films, et des réussis encore, où le personnage faisait quelque chose d’étrange, d’apparemment insensé : « Mais pourquoi ? », se demandait-on. C’est ici la même chose, mais la différence vient du fait que dans Fear X il n’y a pas cette scène finale où le personnage dit « C’est très simple… » et reconstitue le puzzle pour la plus grande satisfaction des spectateurs. Parce qu'il y a dans la vraie vie des circonstances dans lesquelles on ne sait pas pourquoi on agit comme on agit, peut-être. Ou peut-être parce que cette addiction à la paix de l’esprit qu’a le spectateur, comme d’autres sont dépendants à la paix du slip ou à celle de l’estomac, ne doit pas toujours être satisfaite, question d’hygiène. Là non plus, aucune explication ne sera donnée. Et c’est très bien comme ça.


Toujours est-il que dans Fear X, Winding Refn ne cesse de mettre en avant la distance qui existe, et qui perdurera, entre le spectateur et le personnage principal. Et il le fait de manière magistrale. Ainsi lors d'une scène où Harry se lance à la poursuite d'un voleur: la caméra le précède, la course commence, mais soudain Harry prend une autre direction. Plutôt que de faire corps avec lui, la caméra, comme prise de court, poursuit sur sa lancée, essayant de ne pas le perdre de vue et surtout de le rejoindre là où il va par un autre chemin. Mais quand elle arrive à cet endroit, Harry l'a distancée, il est déjà loin. Il y a de multiples scènes dans lesquelles Harry s'enfonce ainsi dans l'ombre, au propre comme au figuré, laissant le spectateur sur le carreau. Des scènes où il voit quelque chose là où le spectateur ne voit rien, où il est troublé par un élément imperceptible ou insignifiant, où il agit de manière incohérente. Toujours l'ombre de Selby plane sur ces instants, cette ombre qui nous dit que l'essence d'une personne est dans ce qu'elle cache, dans ce qu’elle a d’impénétrable. C'est ainsi qu'Harry échappe constamment au spectateur, à la caméra et au cinéma. 


Au fond, ce film est l'histoire d'un homme qui a tout perdu, ou plutôt à qui on a tout pris, et qui ne peut dès lors se raccrocher qu’à son imagination et à ses souvenirs, la seule vie intime qui lui reste. Sa survie passe par sa subjectivité, et va donc à l'encontre des intérêts du spectateur si le réalisateur décide d'être honnête. Et il l’est. 

Bien sûr il y a dans le film une enquête, des intrigues, des rebondissements, mais le mieux est de le voir sans trop en savoir. De toute façon quand bien même on l’a vu plusieurs fois, on est toujours distancié à un moment ou un autre par cette sorte de monstre cinématographique. 


Inutile de dire qu'une telle entreprise a été un échec public retentissant: le cinéma a beau être un art jeune, et donc en construction, on n'est pas encore prêts à le voir se faire démembrer par un blanc-bec danois. La maison de production de Winding Refn a fait faillite, lui-même a failli y rester. Seulement voilà, cet homme est doué. Très. Et après cet échec presque fatal il est parvenu à refaire surface en donnant deux suite à Pusher, son premier film devenu culte. Plus récemment, Winding Refn nous a livré deux grands films: Bronson et Valhalla rising. Ce qui donne envie de prendre les paris: dans... allez, quinze ans, quand tout le monde sera d'accord pour dire que Nicolas Winding Refn est un des meilleurs réalisateurs au monde, ceux-là même qui ont conspué Fear X y reviendront, et diront que c'est un chef-d'oeuvre. Et après tout il n'y a pas là de quoi s'étonner: de toute évidence, Fear X est un film largement en avance sur son art et sur son temps.




[1] Les scènes seront donc tournées dans leur ordre d’apparition dans le film, ce qui sous-entend des va-et-vient incessants et beaucoup de temps perdu à remettre en place ce qui avait été déplacé la veille
[2] Cette lamentable imitation de l’accent danois est offerte par la maison.
[3] Dans les notes préparatoires de son extra-bon Cosmos
[4] Même si dans le film présent il est précisément trop attaché à des références comme Kubrick ou Lynch, manie qu’il perdra heureusement par la suite.
[5] Selby avait cumulé les ennuis de santé et les mauvais traitements après une tuberculose qui lui avait fait perdre un poumon à 18 ans. Mais aux médecins qui venaient lui annoncer qu’il n’avait plus que deux jours à vivre, il répondait « Allez vous faire foutre, personne ne me dit ce que je dois faire ! ». C’est ainsi qu’il a survécu pendant plus de soixante ans par simple esprit de contradiction.

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