lundi 14 février 2011

Raymond Carver - Débutants

Avant tout un rapide préambule. Pour admettre que, médiatiquement parlant, Raymond Carver n'est pas un lapin de six semaines, et que la réédition de son travail par les éditions de l'Olivier a été tout de même bien couverte par les journaux et tout ce genre de bêtises. Seulement voilà, nous ne serons satisfaits que quand le nom et l'œuvre de Raymond Carver seront connus par chaque personne à qui l'idée de lire parfois un livre ne semble pas incongrue. 

 
D’entrée de jeu, nous avons fauté en parlant de "réédition". Car si l'œuvre de Carver était déjà parue sous maints formats jusqu'ici, jamais elle n'avait été publiée à proprement parler. "Ouhhh, que voilà un paradoxe mystérieux!" direz-vous si vous êtes du genre émotif. Alors voici l’histoire : il y a un boulot que personne ne souhaiterait à son pire ennemi, à savoir le sale travail d'"editor", comme ils disent là-bas. Un "editor", pour schématiser, c'est quelqu'un qui n'est pas assez doué pour écrire un livre, alors on lui file comme tâche de retoucher les écrits des autres pour les rendre plus vendeurs. Carver, comme tant d'autres, a vu ses écrits mutilés par un tâcheron dont nous ne citerons pas le nom ici et dont nous espérons qu'il est mort d'un rhume. Le mot "mutilé" n'est pas excessif, puisque c'est parfois 80% du texte d'origine qui avait été coupé. Mais fort heureusement, de braves âmes ont décidé de se replonger dans les manuscrits de Carver et de faire paraître enfin les nouvelles qu'il avait écrites telles qu’il les avait écrites. Le premier volume de cette intégrale s'appelle Débutants, et c'est une belle chose que cette cohérence-là.

Parler du travail de Ratmond Carver comme ça, de but en blanc, est une chose assez complexe, parce qu'il y a beaucoup de choses à dire. On ne voudrait pas non plus que ça soit le foutoir. Alors pour faire les présentations, utilisons un habile subterfuge en commençant par quelque chose qui n'a rien à voir. Voici un extrait du cultissime teen-movie de John Hughes, La folle journée de Ferris Bueller, qu’il n’y a qu’à regarder.


Le pourquoi de cette scène: déjà parce que c'est un beau moment de liberté et de poésie (dans une comédie très recommandable, au passage), mais surtout pour ses derniers instants. Le jeune homme qui regarde le tableau s'appelle Cameron. Avec son ami Ferris et la petite-amie de ce dernier, il fait l'école buissonnière et, après maintes péripéties, se retrouve au musée. Ces personnages sont des adolescents en train de devenir adultes, et donc de quitter pour toujours le monde de l'enfance. Et John Hughes a une idée de génie pour exprimer ce sentiment sans les mots: Cameron regarde une peinture assez simple au fond, une scène au bord de l’eau, des personnes qui se promènent, etc. Mais à mesure qu'il observe la toile, il s'aperçoit que ce qui lui semblait simple de prime abord est en fait extrêmement complexe, jusqu'à devenir proprement illisible. Et voilà, tout est dit: Cameron se rend compte que le monde tel qu'il le voyait avec des yeux d'enfants et d'adolescent, un monde simple et rangé, est en fait une sorte d'abîme de complexité, et il semble pris de vertige devant cette prise de conscience qui vient avec l’âge.

La littérature de Raymond Carver peut être rapprochée de ce sentiment: elle parle d’individus lambda, à qui il arrive des histoires plus ou moins banales, qui entraînent des réactions diverses, et au fond tout cela semblerait simple, vu de l'extérieur. Mais Carver parvient à montrer à quel point chaque micro-événement peut être porteur en soi de toutes les joies et de toutes les peines de l'humanité. Il raconte les histoires de "petites gens", comme le dit l'expression condescendante, mais en parvenant à montrer que chez l'humain aussi l'infiniment petit cache l'infiniment grand. Il saisit alors ces moments fugaces où l'on bascule de l'un à l'autre, où un immense tumulte intérieur se produit sans que rien ne soit visible à la surface.

            « J'ai dit, « Bonne nuit, Sam.
            - Bonne nuit, Nancy, il a dit. Écoute. » Il a arrêté de mâchouiller ce qu'il mâchouillait, et l'a poussé du bout de la langue derrière sa lèvre inférieure. « Dis-lui bonjour de ma part, à ce vieux Cliff. »
            J'ai dit, « Entendu, Sam. Je lui dirai que tu lui dis bonjour. »
            Il a approuvé de la tête. Il a passé la main à travers sa chevelure argentée comme s'il s'agissait de la plaquer une bonne fois. « Bonne nuit, Nancy. »
            Je suis repassée par devant chez eux et j'ai longé le trottoir. Je me suis arrêtée une minute la main sur le portail. Et retournée pour regarder les alentours endormis. Je ne sais pas pourquoi mais je me suis soudain sentie loin, très loin de tous ceux que j'avais connus et aimés dans ma jeunesse. Ils me manquaient. L'espace d'une minute j'aurais voulu pouvoir retourner à cette époque. Et puis avec ma pensée suivante j'ai clairement compris que cela ne m'était pas possible. Non. Mais je me suis rendu compte que ma vie ne ressemblait pas, il s'en fallait de beaucoup, à la vie que je m'étais imaginée quand j'étais jeune et que j'envisageais ce qui m'attendait. Je ne me rappelais plus à présent ce que j'avais voulu faire de ma vie, à l'époque, mais comme les autres j'avais eu des projets. Cliff était quelqu'un qui avait eu des projets lui aussi et c'est ainsi qu'on s'était connus et c'est pour ça qu'on était restés ensemble.[1] »

