vendredi 2 septembre 2016

Bertrand Tavernier - des Enfants gâtés

Des Enfants gâtés est un film "raté, parce qu'il n'a pas été tourné en état d'aventure". C'est du moins ce qu'en dit Bertrand Tavernier, qui l'a réalisé. Et alors on pourrait s'en tenir là et se dire que si le maître d’œuvre n'est pas content, inutile d'aller voir ça de plus près. Mais on y perdrait beaucoup. Bien sûr si on compare ce film avec une reconstitution historique comme Que la fête commence ou la transposition de Thompson dans une Afrique célinienne qu'est Coup de torchon, cette histoire de lutte de locataires et de relation amoureuse adultère tournée dans le Paris de la fin des années 70 semble un poil petit bras. Et puis ce titre, « des Enfants gâtés »: même si on ne sait toujours pas qui il évoque précisément, il y a un sentiment de regard dépréciatif. Ça ressemble presque à un réquisitoire. Mais c'est tout l'inverse et c'est plein de choses à la fois alors allons-y.


Des Enfants gâtés raconte l'histoire de Bernard (Michel Piccoli), un réalisateur qui loue pour quelques mois un appartement dans une tour qui vient de pousser pour pouvoir y vivre et travailler tranquillement (c'est à dire loin de femme et enfants) sur le scénario de son prochain film, qui lui donne bien du mal. Là il rencontre Anne (Christine Pascal), une jeune femme avec qui il entame une liaison. Et en toile de fond, le propriétaire de l'immeuble se comporte comme une merde avec ses locataires, qui s'organisent en comité pour pouvoir lui tenir tête.


D'entrée de jeu, le film évoque les temps qui changent: le vieux Paris disparaît sous les bulldozers pour laisser place à de grands ensembles et, dans une chanson de générique magistrale, Rochefort et Marielle chantent « Paris jadis » (que Jean-Roger Caussimon a écrit pour l'occasion), fausse rengaine nostalgique qui laisse bien vite comprendre que l'humeur n'est pas à la déploration vaine du "c'est plus comme avant".


Et néanmoins c'est effectivement plus comme avant, et c'est au fond cette évolution des mœurs qui fait un des intérêts majeurs du film. C'est plus comme avant parce que les rapports hommes-femmes évoluent, et ça va donner un tout autre tour à la liaison entre Bernard et Anne (qui n'échappe certes pas toujours au fantasme de l'homme d'âge mûr, mais attendez vous allez voir). Grâce à la présence de deux co-scénaristes femmes (Charlotte Dubreuil et Christine Pascal, qui joue donc sur deux fronts), le film révèle progressivement son vrai visage en actant la fin des rapports sentimentaux et sexuels à sens unique.
Sans être malveillant, Bernard se comporte avec Anne avec cette sorte de sérénité confortable d'amant/professeur qui constitue l'essence du fantasme qu'est la relation entre un homme d'âge mûr et une jeune femme (voire des rapports homme/femme jusqu'à la fin des années 60, à la grosse louche). Mais le rapport professoral va bientôt s'inverser: c'est Anne qui constituera le pôle autour duquel tourne le récit de cette liaison, et c'est Bernard qui va faire son apprentissage - au programme: étonnement, inadaptation et souffrance.


