Des
Enfants gâtés est un film "raté, parce
qu'il n'a pas été tourné en état d'aventure". C'est du moins
ce qu'en dit Bertrand Tavernier, qui l'a réalisé. Et alors on
pourrait s'en tenir là et se dire que si le maître d’œuvre n'est
pas content, inutile d'aller voir ça de plus près. Mais on y perdrait
beaucoup. Bien sûr si on compare ce film avec une reconstitution
historique comme Que la fête commence ou la transposition de
Thompson dans une Afrique célinienne qu'est Coup de torchon,
cette histoire de lutte de locataires et de relation amoureuse
adultère tournée dans le Paris de la fin des années 70 semble un
poil petit bras. Et puis ce titre, « des Enfants gâtés »:
même si on ne sait toujours pas qui il évoque précisément, il y a
un sentiment de regard dépréciatif. Ça ressemble presque à un
réquisitoire. Mais c'est tout l'inverse et c'est plein de choses à
la fois alors allons-y.
Des
Enfants gâtés raconte l'histoire de Bernard
(Michel Piccoli), un réalisateur qui loue pour quelques mois un
appartement dans une tour qui vient de pousser pour pouvoir y vivre
et travailler tranquillement (c'est à dire loin de femme et enfants)
sur le scénario de son prochain film, qui lui donne bien du mal. Là
il rencontre Anne (Christine Pascal), une jeune femme avec qui il
entame une liaison. Et en toile de fond, le propriétaire de
l'immeuble se comporte comme une merde avec ses locataires, qui
s'organisent en comité pour pouvoir lui tenir tête.
D'entrée
de jeu, le film évoque les temps qui changent: le vieux Paris
disparaît sous les bulldozers pour laisser place à de grands
ensembles et, dans une chanson de générique magistrale, Rochefort
et Marielle chantent « Paris jadis » (que Jean-Roger
Caussimon a écrit pour l'occasion), fausse rengaine nostalgique qui
laisse bien vite comprendre que l'humeur n'est pas à la déploration
vaine du "c'est plus comme avant".
Et
néanmoins c'est effectivement plus comme avant, et c'est au fond
cette évolution des mœurs qui fait un des intérêts majeurs du
film. C'est plus comme avant parce que les rapports hommes-femmes
évoluent, et ça va donner un tout autre tour à la liaison entre
Bernard et Anne (qui n'échappe certes pas toujours au fantasme de
l'homme d'âge mûr, mais attendez vous allez voir). Grâce à la
présence de deux co-scénaristes femmes (Charlotte Dubreuil et
Christine Pascal, qui joue donc sur deux fronts), le film révèle
progressivement son vrai visage en actant la fin des rapports
sentimentaux et sexuels à sens unique.
Sans
être malveillant, Bernard se comporte avec Anne avec cette sorte de
sérénité confortable d'amant/professeur qui constitue l'essence du
fantasme qu'est la relation entre un homme d'âge mûr et une jeune
femme (voire des rapports homme/femme jusqu'à la fin des années 60,
à la grosse louche). Mais le rapport professoral va bientôt
s'inverser: c'est Anne qui constituera le pôle autour duquel tourne
le récit de cette liaison, et c'est Bernard qui va faire son
apprentissage - au programme: étonnement, inadaptation et
souffrance.
Sans
chercher à le préserver, Anne lui révèle ses incohérences et ses
lâchetés, que ce soit frontalement ou par l'exemple d'émancipation
qu'elle incarne, et qui le laisse plus d'une fois sur le bord du
chemin. Parce que mine de rien il y a des caractéristiques du
personnage d'Anne qui, à l'époque, ont du mettre plus d'un
spectateur mal à l'aise; par exemple son langage souvent cru et un
monologue (qui a provoqué la fureur de plus d'un producteur d'après
Tavernier) où elle raconte de manière frontale comment la
connaissance de son propre corps et l'accès à l'orgasme ont eu
quelque chose d'une lutte émancipatrice. Ce passage fait songer au
ton de certains monologues de la Maman et la Putain,
en plus lumineux peut-être, mais cette dualité est clairement
présente ici dans le rapport qu'entretient Bernard avec sa femme,
qu'il sanctifie en paroles mais méprise en actes, et Anne dont le
rapport décomplexé et affirmé à la sexualité détonne et fait
d'elle une sorte de pute, pour faire synthétique (et souvent on fait
synthétique quand on se permet d'évaluer le rapport d'une femme à son corps et à sa
sexualité, de ce côté-là ça n'a pas des masses changé). Mis face à sa malhonnêteté, Bernard apparaît
plusieurs fois franchement minable, et jamais Anne ne sera la
faire-valoir qui l'aidera à porter le poids de sa petitesse. Elle
lui tend au contraire un miroir qui lui fait (partiellement) prendre
conscience de sa lâcheté et le mène à évoluer. Enfin un peu. De
manière périphérique. En transformant un personnage masculin en
personnage féminin dans son scénario par exemple. Vient en tout cas
l'idée qu'il y aura un après dans lequel le personnage ne pourra
plus être un patriarche qui s'ignore.