Profitons déjà de ce paragraphe pour souligner un point: Carver a une capacité finalement assez rare à faire exister des personnages féminins en les débarrassant de tout cliché. Très régulièrement, que ce soit en littérature ou au cinéma, il n'y a de personnages féminins qu'en contrepoint des personnages masculins. Dès lors, un personnage féminin suffit pour quatre ou cinq personnages masculins, et le personnage féminin a essentiellement pour rôle de penser aux personnages masculins, de parler d’eux afin de les faire exister dans une autre dimension. Bien souvent, ça s'arrête là. Carver échappe à ce constat global[2], on serait même tenté de dire que ses personnages les plus marquants sont des personnages féminins. Peut-être parce que les femmes chez Carver ont une vie intérieure et une capacité à la verbaliser plus riches. Peut-être aussi parce qu’elles semblent plus aptes à échapper à une sorte d'hystérie sourde et galopante qui empêche les gens, au sens large, de prendre véritablement conscience des choses.

Au fond, les personnages de Carver, et les femmes en premier lieu, sont souvent caractérisés par une profonde mélancolie, mais une mélancolie hors du quotidien, presque sublimée. Tout se passe comme si l'apocalypse avait eu lieu, une apocalypse silencieuse que rien ne laisse deviner. Tout se passe comme si les personnages avaient l'intuition qu'une barrière avait été franchie, que l'ère de l'humanité conquérante était révolue, et qu'il leur restait maintenant à vivre. Et que c'est à la fois terriblement simple et profondément compliqué. Les personnages de Carver sont caractérisés par leur fragilité, qui est presque une instabilité. Ils semblent ne plus pouvoir prendre de décision réfléchie. Ils reçoivent les événements comme autant de coups qui les déstabilisent et doivent ensuite se débrouiller seuls dans un monde où les lumières qui nous guidaient ont disparu.

« Deux choses sont certaines: 1) les gens ont cessé de s'en faire pour ce qui arrive à autrui, et 2) rien ne change plus rien à rien désormais. Regardez ce qui s'est passé. Pourtant rien ne changera pour Stuart et moi. Ne changera pour de bon, je veux dire. Nous vieillirons tous les deux, on le voit déjà à notre visage, dans le miroir de la salle de bain par exemple, le matin quand nous faisons notre toilette en même temps. Et un certain nombre de choses changeront autour de nous, deviendront plus faciles ou plus difficiles, soit l'un soit l'autre, mais rien ne changera jamais pour de bon. Ça j'en suis convaincue. Nous avons pris des décisions, nos vies ont été mises en mouvement, et elles se poursuivront, se perpétueront, jusqu'à ce qu'elles s'arrêtent. Mais si cela est vrai, que faut-il en conclure? Je veux dire, si c'est ce que l'on croit mais qu'on le cache jusqu'au jour où il se passe quelque chose qui devrait amener un changement et qu'on s'aperçoit qu'en définitive rien ne changera. Que faut-il en conclure? Entre temps, les gens qui nous entourent continuent à parler  et à agir comme si on était la même personne qu'hier matin, ou hier soir, ou cinq minutes plus tôt, alors qu'en réalité on traverse une crise, on a l'impression que notre cœur a été abîmé...[3] »

Les passages cités jusqu'ici peuvent laisser penser qu'on ne rigole pas beaucoup chez Carver. Ce n'est pas complètement faux, mais il y a une nuance de taille: Carver ne donne pas gratuitement dans le désespoir ou la noirceur. Déjà parce qu’il ne s’agit pas d’une pose littéraire. Carver n’a pas appris la souffrance dans un cours de "creative writing" à Stanford, tout cela est empirique et la littérature a fini par s’imposer à lui comme une réponse à des questions de vie ou de mort. Et puis Carver a aussi la capacité à puiser dans le malheur pour en faire ressortir de la beauté, il parvient parfois en une fraction de secondes à faire remonter à la surface l'immense humanité que peut cacher en lui quelqu'un qui agit comme le dernier des salauds. Au fond il n'y a pas de bons ou de méchants chez Carver, il y a simplement des êtres plus ou moins résistants au poids du monde. Surtout, et c'est peut-être là le plus important, il y a des personnages que l'auteur a envie de sauver, quoi qu'il arrive. Le regard qu'il porte sur eux est compréhensif, profondément bienveillant, et c'est là ce qui change tout: avec Carver, on comprend que le dernier des salauds pourrait être sauvé s'il pouvait être vu à travers les yeux de quelqu'un qui l'aime. Pas de jugement absolu, simplement le sentiment que personne ne peut sciemment décider de faire du mal à quelqu'un d'autre. Non pas que le libre arbitre n'existe pas, mais le poids d'un monde sans lumière est plus fort que des personnages perdus et désarmés.