Sans chercher à le préserver, Anne lui révèle ses incohérences et ses lâchetés, que ce soit frontalement ou par l'exemple d'émancipation qu'elle incarne, et qui le laisse plus d'une fois sur le bord du chemin. Parce que mine de rien il y a des caractéristiques du personnage d'Anne qui, à l'époque, ont du mettre plus d'un spectateur mal à l'aise; par exemple son langage souvent cru et un monologue (qui a provoqué la fureur de plus d'un producteur d'après Tavernier) où elle raconte de manière frontale comment la connaissance de son propre corps et l'accès à l'orgasme ont eu quelque chose d'une lutte émancipatrice. Ce passage fait songer au ton de certains monologues de la Maman et la Putain, en plus lumineux peut-être, mais cette dualité est clairement présente ici dans le rapport qu'entretient Bernard avec sa femme, qu'il sanctifie en paroles mais méprise en actes, et Anne dont le rapport décomplexé et affirmé à la sexualité détonne et fait d'elle une sorte de pute, pour faire synthétique (et souvent on fait synthétique quand on se permet d'évaluer le rapport d'une femme à son corps et à sa sexualité, de ce côté-là ça n'a pas des masses changé). Mis face à sa malhonnêteté, Bernard apparaît plusieurs fois franchement minable, et jamais Anne ne sera la faire-valoir qui l'aidera à porter le poids de sa petitesse. Elle lui tend au contraire un miroir qui lui fait (partiellement) prendre conscience de sa lâcheté et le mène à évoluer. Enfin un peu. De manière périphérique. En transformant un personnage masculin en personnage féminin dans son scénario par exemple. Vient en tout cas l'idée qu'il y aura un après dans lequel le personnage ne pourra plus être un patriarche qui s'ignore.


Mais alors, on pourrait s'attendre à un film réquisitoire, ou à un film à thèse qui désignerait un personnage à la vindicte populaire pour se donner bonne conscience à peu de frais. Et ça n'est pas le cas (exception faite du personnage du propriétaire ; on reste dans les années 70 tout de même). Parce qu'il y a dans les rapports qu'entretiennent les personnages dans le film une sorte de conscience que la vie est un peu duraille, et que parfois ça nous mène à merder parce qu'on est faillible. Soit on décide d'être intégriste et de ne rien passer à personne, soit on essaye de faire autrement. Il y a une très belle scène de ce point de vue entre Anne et Marcel, un autre locataire de l'immeuble (joué par Gérard Jugnot dont c'est peut-être le plus beau rôle "dramatique", soit dit en passant; plus subtil que ceux qu'il se construira par la suite, si louables soient ses intentions). Scène que voici.


Cette capacité à montrer Marcel comme un pauvre type (au bas mot) puis à lui rendre aussitôt l'humanité qu'il aurait pu perdre est assez admirable; il y a bien sûr un travail de metteur en scène (et de compositeur, Philippe Sarde offrant ici une bande sonore parfaite, pour changer), mais en premier lieu il y a une idée finalement assez forte: ça n'est pas quand quelqu'un fait quelque chose de mal qu'on perçoit sa nature profonde; c'est après, quand il doit faire avec son erreur.

Il y a dans le deuxième temps de cette scène, sa partie plus figurative, quelque chose qui lorgne du côté du documentaire et qui se fond parfaitement dans la narration. C'est un autre point fort du film: il laisse à plusieurs reprise place à des séquences purement poétiques, ou à des scènes qui semblent (et sont sans doute) volées à la réalité, notamment quand on voit la femme de Bernard à l’œuvre dans son travail qui consiste à faire parler les enfants en difficulté, à leur faire verbaliser des choses qui pourraient les faire sortir d'eux-mêmes; ou encore quand l'intériorité d'un personnage est soudain dessinée via une échappée hors du récit dans laquelle une petite fille lit un poème. Ces scènes qui sortent de la narration apportent au film un supplément d'âme tout en restant à hauteur d'humain. Elles montrent aussi bien que d'autres scènes plus conventionnelles que, comme dirait l'autre, l'amour existe. Et ce en dépit des défauts des uns et des autres, malgré l'erreur plus ou moins inconsciente dans laquelle certains s'enferrent, et au milieu d'une réalité parfois froide comme la mort.


Ce qui achève de confirmer le sentiment qu'à partir d'un argument qui aurait pu laisser craindre bien des poncifs et des limites, Tavernier parvient à créer un film inspiré, humain, et mine de rien assez emballant. Peut-être bien qu'il se trompe en disant qu'il ne l'a pas tourné en état d'aventure d'ailleurs, et peut-être bien que la vraie aventure réside plus dans un récit réaliste perméable au documentaire et à la poésie que dans une reconstitution millimétrée. Ce qui est sûr c'est qu'il y a dans des Enfants gâtés du cœur et des aspirations, que c'est un film profondément humain et que même si ça n'est pas toujours rose, ça fait beaucoup de bien.

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