Mais
alors, on pourrait s'attendre à un film réquisitoire, ou à un film
à thèse qui désignerait un personnage à la vindicte populaire
pour se donner bonne conscience à peu de frais. Et ça n'est pas le
cas (exception faite du personnage du propriétaire ; on reste
dans les années 70 tout de même). Parce qu'il y a dans les rapports
qu'entretiennent les personnages dans le film une sorte de conscience
que la vie est un peu duraille, et que parfois ça nous mène à
merder parce qu'on est faillible. Soit on décide d'être intégriste
et de ne rien passer à personne, soit on essaye de faire autrement.
Il y a une très belle scène de ce point de vue entre Anne et
Marcel, un autre locataire de l'immeuble (joué par Gérard Jugnot dont c'est
peut-être le plus beau rôle "dramatique", soit dit en
passant; plus subtil que ceux qu'il se construira par la suite, si
louables soient ses intentions). Scène que voici.
Cette
capacité à montrer Marcel comme un pauvre type (au bas mot) puis à
lui rendre aussitôt l'humanité qu'il aurait pu perdre est assez
admirable; il y a bien sûr un travail de metteur en scène (et de
compositeur, Philippe Sarde offrant ici une bande sonore parfaite,
pour changer), mais en premier lieu il y a une idée finalement assez
forte: ça n'est pas quand quelqu'un fait quelque chose de mal qu'on
perçoit sa nature profonde; c'est après, quand il doit faire avec
son erreur.
Il
y a dans le deuxième temps de cette scène, sa partie plus
figurative, quelque chose qui lorgne du côté du documentaire et qui
se fond parfaitement dans la narration. C'est un autre point fort du
film: il laisse à plusieurs reprise place à des séquences purement
poétiques, ou à des scènes qui semblent (et sont sans doute)
volées à la réalité, notamment quand on voit la femme de Bernard
à l’œuvre dans son travail qui consiste à faire parler les
enfants en difficulté, à leur faire verbaliser des choses qui
pourraient les faire sortir d'eux-mêmes; ou encore quand
l'intériorité d'un personnage est soudain dessinée via une
échappée hors du récit dans laquelle une petite fille lit un
poème. Ces scènes qui sortent de la narration apportent au film un
supplément d'âme tout en restant à hauteur d'humain. Elles
montrent aussi bien que d'autres scènes plus conventionnelles que,
comme dirait l'autre, l'amour existe. Et ce en dépit des défauts
des uns et des autres, malgré l'erreur plus ou moins inconsciente
dans laquelle certains s'enferrent, et au milieu d'une réalité
parfois froide comme la mort.
Ce
qui achève de confirmer le sentiment qu'à partir d'un argument qui
aurait pu laisser craindre bien des poncifs et des limites, Tavernier
parvient à créer un film inspiré, humain, et mine de rien assez
emballant. Peut-être bien qu'il se trompe en disant qu'il ne l'a pas
tourné en état d'aventure d'ailleurs, et peut-être bien que la
vraie aventure réside plus dans un récit réaliste perméable au
documentaire et à la poésie que dans une reconstitution
millimétrée. Ce qui est sûr c'est qu'il y a dans des Enfants
gâtés du cœur et des aspirations, que c'est un film
profondément humain et que même si ça n'est pas toujours rose, ça
fait beaucoup de bien.
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