Derrière tout ça se cache en fait une grande force intérieure. Même si les personnages sont pris dans le mouvement de la routine, dans l'absurde de la vie et dans l'aliénation, l'espoir demeure, inentamé. L'espoir qu'au fond d'elles, les personnes les plus usées peuvent encore avoir de la compassion pour les autres. La certitude qu'il est faux de penser qu'on peut réduire à néant l'humanité qu'on a en soi, et qu’en vérité c'est une source parfois oubliée, mais intarissable. Lorsqu'un personnage dit « Je me sens épouvantablement mal de tout et du reste. »[4] surgit la conscience que précisément tout n'est pas dans "tout", qu'au-delà de ce qu'on englobe dans cette appellation il y a ces choses que l'on ne peut ou veut pas exprimer, qui nous dépassent. Ces choses pourraient nous écraser si l'on choisissait de les regarder en face, des sortes d'ombres fantomatiques qui flottent comme autant de menaces, mais que l'on ne peut nier de bonne foi si l'on veut pouvoir affirmer avoir une âme. Mais ces choses qui nous dépassent sont aussi des capacités intérieures qui sont noyées dans le flot des soucis quotidiens, auxquelles on ne pense plus à faire appel. Les personnages de Carver ne se regardent pas ressentir les choses, ils s'expriment car c'est pour eux une question de vie ou de mort. C'est une nécessité, un besoin vital pour pouvoir reprendre pied.

Il y a dans tout ça une forme de pureté absolue, une absence de cynisme qui agit comme un soulagement en même temps que comme une gifle. Des choses sombres et désagréables sont exprimées, mais pas pour racoler le lecteur. Simplement parce que ces choses existent et que, si elles ne sont pas dites, peut-être finira-t-on par en crever. Que les événements marquants soient banals ou extraordinaires, Carver traite toujours les choses par le biais de ses personnages, c'est le rapport des êtres au monde qui lui sert de prisme. Tout est traité à échelle humaine, Carver ne se situe pas à un autre niveau que ceux dont il parle, il s'accroche au noyau d'humanité que chacun porte en soi. De là vient l'émotion, on lit quelqu'un qui nous parle d'autres personnes, d'autres histoires, mais au fond on se sent profondément concerné par tout ça parce qu’à travers un ensemble de spécificités, Carver atteint l'universel. Par l’émotion qu’il révèle au cœur de chaque chose et de chaque sentiment, positif ou négatif, il atteint une forme de vérité rayonnante, rayonnante en ce qu’elle nous mène à une sorte d’acceptation qui n’est pas de la résignation, à une confiance en soi et en les autres. Cet aboutissement se fait parfois dans la douleur, mais si les prises de conscience poussaient dans le coton, ça se saurait. Et c’est bien de cela qu’il s’agit : lire Carver, c’est faire un pas vers une conscience accrue de la complexité du monde et de l’humain, et de l’étrange beauté qui pousse parfois sur ce terrain accidenté.

            « Terri dit que l'homme avec lequel elle vivait avant de vivre avec Herb l'aimait tant qu'il avait essayé de la tuer. Herb se mit à rire en l'entendant. Il fit une grimace. Terri le regarda. Puis elle dit, « Il m'a démolie, un soir, le dernier que nous ayons passé ensemble. Il m'a traînée par les chevilles tout autour du séjour sans arrêter de dire, « Tu vois pas que je t'aime? Je t'aime, salope. » Il n'a pas  arrêté de me traîner autour du séjour, ma tête se cognait aux meubles. » Elle nous regarda autour de la table puis regarda ses mains sur son verre.  « Qu'est-ce que tu fais d'un amour pareil? » dit-elle.[5] »


[1] p. 59, extrait de Tu veux que je te fasse voir quelque chose?
[2]  Constat forcément contestable mais réfléchissez-y deux secondes : avez-vous par exemple vu beaucoup de films où il y a autant de femmes que d'hommes parmi les personnages, et où les femmes parlent d'autre chose que d'hommes, de vêtements ou du petit dernier qui fait ses dents? Il y en a, bien sûr. « Il y a aussi des poissons volants, mais qui ne constituent pas la majorité du genre. »
[3] pp. 186-187, extrait de Toute cette eau si près de chez nous
[4] p. 38, dans Gloriette
[5] pp. 271-272, extrait de Débutants

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